Malela, Buata B. (2024). Les Voix de l’archipel. Une histoire littéraire des Comores. Paris :Hermann.


par Christophe Prémat, Université de Stockholm

Dans Les Voix de l’archipel, Buata B. Malela s’attelle à une entreprise audacieuse : offrir une histoire littéraire des Comores, un archipel à la croisée des cultures africaine, arabe, malgache et européenne. « En évoquant ainsi les fondements et les défis liés à l’histoire littéraire des Comores, il faut jeter des jalons d’une prospection approfondie des dimensions intérieure et extérieure du sujet à travers la palette de la poésie et de la prose francophones de l’archipel. Il faut plonger désormais dans cette analyse, afin de comprendre comment le sujet comorien s’exprime et évolue au sein de ces productions littéraires » (1) . À travers cet ouvrage, l’auteur interroge les contours d’une littérature marquée par l’oralité, les héritages coloniaux et les dynamiques identitaires. Ce livre, dense et novateur, s’inscrit dans une démarche à la fois historique, anthropologique et littéraire, dévoilant un pan méconnu de la francophonie insulaire. 

Dès l’introduction, Malela articule son propos autour du concept de l’imaginaire (2) , qu’il considère comme le lieu de l’expression des tensions entre l’oral et l’écrit, entre tradition et modernité. S’inspirant des travaux de Maurice Godelier (3) et de Patrick Chamoiseau (4) , il montre comment la littérature des Comores, bien qu’influencée par des modèles exogènes, reste profondément ancrée dans une oralité qui nourrit sa vitalité et sa singularité. En évoquant des notions comme « l’oraliture » (5) et la « phénoménologie du sujet comorien » (6) , l’auteur met en lumière la manière dont l’oralité structure non seulement les récits mais aussi la perception du monde des habitants de l’archipel. Ainsi, il évoque également la matrice mythologique qui structure ces récits récupérés dans la littérature à l’instar des peuplements Chiraz liés aux marchands perses de passage à Mayotte (7) . Cette matrice est exploitée dans certaines œuvres telles que La République des imberbes de Mohamed Toihiri (8) et Les berceuses assassines de Saïd-Ahmed Sast (9) .

Buata Malela dépasse une simple narration historique pour examiner comment la littérature des Comores dialogue avec ses multiples héritages (10) . L’accent mis sur l’oralité, par exemple, permet de valoriser des pratiques souvent marginalisées par la critique littéraire. En décrivant des genres oraux tels que les contes, les chants et les récits mythiques, il montre comment ceux-ci constituent une matrice culturelle qui irrigue aussi bien la poésie que la prose contemporaine. Cette attention à l’interaction entre oralité et écriture confère à l’ouvrage une profondeur rare. Cependant, l’ambition théorique de Malela peut parfois constituer une barrière pour les lecteurs moins familiers avec les concepts philosophiques et sociologiques mobilisés. Le style dense, truffé de références académiques, pourrait décourager un public non spécialisé, bien que l’auteur parvienne à conserver une certaine fluidité dans son écriture. Ce choix stylistique, s’il limite l’accessibilité de l’ouvrage, reflète néanmoins le sérieux de sa démarche et la volonté de situer la littérature comorienne dans un cadre critique rigoureux. L’un des points les plus convaincants de Les Voix de l’archipel réside dans son approche comparative.

Buata Malela n’hésite pas à mettre en relation la littérature comorienne avec d’autres littératures francophones, notamment celles des Antilles et de l’Afrique subsaharienne (11). En l’occurrence, il compare les recueils poétiques Black-Label de Léon Gontran Damas avec Requiem pour un nègre de Nassur Attoumani en évoquant la critique sociale liée à la « condition du sujet noir » (12). Cette mise en perspective enrichit la compréhension du lectorat, en soulignant les convergences et les divergences dans les stratégies narratives et les préoccupations esthétiques. Il montre ainsi que la littérature des Comores, bien que géographiquement périphérique, participe pleinement aux débats sur l’identité, la mémoire et la résistance culturelle qui traversent l’ensemble de la francophonie.

Le traitement des œuvres contemporaines, en particulier la poésie et la prose fictionnelle, illustre la capacité de cette littérature à interroger des enjeux politiques et sociaux complexes. Les textes étudiés, qu’ils soient de Nassuf Djailani (13), Ali Zamir (14) ou Salim Hatubou (15), témoignent d’une tension constante entre l’intime et le collectif, entre la quête de soi et les réalités socio-politiques de l’archipel. La poésie, notamment, apparaît comme un lieu privilégié pour explorer les blessures de l’histoire coloniale, les défis identitaires et les aspirations à une autonomie culturelle. En revanche, l’auteur montre que certaines œuvres récentes semblent sous-représentées, ce qui pourrait donner l’impression d’une histoire littéraire encore inachevée. En définitive, Les Voix de l’archipel est une contribution essentielle pour quiconque s’intéresse à la littérature francophone, aux dynamiques postcoloniales et à l’intersection entre oralité et écriture. Buata B. Malela poursuit ses recherches antérieures sur la pensée d’Édouard Glissant (16) avec cette idée de montrer comment l’histoire littéraire des Comores révèle un sujet collectif entre l’incertitude politique (qu’est-ce qui fait archipel) et la recherche d’une nouvelle esthétique littéraire (17).


Notes

1 Buata B. Malela, Les Voix de l’archipel. Une histoire littéraire des Comores, Paris, Hermann, 2024, p. 5.
2 Op. cit., p. 61.
3 Op. cit., p. 2.
4 Op. cit., p. 23.
5 Buata B. Malela, Les Voix de l’archipel. Une histoire littéraire des Comores, Paris, Hermann, 2024, p. 14.
6 Op. cit., p. 4.
7 Buata B. Malela, Les Voix de l’archipel. Une histoire littéraire des Comores, Paris, Hermann, 2024, p. 18.
8 Mohamed Toihiri, La République des imberbes, Paris, L’Harmattan, 2004.
9 Saïd-Ahmed Sast, Les berceuses assassines, Moroni, Komedit, 2007.
10 Buata B. Malela, Les Voix de l’archipel. Une histoire littéraire des Comores, Paris, Hermann, 2024, p. 35.
11 Op. cit., p. 59.
12 Op. cit., p. 62. Léon Gontran Damas, Black Label, Paris, Gallimard, 2011. Nassur Attoumani, Requiem pour un nègre, Libreville, éditions Ngo, 2015.
13 Nassuf Djailani, Comorian vertigo, Moroni, Komedit, 2023.
14 Ali Zamir, Mon étincelle, Paris, Le Tripode, 2017.
15 Salim Hatubou, Les démons de l’aube, Paris, L’Harmattan, 2006.
16 Buata B. Malela, Édouard Glissant, Du poète au penseur, Paris, éditions Hermann, 2020.
17 Buata B. Malela, Cynthia V. Parfait, Écrire le sujet du XXIe siècle. Le Regard des littératures francophones, Paris, Hermann, 2022.