Compte-rendu de lecture de Serghe Kéclard, février 2025
Une somme jubilatoire de connaissances sur la musique africaine
Étudier l’univers musical de l’Afrique, c’est traditionnellement se limiter à mettre en exergue le rythme et la polyrythmie en excluant, presque systématiquement, mélodie et harmonie du champ d’investigation. Et si on ne le fait que par habitude, ou par paresse intellectuelle liée aux préjugés solidement ancrés, le choix méthodologique trop tributaire du paradigme occidental rend bien souvent aveugle. Aveugle à la singularité, à la richesse de la musique africaine et aux raisons de son formidable rayonnement hors du continent.
Un résumé grossier ne saurait épuiser le vaste éventail ─ plus de 600 pages, en format 12 / 17 ─ des interrogations auxquelles Kofi Agawu, professeur spécialisé en sémiotique musicale et en ethnomusicologie, apporte brillantes réponses dans son ouvrage L’imagination africaine en musique traduit de l’anglais (2016) et publié aux éditions Philharmonie de Paris, en septembre 2020.
D’emblée, et ce, dès l’introduction, l’auteur règle la question du singulier ou du pluriel lorsqu’il s’agit de musique africaine, puisque, comme il le précise, « L’Afrique est immense, diverse et complexe.» Cependant, une telle diversité qui induit logiquement pour quiconque s’intéresse à la question, une « multiplicité des idiomes, des formes d’exécution et des fonctions sociales» n’exclut nullement unité et « profonde cohérence expressive». Aussi, Kofi Agawu n’hésite-t-il pas à déclarer d’emblée que : « […] parler de musique africaine au singulier n’est pas moins défendable que parler ─ avec toutes les précautions d’usage ─ de musique russe, américaine ou européenne ».
Ce ne seront pas moins de huit chapitres ─ musique et/en société ; les instruments en musique ; la langue et/en musique ; l’imagination rythmique; l’imagination mélodique ; l’imagination formelle ; l’harmonie, un faire simultané ; s’approprier la musique africaine ─ qui seront consacrés à l’idiosyncrasie d’une musique «profondément humaine» qui ne peut, selon l’auteur, s’appréhender si on occulte deux éléments constitutifs essentiels :
1 – Le concours de l’auditeur-danseur « la musique africaine reste par principe incomplète si elle ne bénéficie pas de la participation des auditeurs-danseurs…
2 – Le couple appel-réponse, soutenu du battement des mains, comme l’élément formel prééminent «l’appel-réponse […] le principe formel dominant de la musique africaine.»
Tout l’intérêt d’un tel ouvrage ne saurait se borner à nous renseigner (pour ceux ou celles qui l’ignoraient encore) sur ces deux éléments-clés, même s’ils demeurent inévitables pour saisir la quintessence de la musique africaine. On observe, en effet, au gré d’une lecture vagabonde, qu’exige presque un tel pavé d’érudition, des pauses durant lesquelles la jubilation intellectuelle se dispute au doute méthodique.
Que dire de cette remarque au chapitre Langue et/en Musique où l’auteur écrit : «Le mot est sens, magie, mystère et son ? Son alliance avec la musique, d’après Agawu, est « incontournable ». « Trois des nombreuses propriétés de la parole ont une place de choix dans la musique : hauteur, rythme et timbre ». Et la place de la langue ? Selon lui, la langue est fondement de la musique. Il reprend à son compte l’hypothèse d’un musicien écrivain camerounais, Francis Bebey : « On pourrait dire à la limite, que sans les langues africaines, il n’existerait pas de musique africaine ». Et cette question rhétorique qui affleure, immédiatement, dans mon esprit ! Le Bèlè de Martinique, le Gwoka de Guadeloupe, le Zouk de Kassav auraient-ils été possibles sans la langue créole (sans le Martiniquais et sans le Guadeloupéen) ?
Que dire aussi de cette observation qui met en lumière l’importance de la mélodie, traditionnellement sous-estimée, lorsqu’on fait référence à la musique africaine ? Alors vient l’occasion pour l’ethnomusicologue de battre en brèche, de démythifier au chapitre 5 ─ après nous avoir entretenu de l’imagination rythmique au chapitre précédent ─ l’idée selon laquelle tout ne serait que rythme sur le continent africain :« On s’est beaucoup penché sur les tambours africains, sur la complexité de leurs rythmes et de leurs polyrythmies, mais bien moins sur l’imagination mélodique ». Et d’ajouter, afin de faire taire toute objection qui viserait à minimiser l’apport déterminant de l’Afrique au monde en matière mélodique : « […] quiconque a entendu de grands chanteurs d’épopées maliens, gambiens ou de la république démocratique du Congo, des griots et griottes nigériens, sénégalais ou guinéens, ne peut douter de la capacité des musiciens africains à produire de manière tout à fait habituelle des structures mélodiques ambitieuses ».
Que dire, enfin, de ces interrogations, à nous lecteurs destinées, concernant le chanteur soliste et le destinataire de son chant ? Traditionnellement, l’interprète d’une chanson exécute sa prestation devant un auditoire, composé d’un seul individu ou de plusieurs, afin de le divertir. Et, par surcroît, il ou elle en attend reconnaissance sous forme d’applaudissements ou de rétribution financière.
Si une telle configuration se retrouve également en Afrique : «Partout en Afrique, chanter des histoires pour divertir un auditoire permet à des musiciens talentueux de donner vie à des récits où se révèlent certaines des qualités phonétiques de la langue.» la problématique du chant solo s’articule, néanmoins, bien différemment : « […] le chant soliste est fondamentalement dirigé vers l’intérieur, non vers l’extérieur. Contrairement à la parole dont l’énoncé est, par principe, adressé à l’autre dans l’attente d’une réponse (sauf cas de soliloque d’un fou), le chant est avant tout un message destiné à soi-même ; l’adresse à autrui n’est que secondaire ».
Bien d’autres problématiques ont, tout au long de la lecture de ce plaidoyer passionnant de Kofi Agawu, suscité chez moi curiosité et enthousiasme. Telle celle, au chapitre Harmonie, un faire simultané, qui, adossée à l’Ubuntu «Je suis puisque nous sommes», met en lumière le fait que chanter, danser sont, avant tout, actes communautaires : « Dans toute l’Afrique, des garçons et des filles, des hommes et des femmes chantent ensemble. C’est une habitude. Ils se plient aux routines, aux contraintes, aux règles ancestrales, ou plus récentes qui ont cours dans leurs communautés ».
Cependant, l’intérêt du chapitre ne s’arrête pas à ce simple constat. C’est en mettant l’accent sur un apparent paradoxe que toute la singularité de la musique africaine prend sa signification profonde : l’harmonie est un faire simultané. En d’autres termes, un chanteur ou une chanteuse peut donner l’impression de chanter en solo dans un groupe donné alors qu’il n’en est rien : « Certains chantent à une voix ─ non en solo mais à l’unisson, voire à l’unisson dupliqué à l’octave ─, d’autres à deux ou trois, et parfois il y a autant de voix qu’il y a de chanteurs. Ce faire simultané est la marque des communautés vivantes ; il montre le dynamisme de l’éthos communautaire ».
« S’approprier la musique africaine », c’est l’intitulé du chapitre qui clôt cette somme jubilatoire de connaissances sur la créativité noire. Occasion pour l’auteur, en évacuant toute polémique «aucun principe universel ne régit les pratiques d’appropriation pour l’ensemble de la musique africaine», d’évaluer la puissance de diffusion de la musique africaine puisqu’elle «a conservé une posture d’accommodation, sans jamais sacrifier sa singularité.» et de passer en revue ses zones de pénétration : « Au regard de la richesse et de la diversité des ressources musicales de l’Afrique, de l’ancienneté de ses échanges musicaux avec les cultures d’autres régions du monde (l’Europe, les Amériques, le Moyen-Orient, l’Inde et l’Indonésie) […] il n’est pas étonnant que la musique africaine soit devenue un phénomène planétaire au XXI e siècle ».
a) Que ce soit, en effet, la Caraïbe ou les Amériques « l’influence des minorités noires sur le paysage sonore de nombreuses nations, s’est révélée profonde ─ pensons à Cuba, au Brésil, à Haïti, à la Jamaïque ou aux États-Unis ».
b) Que ce soit l’Occident (l’Allemagne, La France, l’Italie…) l’appropriation de la musique africaine par des compositeurs de musique populaire voire de musique savante, ne souffre d’aucun doute « À ce jour, un assez grand nombre de compositeurs de musique savante occidentale s’est approprié de la musique africaine à différentes étapes de leurs carrières ».
Lorsque j’ajouterai, pour conclure, que cette somme jubilatoire de connaissances, comme j’ai surnommé L’imagination africaine en musique, gratifie le lecteur, la lectrice d’une riche iconographie en photos noir et blanc, de tableaux synoptiques d’une « centaine de morceaux formant une toile de fond sonore pour les idées explorées dans ce livre », des schémas explicatifs et enfin, de nombreuses grilles harmoniques ou d’accords, la restitution du parcours que j’ai effectué à travers ma lecture, demeurera malgré tout incomplète.
Les conseils d’utilisation du livre « Que faire de ce livre ? » confirment, s’il en était besoin, le parti-pris pédagogique de l’auteur. Ils démontrent à l’envi la vanité qui fut mienne de vouloir épuiser, à l’instar de la musique africaine, les ressources immenses peut-être infinies de cet ouvrage ambitieux.
C’est, en tous les cas, la meilleure coda que j’ai trouvée pour vous inciter à lire cette œuvre magistrale et inspirante qui met si bien en évidence les fécondes épousailles de la tradition et de l’innovation, du passé et du présent, sans cesse célébrées dans la musique africaine.