Par Serghe Kéclard, écrivain
Une étude sérieuse d’un phénomène musical, culturel, original et riche : enfin, un livre sur le Zouk, et pas n’importe quel ouvrage ! Celui d’un universitaire martiniquais qui estime que ce style musical populaire devait être étudié avec toute la rigueur scientifique que requiert sa richesse intrinsèque. L’intérêt du livre de Gérald Désert est, en effet, – et avant tout – de mettre l’accent de manière systémique sur un phénomène musical qui a marqué dans les années 80/90 et marque encore aujourd’hui, le paysage culturel des Antilles, dites françaises, (Guadeloupe, Martinique), des diasporas parisiennes et africaines, voire du « Tout-monde» : le zouk.
Quel(l)e musicien-n-e, quel(le) mélomane ne s’en réjouirait pas puisque, comme on le sait, c’est une création originale de peuples qui n’ont toujours pas fini de régler leurs comptes avec une histoire chahutée ? Et le mérite de l’auteur, ex-compositeur de zouk, (ne l’oublions pas !) c’est d’avoir mis en exergue la singularité d’une musique et d’une danse populaires qui, au même titre que la salsa, le reggae, le konpa, pour leurs aires culturelles respectives, constituent un ou deux des éléments identitaires forts de ces îles de la Caraïbe, que sont la Guadeloupe et la Martinique. Dans un opus de 163 pages, en format poche, Désert cherche à appréhender dans leur ensemble les enjeux du Zouk ; qu’ils soient liés à sa genèse, son interaction complexe avec son public de prédilection (guadeloupéen et martiniquais), l’usage exclusif qu’il fait du créole dans une forme de résistance, sa réception dans l’espace caribéen, français et international.
L’auteur essaie, d’une part, de démêler l’écheveau des dates d’émergence de cette musique et, de celui, non moins problématique, de sa paternité. Le zouk serait, en effet, de date relativement ancienne, puisque «le terme zouk apparaît pour la première fois en 1972, sur l’album d’Henri Guédon, produit chez CBS et intitulé Cosmo Zouk.» Surtout, comme le note Désert, « À l’origine, le mot zouk signifiait un événement festif musical réunissant les danseurs dans des paillotes…», et ce, comme le souligne Jocelyne Béroard, chanteuse du groupe Kassav : « à la Martinique depuis les années 60 et est arrivé à la Guadeloupe via les musiciens qui jouaient dans les deux îles.»
C’est en 1984, lors de l’enregistrement de l’album de Jacob. F. Desvarieux et Georges Décimus que la structure formelle du zouk est pratiquement fixée avec la complicité lumineuse de feu Patrick Saint-Eloi, chanteur à l’époque du groupe Kassav (c’est encore Jocelyne Béroard qui parle) : «Patrick a eu l’idée de leur suggérer la phrase “Zouk-la sé sel médikaman nou ni” qui a contribué à légitimer le nom zouk qu’utilisait le public de plus en plus pour parler de notre musique.» La bataille pour la paternité du zouk prend alors fin, puisque J. Béroard conclue ainsi: «C’est donc le public qui a nommé “ZOUK” cette musique que nous cherchions.»
D’autre part, Gérald Désert met l’accent sur la singularité de cette musique / danse : elle ne se conçoit que dans un échange, quoique ambivalent, avec les danseuses et les danseurs. Alors, pour étayer sa démonstration, il n’hésite pas un instant, tant l’exemple de Kassav est édifiant, à convoquer mysticisme et spiritualité :« C’est un rapport symbiotique qui relèverait d’une sensibilité extrasensorielle et que l’on pourrait rapprocher du réel merveilleux littéraire.» Occasion pour l’auteur de produire un long développement autour de la relation à l’esprit, au corps, à la sexualité «dans les cultures dominées ou coloniales (composites) comme la Martinique et la Guadeloupe», en leur reconnaissant, néanmoins, un double héritage – africain et européen – à propos du zouk. Zouk-béton, zouk-love ou ballade, autant de déclinaisons qui ne peuvent se comprendre, selon lui, véritablement, si on occulte les influences des musiques traditionnelles dans leur élaboration et leur caractérisation définitive (même si, comme il le remarque, diverses époques ou d’autres musiques comme le Konpa haïtien ou le Makossa camerounais, structurent la configuration du zouk) : «Cette démarche de stabilisation des influences rythmiques se verront confortée quand le mélange Ka (Guadeloupe) et Tibwa (bèlè, Martinique) apparaîtront clairement dans les jeux de batterie ou percussions des divers albums de zouk du groupe
Kassav.»
Tout l’intérêt du travail de Désert sur cette forme musicale populaire réside, également, dans le fait qu’il met en lumière le paradoxe étonnant suivant chez bon nombre de guadeloupéen-ne-s et martiniquais-e-s (de toute extraction sociale ou d’obédience politique) : lors d’une soirée, ils peuvent se délecter en couple d’un bon zouk et le moment d’après, le rejeter comme non-constitutif de leur identité profonde. Harry Diboula, chanteur et compositeur martiniquais de zouk à succès, cité par l’auteur, en fait l’amer constat: « Je fais du zouk, oui, c’est ma musique, c’est notre musique et ce n’est qu’en Martinique que cette musique est si méprisée. […] J’ai fait la remarque sur radio Apal, radio d’extrême gauche qui passe toutes les musiques populaires du monde sauf, notre zouk !! Trop populaire … donc méprisable !»
De plus, dans son analyse des représentations sociales du zouk, l’auteur, Gérald Désert, ne passe pas sous silence la place importante qu’accorde (ou qu’accordait) cette musique à la langue créole. Avec Kassav, l’idiome vernaculaire martiniquais (et guadeloupéen) devient, effectivement, bivalent puisqu’il est à la fois véhicule identitaire et arme de résistance. Dans des échanges par mail que l’auteur a eus avec Jocelyne Béroard, chanteuse vedette du groupe, on retiendra volontiers cette formule de gratitude de celle-ci à l’endroit de l’inventeur du zouk : «Kassav en retournant aux racines de nos musiques et en voulant sublimer le créole, effaçait toute éventuelle envie de compromis qui pouvait se présenter pour que je réussisse en musique à Paris. Je pouvais être moi et pas une pâle copie d’une autre.»
Cependant, la démarche initiée par «les démiurges» du zouk – qui avaient lancé le défi de ne chanter qu’en créole – n’a pas eu l’heur de plaire à tout le monde. D’autant plus qu’elle s’inscrivait dans une époque particulière, un contexte politique très marqué, comme le souligne Jacob Desvarieux : « En plein mouvements indépendantistes et identitaires, c’était une vraie démarche
intellectuelle et identitaire». A titre d’exemple, le morceau «Zouk-la sé sel médikaman nou ni» sous une apparente superficialité joyeuse, sonne à la manière d’une sommation de revenir à ses racines et sa langue, panacée, selon les auteurs, à une dérive sociétale et économique dont souffrent, depuis si longtemps, la Guadeloupe et la Martinique. L’auteur souligne avec force ironie que les médias français se sont échiné à présenter le zouk comme «une musique simpliste doudouiste, voire exotique ou tropicale ou encore soleil, dans le sens péjoratif du terme.» Quand, ces derniers ne l’ont pas ignoré, purement et simplement. Refusant à Kassav, malgré les chiffres éloquents, le titre de seul groupe français qui ait rempli le stade de France. Le groupe n’en a cure puisque les Antillais-e-s de la Caraïbe, de la diaspora l’ont consacré. Le continent africain, quant à lui, a érigé ses membres en stars planétaires.
Si cette étude de fond de Gérald Désert peut paraître, en fait, comme un panégyrique du groupe Kassav ─ qui y occupe, il est vrai une place de choix, et ce n’est que justice ─ le zouk n’est nullement d’origine univoque voire né d’une génération spontanée. L’auteur l’inscrit, d’ailleurs, dans un long processus qui convoque d’autres protagonistes, d’autres musiques, d’autres expériences : de Roland Louis, à Simon Jurad, en passant par La Perfecta de la Martinique, Les Vikings de la Guadeloupe, King Kléro de la Guadeloupe quand ce n’est pas Exile One de la Dominique … le zouk balbutie déjà. La Guadeloupe et la Martinique, dernières colonies françaises, avaient besoin de miroir, non pas pour s’y noyer, mais se regarder, enfin. Le génie de Kassav, avec son zouk festif, mélancolique et de résistance, en créole, a consisté, pas uniquement à leur tendre un miroir, mais à le devenir. L’épopée du groupe, qui a paré le zouk de ses plus beaux atours, après 40 ans, n’est pas finie …
En définitive, à l’heure où des chanteurs et chanteuses de zouk croient à tort que l’avenir de cette musique se trouve dans son expression en français, (alors que Kassav démontre magistralement le contraire) le livre de Gérald Désert, Le Zouk, Genèse et représentations sociales d’une musique populaire, doit, d’urgence, être lu. Pour ce qu’il est, une étude sérieuse d’un phénomène musical, culturel, inédit, original et riche, en langue créole, créé par des Guadeloupéens et des Martiniquais, en pays, encore, dominés.