Compte-rendu de François Noudelmann, Un tout autre Sartre, Paris, Gallimard, 2020, 208 p.
Buata B. MALELA
Université de Mayotte (France)
La littérature et la philosophie françaises des XXe et XXIe siècles sont les centres d’intérêts, avec la musique, de François Noudelmann, professeur à New York University et à l’Université Paris 8. Auteur de plusieurs ouvrages sur ces thèmes, il publie un livre qui repense autrement la biographie d’une grande figure de la pensée et de la littérature françaises, à savoir Jean-Paul Sartre (1905-1980). Dans son ouvrage Un tout autre Sartre, Noudelmann constate l’existence d’un Sartre public, tonitruant, engagé dans ses écrits et ses prises de parole. Ce Sartre occupe généralement tous les soins, alors qu’un autre Sartre plus privé existe aussi, et Noudelmann d’écrire que « plusieurs Sartre cohabitent en un seul, hors de soi et avec soi » (p. 13). C’est là l’hypothèse défendue par Un tout autre Sartre.
La méthode utilisée pour appréhender « cet autre » Sartre est de penser « latéralement, par relation » en suivant « un individu à travers ses voisinages, les milieux grâce auxquels se sont ouvertes des perspectives inattendues, les personnes avec lesquelles il a pris une direction insoupçonnée » (p. 14). Cette méthode permet à Noudelmann de reconsidérer la vie de Sartre à partir de couples qu’il a formés avec notamment Paul Nizan, Michelle Vian, Benny Lévy, etc. (p. 15). Arlette Elkaïm-Sartre, fille adoptive de l’auteur de Critique de la raison dialectique, incarne bien pour son « nouveau » père, une autre manière de vivre, plus légère, emplie de rêve et de rire. Cette autre vie est un « pas de côté » qu’il s’offre et qui montre aussi la « personnalité divisée » (p. 19) de Jean-Paul Sartre. Elle se divise alors en plusieurs aspects : la lassitude de l’engagement, le voyage touristique, le rapport au féminin, la paternité, la drogue, la musique, la pratique biographique. Toutes ces orientations structurent les différentes parties de l’ouvrage de Noudelmann.
La politique est collée à l’image de Sartre qui passe de l’intellectuel désengagé avant-guerre à l’écrivain pris dans l’engagement après-guerre. Sartre s’oblige à adopter une attitude activiste mesurable à l’aune des débats politiques avec le communisme et l’anticolonialisme. Tout d’abord, Sartre accompagne le parti communiste, écrit des articles auxquels il éprouve du mal à adhérer, comme sa correspondance privée avec certaines de ses compagnes le révèle. L’écriture le dégoûte, la mélancolie l’envahit et il se drogue pour pouvoir y parvenir. Par ailleurs, lorsqu’il se rend en URSS, il n’a pas de regard distancié sur son environnement, ni sur la caporalisation de la société civile soviétique. Il adopte presqu’un regard d’enfant dans ces moments, note Noudelmann, d’autant plus encore que ces déplacements en Chine et en URSS sont motivés par la responsabilité morale et l’image de soi qui explique en partie la relation de Sartre à la politique. En partie seulement car ses voyages reposent aussi sur des motivations privées comme rencontrer ses multiples compagnes. Ensuite, l’anticolonialisme de Sartre marque une adhésion entière et affective à ce combat. Il épouse alors la cause de l’Algérie indépendante, un engagement, comme beaucoup d’autres, précipité par une pression extérieure et un sentiment de honte sociale. Ce dernier le mène à une surenchère verbale dans certains de ses écrits, comme sa rencontre avec Frantz Fanon l’illustre bien. Mais ces « raisons demeurent parfois floues, et c’est l’impulsion du moment qui l’emporte […] » (p. 52), alors qu’il voudrait se consacrer à la fiction : « Un refus du plaisir et du bonheur semble tarauder ses choix d’écriture, comme si la fiction, le rêve, l’imagination étaient des activités coupables. Du coup, il s’adonne, jusqu’à l’abnégation, à des articles interminables, dont la postérité est incertaine […] ». (p. 53)
Les engagements contraints trouvent un remède dans le tourisme devenu son espace de liberté. Sartre voyage un peu partout dans le monde à des fins non seulement officielles, mais aussi personnelles. Son activité touristique conduit à construire une perspective contemplative du paysage, de l’endroit indépendamment du contexte politique. Il s’adonne aussi à l’écriture touristique, décrit, commente et juge de façon pittoresque et sarcastique les lieux qu’il visite en se montrant « sensible à la beauté fugitive d’un détail ou d’une atmosphère, d’un nuage ou d’une fenêtre ». (p. 75-76). Sartre entretient donc une grande proximité avec un imaginaire contemplatif et sensible qu’il attribue à sa part féminine. Noudelmann parle alors d’un Sartre queer entrant « pleinement dans ce nouveau rôle tout en restant homme, un homme masculin et féminin. Cette version de lui-même, à la fois corrosive et libératrice, le déleste de ce que Derrida appelle le phallogocentrisme, le privilège accordé au discours de maîtrise et à l’affirmation phallique » (p.92). Il fuit les hommes qui s’imposent dans leurs mots. Poussant loin la métaphore, Sartre se transforme en femme dans sa correspondance avec différentes amies : Michelle Vian, son interprète et compagne russe Lena Zonina et bien d’autres. Ce drag queen épistolaire cultive un imaginaire marginal sans renier l’hétéronormativité en vivant différents types de sexualité dans ses vies parallèles. La paternité est un autre espace d’évasion qu’il s’octroie avec Arlette Elkaïm. La relation entamée avec cette jeune philosophe à partir de 1956, passe d’une aventure à une relation filiale. Cette femme intègre le cénacle féminin de Sartre, travaille avec lui sur ses pièces de théâtre, partage ses voyages et son intérêt pour le cinéma. Elle l’aide donc à prendre le large, malgré l’hostilité de l’entourage de l’intellectuel dont compte notamment Simone de Beauvoir qui pourtant adoptera aussi une jeune femme philosophe, Sylvie Le Bon, pour s’occuper de son œuvre.
Sartre s’abandonne dans le voyage, dans la paternité, mais aussi dans le morbide, la mélancolie et l’autodestruction. Il se tourne vers la consommation de drogues jusqu’à l’addiction. Les motivations intellectuelles comme la production intensive de ses ouvrages le pousse à s’administrer de la mescaline, de la corydrane, à abuser de l’alcool et du tabac. Toutes ces drogues produisent des effondrements chez cet auteur et constituent « une même tendance à vouloir s’oublier, en se donnant en se perdant » (p. 130) dans la mélancolie et l’angoisse. Ce sont des jeux de cache-cache de Sartre avec lui-même qui se confronte à la psychanalyse en s’intéressant à ses rêves et aux autres grâce à l’écriture biographique. Sartre s’enthousiasme à comprendre des vies d’écrivains en y injectant ses propres expériences et affects. C’est une intensité, un « élan vers les autres et la passivité de ce qu’il ressent » (p. 158). Ainsi Sartre travaille-t-il Baudelaire, Mallarmé, Flaubert et Genet, des figures littéraires susceptibles de lui offrir l’occasion de développer sa psychanalyse existentielle et son empathie. Cette sorte d’« autofiction par procuration » (p. 165) lui donne la possibilité de se comprendre et de s’enfouir tout comme la musique inhérente à son existence. La musique procure à l’auteur de l’Être et le néant des émotions fortes qu’il n’assume pas dans sa vie publique sous peine d’être accusé de s’égarer dans la sensiblerie. Mais la pratique du piano fait partie de son quotidien musical qui côtoie la musique classique, le jazz, la chanson et la farce musicale.
Ce Sartre musical participe de cette figure aux multiples personnalités que présente Noudelmann : un Sartre ayant vécu simultanément des vies officielles et refoulées. L’exploration de ces différentes vies permet clairement de sauver Sartre d’une trop grande politisation de son parcours, alors même que ses intentions étaient souvent traversées aussi par des motivations non politiques. Noudelmann voit la possibilité d’un troisième Sartre politique et apolitique, qui emprunte des chemins de traverse. C’est à travers ces respirations que Noudelmann propose un tout autre Sartre. Ce livre porte bien son titre et l’illustre tout au long de ces parties qui s’appuient sur des archives surtout épistolaires, audiophoniques et vidéographiques. Ces sources inédites sont exploitées de façon très équilibrée, sans noyer la figure de Sartre dans une mer de références qui compliquerait inutilement son appréhension. C’est l’une des grandes qualités du livre de Noudelmann qui, fort de ses sources, complète le Sartre public en dévoilant un autre plus humain.