Frédéric LEFRANÇOIS
Université des Antilles
Abstract
As an expression of an identity complex deeply rooted in the memory of transcolonial trauma, Crossing the River interrogates Paul Gilroy’s “Black Atlantic”. The narrative of the novel follows the dispersive and connective logic of the desire for recognition that drives the American Colonization Society to ease its conscience by offering emancipated slaves a second chance outside a nation hostile to their integration. However, our reflection aims at highlighting that this “integration” takes place in a subversive and introjective mode that puts the rhetoric of salvation in the background and the power of paternal desire in the foreground.
Keywords : American fiction, Black Atlantic, trauma, colonization, religion, missionary societies, American Colonization Society.
“Healing begins where the wound was made.”
Alice Walker
The Way Forward Is with a Broken Heart
Introduction
Cinquième roman publié par Caryl Phillips en 1995, Crossing the River met en scène le bannissement comme conséquence inéluctable d’une blessure originaire : la trahison du père. En vertu de ce principe, les personnages centraux de Crossing the River se livrent à notre analyse en qualité d’enfants abandonnés, trahis, en quête d’une unité perdue. Leur traumatisme initial est déterminé, dans le prologue de l’ouvrage, par un geste hautement symbolique : un père africain anonyme se voit contraint, par une mauvaise récolte, de vendre sa fille et ses deux fils à un marchand d’esclaves. Désormais coupés de leurs racines, ces enfants tenteront, par-delà les frontières du temps et de l’espace, de retrouver le chemin qui mène au père.
Cette rupture de la continuité historique introduite par l’arrachement à la terre natale ne fait pas que brouiller la piste d’un éventuel retour. Elle évoque également, dans le champ de la représentation psychique, un clivage de la métaphore paternelle en trois instances psychiques emblématiques de la pensée lacanienne : le père réel, le père imaginaire et le père symbolique[1]. Chacune de ces personae occupe sa propre scène et demeure séparée des autres. Le père réel, ou père biologique, en sa qualité d’esclave noir vaincu, n’apparaît que furtivement pour laisser la place au père imaginaire. Celui-ci, représenté dans le roman par un maître blanc, tient le rôle d’un éducateur préparant le chemin vers le père symbolique, figure du père ancestral de la diaspora. Dans la droite lignée du roman d’initiation, Crossing the River entraîne ainsi le lecteur à travers une série de péripéties transaméricaines et transatlantiques dont l’achèvement conduit le héros à un niveau supérieur de connaissance (Stalloni, 118-119).
C’est le cas, notamment, de Nash Williams, descendant direct de l’ancêtre africain, dont l’errance perpétuelle marque l’incapacité de s’ancrer dans une relation filiale durable. Né de père esclave, et esclave lui-même, adopté puis élevé pendant son adolescence par le maître de la plantation, Nash finit par s’engager dans une quête spirituelle en vue d’une rencontre avec Dieu le Père. Ayant connu trois pères d’identités et d’origines différentes, et trois séparations traumatisantes, le protagoniste se trouve confronté à un problème ontologique de taille : qui est son vrai père, et où se trouve-t-il ? La faute du père est-elle pardonnable, et la sentence de l’exil est-elle réversible ? La réconciliation souhaitée est-elle possible, ou relève-t-elle simplement du fantasme ? Quel héritage, enfin, ce père, victime et coupable à la fois, a-t-il à transmettre ? Ainsi posée, la « problématique paternelle », au sens où l’entend Joël Dor, se décline en une « succession logique des investissements différents dont la figure paternelle fait l’objet » (Dor, 53).
Il s’agira donc de déterminer dans quelle mesure l’exil, métaphorisé sous la forme d’une traversée des lieux du père, façonne et structure la mutation de l’imago paternelle[2], dans la section du roman intitulée « The Pagan Coast ». Nous tâcherons, à cette intention, de démontrer que le personnage en situation d’exil doit choisir entre deux alternatives : s’éloigner de la source du traumatisme, ou se rapprocher d’une situation potentiellement curative. Dans les deux cas, la rémanence d’un traumatisme antérieur au déracinement, en l’occurrence l’abandon par le père, ainsi que ses évolutions ultérieures dans l’économie actancielle[3] du texte étudié, représentent une question essentielle qui structure et oriente la réception de l’œuvre.
Crossing the River : traversée de l’a-mer
La trame du récit, tissée autour d’un œdipe inversé liant un maître blanc et son ancien esclave noir, se déroule sur un fond de toile historique réunissant plusieurs épisodes de l’histoire de l’esclavage et de la traite. Elle se développe autour du thème du dépassement du traumatisme causé par le père primordial, ancêtre de la diaspora africaine. Au père des origines, ou père symbolique, selon l’acception lacanienne, désormais mort, succède un représentant du père imaginaire, qui s’incarne en la personne d’un propriétaire d’esclaves, Edward Williams, jouant ici le rôle de père adoptif.
Né en Virginie en 1780, Edward Williams est le fils unique d’un riche planteur, dont il hérite, en 1809, une exploitation de tabac où travaillent trois cent esclaves. C’est probablement l’homme le plus fortuné de la région. Comme son propre père, il déplore l’iniquité du système esclavagiste mais, paradoxalement, continue à s’en servir pour s’enrichir. Nash Williams est son esclave favori. Il est le descendant direct de l’ancêtre de la diaspora, dépossédé de toute filiation patronymique africaine, mais adopté par Edward.
Pour se donner une raison de vivre, et parce qu’il n’a pas d’héritier, Edward sélectionne ses esclaves les plus valeureux dans le but de les éduquer comme il aurait souhaité le faire avec les enfants qu’il n’a pas eus. Cet homme, tiraillé entre ses valeurs chrétiennes et l’immoralité de son mode de vie d’esclavagiste, cherche à apaiser sa conscience en faisant preuve d’une générosité exemplaire envers ses meilleurs esclaves. En témoignent l’abondance des biens matériels dont il les couvre, l’instruction religieuse très poussée, semblable à la sienne, qu’il leur fait prodiguer, et l’estime hors du commun qu’il leur porte. Mais tous ces signes de considération ne suffisent pas à effacer le profond sentiment de culpabilité qu’il a également hérité de son père.
Malgré toute sa bonne volonté, Edward Williams demeure obsédé par l’idée d’une faute morale grave, qui donne un goût amer à sa prospérité. C’est l’esclavage qui fait sa fortune, mais ce système inique va à l’encontre de ses convictions, comme l’indique le narrateur :
A rich man of unrivalled wealth, he could simply have luxuriated himself and slipped into a premature retirement, but he also inherited from his father an aversion to the system which had allowed his fortunes to multiply. (CTR, 13)
Tel le jeune homme riche mentionné dans l’Evangile selon Saint Marc[4], Edward incarne, en quelque sorte, le syndrome du faux missionnaire. Il lui est inconcevable de se séparer totalement de sa source de richesse, lui qui aspire pourtant à la vie éternelle. De même, en bon disciple de Jésus, il rêve d’évangéliser les contrées païennes vivant toujours dans l’ignorance de la Bonne Parole, mais sans quitter le confort de la civilisation. Il envoie donc un de ses esclaves faire à sa place ce qu’il ne pourra faire lui-même.
En d’autres termes, Edward espère connaître par procuration l’aventure qu’il n’aura jamais le courage de vivre, grâce au récit des expériences de Nash Williams, l’esclave noir affranchi à qui il a donné son nom, et qu’il a toujours traité comme un fils adoptif. Cela explique pourquoi ce maître philanthrope fait aussi figure de progressiste, qualité qu’il prend bien soin de souligner, dans l’unique courrier destiné à son ancien esclave, Nash :
You are fortunate in being blessed with a fair mind and strong body and (although I say so myself) doubly fortunate in that your former master was of a progressive persuasion. (11)
Afin d’atteindre son but, il ira jusqu’à outrepasser les réticences de son épouse, d’abord en instruisant Nash sur la religion, puis en lui payant des études en théologie. Ainsi, quand la Société Américaine de Colonisation[5] organise un troisième voyage pour « rapatrier » d’anciens esclaves vers le Libéria, Edward, juge son favori tout à fait prêt pour l’expérience. Il l’enjoint donc de prendre la tête d’une expédition constituée de plusieurs anciens esclaves de sa plantation, afin de recoloniser, puis d’évangéliser cette nouvelle contrée aux coutumes païennes. Une fois de plus, Edward en assume les frais. Nash accepte et s’embarque donc, avec famille, amis et compagnons, à destination de Monrovia en août 1834.
Le vrai missionnaire, Nash, est un esclave noir âgé d’une trentaine d’années qui a vu le jour sur la plantation Williams. Il fait partie de la sixième génération d’esclaves nés sur le continent américain. Grâce à ses études supérieures en théologie, intégralement payées par Edward, Nash se trouve dans une situation relativement avantageuse : il est le premier de sa lignée à bénéficier d’une éducation religieuse et scolaire, ce qui le place au-dessus de tous les autres esclaves. Pour achever et parfaire le tableau, Nash a épousé Sally Travis, esclave chrétienne originaire de Géorgie, qui lui a donné plusieurs enfants.
A bien des égards, Nash pourrait passer pour un perfectionniste, doté d’une moralité irréprochable, et soucieux de satisfaire en tout point aux exigences d’Edward. Son érudition et son parcours – assez rares pour un esclave de son époque –, en font le digne héritier spirituel du maître et le candidat le plus apte à l’émancipation. En réalité, Edward représente bien plus qu’un maître aux yeux de Nash, il est un père adoptif. Il n’est donc pas étonnant qu’une fois affranchi, l’ancien esclave nourrisse le désir inavoué d’être reconnu par ce père de substitution, et de fait, par la société dont il est issu :
[…] I was fortunate enough to be born in a Christian country, amongst Christian parents and friends, and that you were kind to take me, a foolish child, from my parents and bring me up in your own dwelling as something more akin to son than servant. […] I look up to you as a son to a kind father and will ever expect assistance as long as we hear from each other. (21)
S’il pouvait échapper au déterminisme socio-ethnique de son pays et de son époque, il ne lui resterait plus, en théorie, qu’à être affranchi pour prétendre au statut de citoyen. Malheureusement, l’influence du racisme, encore très présent dans la société américaine des années 1830, s’oppose résolument à la réalisation de ce désir, en raison de l’incompatibilité entre la sphère religieuse et la sphère politique. En effet, le niveau d’instruction religieuse de ces esclaves à talents, souvent lettrés, ne suffit pas à garantir leur intégration dans un pays profondément marqué par l’injustice et la peur de l’autre. Selon Edward, il est donc essentiel de leur offrir une autre terre d’évangélisation pour qu’ils exercent leur vocation de missionnaires :
Before you left America, I reminded you of the sacrifices that our good Lord Jesus Christ made for us all, and urged you to consider the situation of Christianity in this new county that you inhabit. You were kind enough not only to dwell upon my words, but to convey back to me in the form of a letter information as to the unlettered and heathen state of the masses. For this both my good wife, Amelia, and myself are grateful. (10)
Pour autant, les ambitions prétendument humanistes de l’ancien maître interpellent le sens critique du lecteur. Qu’est-ce qui motive un tel prosélytisme religieux ? Cette ferveur évangélisatrice répond-elle à une véritable quête spirituelle ? S’agit-il d’une manifestation de générosité pure, ou simplement d’un moyen de se donner bonne conscience ? A y regarder de plus près, cette démonstration d’altruisme chrétien n’est pas totalement dénuée d’intérêts personnels.
Si l’on s’en tient à l’immense fortune dont il dispose, Edward pourrait très bien émanciper tous ses esclaves en une seule fois, et libérer ainsi sa conscience d’un lourd fardeau. Mais il ne peut s’y résoudre sans s’assurer, au préalable, que les nouveaux affranchis seront en mesure de survivre en terre étrangère. C’est ce qui explique le contingentement, via l’entremise de la Société Américaine de Colonisation, d’une expédition d’esclaves émancipés vers le Libéria.
Certes, c’est faire montre de libéralité et de générosité que d’affranchir ses esclaves au fur et à mesure, mais cet acte de bienveillance mesurée lui permet également d’apaiser sa conscience. En échange d’une paix intérieure obtenue au prix de quelques sacrifices financiers, Edward peut alors feindre d’ignorer les souffrances infligées aux autres esclaves qui continuent à l’enrichir.
Ce n’est pas le seul paradoxe qui taraude la conscience du maître, Edward Williams. En éloignant Nash de lui-même, Edward donne l’impression de vouloir asseoir son rôle de protecteur. Il espère ainsi préserver son protégé du racisme prévalant dans une Amérique où l’esclavage n’a pas encore été aboli. Du fait qu’il lui sera impossible de s’intégrer parfaitement dans cette société inégalitaire et pétrie de préjugés,
Edward lui offre la liberté, et la chance de pouvoir renouer avec ses origines. Son geste décrit, certes, le « mélange complexe d’attirance et de répugnance à l’égard du colonisé » (Ashcroft et al 13). Mais il peut aussi s’interpréter comme une preuve d’amour et de confiance envers un « fils » qui, parvenu à une certaine maturité, doit s’expatrier pour pouvoir enfin voler de ses propres ailes.
Jusqu’à son départ, Nash fait partie de ces enfants choyés, éduqués qui, par leurs bons et loyaux services ont fini par remporter l’insigne honneur de retourner au pays des origines. Quand son père et les pairs de son père lui annoncent qu’il doit y aller, Nash accepte de s’y rendre sans tarder. En effet, la Société Américaine de Colonisation encourage le départ d’esclaves instruits en vue d’évangéliser le Libéria.
La décision d’Edward traduit-elle un désir de réparation, ou signifie-t-elle une manière habile de se débarrasser d’une charge devenue trop encombrante ? Entre ces deux extrêmes, le cœur du maître blanc balance. Celui de l’esclave, par contre, déborde de reconnaissance. Ainsi, dans sa première lettre adressée à Edward, Nash, en bon zélateur de la culture occidentale, décrit cette expérience comme une chance inestimable pour lui et ses compagnons :
Liberia, the beautiful land of my forefathers, is a place where persons of color may enjoy their freedom. It is the home of our race, and a country in which industry and perseverance are required to make a man happy and wealthy. Its laws are founded upon justice and equality, and here we may sit under the palm tree and enjoy the same privileges as our white brethren in America. Liberia is the star in the East for the free colored man. It is truly our only home. (18)
Etant désormais libres et cultivés, les anciens esclaves américains, maintenant citoyens du Libéria, sont poussés à conquérir de nouveaux espaces de liberté et de chrétienté. Le retour au continent des origines représente également un désir de réconciliation avec les ancêtres africains qui les avaient abandonnés ou vendus à des maîtres blancs. Nonobstant, le narrateur, apparemment soucieux de combler un déficit d’information, instille une certaine dose de scepticisme dans l’esprit du lecteur, comme pour contrebalancer l’optimisme naïf de Nash. Il nous rappelle que les deux premières vagues de colons noirs américains survivent difficilement au climat et à la malaria :
By the second decade of emigration, very little had changed. Pioneers still arrived, their innocent faces etched with a passionate desire to do God’s work, but sadly they soon found themselves unable successfully to weather the twelve-month seasoning period […] (10)
Malgré ces deux échecs, les dirigeants de la Société Américaine de Colonisation, à laquelle Edward est affilié, continuent à envoyer des esclaves affranchis en mission d’évangélisation. Est-ce bien cela que le père de Nash souhaite pour lui ? Si l’octroi de cette opportunité marque bien un privilège par rapport aux autres esclaves de la plantation encore maintenus en servitude, notamment Madison Williams, il s’avère pourtant lourd de conséquences sur le plan affectif. En effet, Nash ne pourra plus, dès son arrivée au Libéria, entreprendre le chemin du retour vers celui qui l’a élevé en se substituant à son père réel :
A colored person can enjoy his liberty in this place, for there exists no prejudice of color and every man is free and equal. Although, dear father, I am greatly desirous of seeing you again before we leave this world, I doubt if I shall ever consent to return again to America. (18)
Il existe une autre raison qui fonde l’impossibilité du retour, mais que Nash ignore. A partir du moment où l’esclave affranchi devient capable d’interpréter le sens de sa liberté à sa guise, cette liberté s’avère dangereuse pour le maître. Elle signifie, ipso facto, un accès partagé à la jouissance, jusqu’alors exclusivement réservée au Père symbolique, celui « qui a le phallus » (Dor, 60). On comprend dès lors pourquoi cette libération ne peut devenir pleinement effective qu’en terre d’exil : il serait trop dangereux de laisser les anciens esclaves cohabiter avec leurs anciens maîtres. Ceux-ci doivent avant tout se protéger eux-mêmes.
Par son attitude, Edward confirme bien ce type de raisonnement. Ses peurs viscérales en font un avatar de Prospéro, effrayé à l’idée que Caliban prenne sa revanche, et s’empare de toute la jouissance dont il a été privé auparavant. Pour le maître, libérer l’esclave, c’est s’exposer au risque du retour en force du refoulé. C’est ce qu’Edward réalise, une fois arrivé au Libéria, alors qu’il s’apprête à retrouver la trace de Nash :
As Edward dressed, his mind turned back again upon Amelia. Clearly she would have hated this Africa that Edward now felt marooned in. It had struck him, while at the club, that the lack of civilized white women in these parts would only have served to drive home her suspicions of all things African. Not only would curious, perhaps desperate white eyes have travelled the length of her body, but black eyes would no doubt have made her the object of much unwanted attention. (56)
En dépit de toute l’affection qu’il éprouve pour Nash, Edward ne peut se soustraire à la force du préjugé, ni à l’aversion suscitée par ses craintes de contamination raciale. Comme ses compatriotes blancs américains, il demeure enfermé dans le carcan de la peur. L’esclave libéré représente, à ses yeux, un ennemi de la loi symbolique qui impose l’interdit de l’inceste. Il subsiste chez Edward – comme chez ses compatriotes blancs abolitionnistes, motivés par des aspirations philanthropiques de haut vol – une incapacité de surmonter son anxiété vis-à-vis des Noirs libres. Leur émancipation, et l’éventuelle promiscuité qui pourrait en résulter, représentent une menace potentielle pour la paix sociale de la nation américaine.
Il s’agit là d’un véritable dilemme car, s’il semble injuste de maintenir les descendants d’africains en servitude, il n’en demeure pas moins dangereux de leur accorder l’égalité civique, sur l’unique base de leur niveau d’éducation. En les rapatriant vers l’Afrique, l’Amérique bien-pensante espère avoir trouvé un moyen élégant de résoudre le problème noir, tout en se donnant bonne conscience :
The American Colonization Society was sure that the benefits would accrue to both nations. America would be removing a cause of increasing social stress, and Africa would be civilized by the return of her descendants, who were now blessed with rational Christian minds. (9)
Edward Williams, n’exprime-t-il pas, à travers sa peur de l’autre, une communauté de vues avec le révérend Robert Finley, fondateur historique de la Société Américain de Colonisation, lorsque celui-ci affirme : « Si les gens de couleurs demeurent entre nous, ils deviendront défavorables à notre industrie et notre morale » (Moore, 44) ?
A priori, la transaction entre l’Amérique et l’Afrique que sous-tend la recolonisation du Libéria semble bénéfique à tous les partis : les Noirs déportés y gagnent leur liberté, et les indigènes, le salut de leur âme grâce à l’enseignement religieux qui leur sera prodigué. L’Amérique blanche, elle, n’est pas en reste, puisqu’elle sauvegarde par la même occasion sa paix civile, en se mettant à l’abri des risques liés à la cohabitation avec les affranchis. De telles considérations peuvent probablement expliquer l’optimisme débordant d’Edward Williams, qui n’est pas sans rappeler celui de Robert Finley. Ce personnage historique réel a sans doute inspiré à Phillips plusieurs traits de caractère pour construire son personnage de fiction. Le goût pour l’emphase, caractéristique du fondateur de la Société Américaine de Colonisation, en est un exemple éloquent :
Let the colony be once supposed planted, and become flourishing, and what will be the unavoidable results? It will gradually attract to its sphere every slave in America. In this single consideration, what a feast would be afforded to the philanthropic mind! Those who were dragged by violence from the land of their fathers; doomed to miserable bondage; and having their ears greeted only with the clanking of chains, and the sighs and groans of their unhappy associates, now return to the land of their forefathers, their native home, singing the songs of triumph, and bearing the standard of liberty. How rich will be the return, and how noble the reparation, which America will make to Africa, for all the injuries she has done her! (9)
Pour autant, si l’idée de rapatrier les anciens esclaves vers le Libéria semble motivée, à l’origine, par des intentions louables – comme l’amour du prochain ou le désir de réparer les torts causés à autrui – elle se traduit dans les faits par un second bannissement, faisant écho à celui prononcé par l’ancêtre africain, père de la diaspora. Cette implacable vérité génère un profond sentiment de culpabilité chez Edward :
That he had banished not only Nash, but many of his other slaves, to this inhospitable and heathen corner of the world disturbed Edward. […] It occurred to him that perhaps the fever, the sleepless nights, the complex welter of emotions that he had been subjected to since his arrival in Africa, were nothing more complex than manifestations of a profound guilt. (52)
Le bannissement représente, pour ainsi dire, un gage de sécurité, voire un compromis susceptible d’apaiser les inquiétudes des maîtres progressistes comme Edward, et celles de partisans du maintien de l’esclavage, tel que Thomas Roderick Dew[6]. Cela étant, la solution au « problème noir » se trouve-t-elle vraiment dans le déplacement de sa cause, c’est-à-dire la déportation, comme l’entend la Société Américaine de Colonisation ? Le paternalisme sous-jacent à cette entreprise ne masque-t-il pas un malaise plus profond, celui d’assumer pleinement sa paternité ?
« Crossing the Father » : abandon du père, exil du fils
Phillips nous présente, en la personne d’Edward Williams, le portrait romancé d’un membre éminent de la Société Américaine de Colonisation. La hauteur de ses ambitions suscite quelques interrogations sur l’authenticité de ses sentiments. Le ton hautain et autoritaire qu’il emprunte éclaire sur ses motivations profondes, empreintes de paternalisme colonial :
Do not disappoint me, or yourself, by falling short of the high standards that you have already set yourself. […] Our whole experiment depends greatly upon your success. Your resolve may be firm, but we are all flesh and blood. I hope that you understand that I speak to you in order to assist in your development. (11)
Feignant de laisser Nash libre de ses propres choix, Edward dissimule, derrière une générosité calculée, l’autoritarisme subreptice d’un ancien maître qui désire maintenir son ancien esclave sous l’emprise idéologique d’un christianisme conquérant. Mais Nash ne se laisse pas dessaisir totalement de la liberté qui lui a été accordée, même s’il demeure obnubilé par l’idée d’accomplir son devoir. Avec le zèle du serviteur dévoué, il a poursuivi l’entreprise d’évangélisation des indigènes, en dépit de nombreux obstacles, au point de s’enfermer dans l’isolement :
[…] It would appear that my present domestic arrangements have caused some offense to those who would hold on to America as a beacon of civilization, and an example of all that is to be admired. Are we not in Africa? This is what I constantly asked of the blacks. But it appeared they felt I merely sought to justify my native style of living. […] I realized that it would be beneficial for my health were I to cease conversation, withdraw, and return for ever to the safety of My Saint Paul’s River settlement. (40-41)
Dans cet état de déni permanent, l’apprenti-missionnaire va même jusqu’à ignorer la désertion de ses anciens compagnons d’esclavage qui, ne croyant plus en l’utilité de leur mission, désertent l’un après l’autre le campement situé sur la rivière Saint Paul, dans l’intérieur du pays. De ce point de vue, le radicalisme de Nash représente une synthèse parodique du nihilisme conradien[7], magistralement exprimé dans Heart of Darkness, et de la pensée du panafricaniste d’Edward Wilmot Blyden12. Si Conrad met en exergue l’« horreur » éprouvée par Kurtz qui constate, en agonisant, les effets dévastateurs d’une indigénisation incontrôlée, Blyden, lui, se fait le défenseur du syncrétisme culturel en remettant la civilisation africaine à l’honneur.
Il n’est donc pas étonnant que Nash cherche à se rapprocher, progressivement, et même intuitivement, du père des origines, en adoptant le style de vie des natifs. Il y a là comme un retour irrépressible du refoulé. Peu à peu, Nash se défait de l’emprise du maître, et cherche à se rapprocher d’un modèle idéal de père africain, en s’appropriant les valeurs d’une civilisation dont il est originaire. Sans s’en rendre compte, il est en train de se réconcilier avec le père de la diaspora, qui a été forcé de vendre sa descendance, faute de pouvoir assurer sa survie. Ce père aimant, qui erre toujours dans les limbes du temps pour expier le péché de la vente de ses trois enfants Nash, Martha et Travis. Il attend toujours une réponse, dans l’espoir d’obtenir leur pardon :
For two hundred and fifty years I have listened to the many -tongued chorus. And occasionally, among the sundry restless voices, I have discovered those of my own children. My Nash. My Martha. My Travis. Their lives fractured. Sinking hopeful roots into difficult soil. For two hundred and fifty years I have longed to tell them: Children, I am your father. I love you. But understand. There are no paths in water. No signposts. There is no return. (1-2)
Le père de la diaspora appartient désormais au monde des esprits. Même s’il demeure rongé par la culpabilité, il n’a pas les moyens de retrouver ses enfants, car il y a entre eux et lui le mur du temps et de l’espace, que la plus avancée des technologies ne permet pas de franchir. On ne peut le rejoindre que dans l’au-delà. En retournant en Afrique, Nash aura tenté de le contredire, mais il ne l’a jamais rencontré de son vivant. La Société Américaine de Colonisation aura eu le mérite de faire un premier geste de réconciliation en permettant à certains membres de la diaspora noire américaine de retourner vers la terre des origines. Ces enfants jadis abandonnés, vendus, ont été adoptés, choyés puis ramenés dans leur patrie originelle. La faute de l’ancêtre est donc pardonnée. Il est désormais vain de poursuivre l’entreprise de conversion et d’assimilation culturelle qui avait été remise à ses soins :
This missionary work, this process of persuasion, is futile amongst these people, for they never truly pray to the Christian God, they merely pray to their own gods in Christian guise, for the American god does not even resemble them in that most fundamental of features. (62)
De plus, Nash a été instruit pour être pasteur, mais pas pour évangéliser des païens. Il a la mission de participer à la fondation d’un état chrétien sur cette bande de terre nommée « the Pagan Coast », c’est-à-dire une côte où la foi chrétienne est absente. Pour arriver à ses fins, Nash compte beaucoup – peut-être même trop – sur le soutien de celui qui lui fait office de père, c’est-à-dire son ancien maître. Dès son arrivée, il s’empresse de lui écrire. Hélas, pas une seule réponse ne lui parvient. Même si ce silence pourrait passer pour involontaire – la plupart des courriers expédiés par Nash ayant été interceptés et cachés par la femme d’Edward –, il paraît légitime de questionner la réciprocité de la relation entre les deux hommes. Il y a d’abord le contraste saisissant entre le ton enthousiaste et chaleureux du premier courrier envoyé par Nash, et celui, austère et moralisateur de la réponse renvoyée par Edward. Notons encore que Nash réitère à l’envi l’emploi de l’expression « dear father » pour s’adresser à Edward dans ses courriers, alors que ce père présumé n’emploie jamais, lui, l’expression « dear son ». Si, du point de vue de l’ancien esclave, Edward est un père sans défaut, il est clair que la réciproque n’est pas vraie du point de vue de l’ancien maître. En définitive, la traversée de Nash est marquée du sceau de la fatalité : il n’y aura jamais de retour vers l’Amérique. Pour conjurer son sentiment d’abandon, il faudrait qu’Edward vienne à sa rencontre, mais hélas, cela n’arrivera que trop tard :
Perhaps in this realm of the hereafter you might explain to me why you used me for your purposes and then expelled me to this Liberian paradise. (62)
Sentant sa fin proche, Nash cherche à se libérer de son angoisse. Il a le libre choix de la régression vers l’origine, ou de la fuite en avant. Le protagoniste est un personnage divisé car s’il ne peut pas rentrer chez son père adoptif, il ne trouve pas non plus la liberté promise sur la terre de ses ancêtres. Le sevrage vis-à-vis du père adoptif américain, entrepris au Liberia, dont l’étymologie renvoie au mot « liberté », représente à ses yeux l’expérience du désert, du grand vide : « Ô Père, ô Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »[8]. Tel pourrait être son crédo. Il se rattache dès lors à l’écriture épistolaire pour maintenir artificiellement un cordon ombilical, et atténuer son angoisse d’abandon. En vérité, toutes les lettres adressées à Edgar, écrites sur le ton de l’éloge et de la supplication, représentent autant de demandes voilées d’une confirmation d’amour venant de son père. La tragédie, c’est qu’Edgar n’en recevra que deux.
Par la suite, Edward, ne voyant pas d’autre courrier arriver, finira par en conclure que tout se passe bien et que Nash conduit avec succès l’œuvre d’évangélisation qui lui a été confiée :
The few letters he had sent back to his master, whilst full of the usual childish requests for tools, seeds, money and other necessities of life positively bristled with the spirit of faith, courage and purpose. (7-8)
En fait, il n’en est rien. L’ironie dramatique qui parcourt le récit procède d’un déficit d’information aggravé par une distanciation spatio-temporelle, expression manifeste de la fatalité. De l’autre côté de l’Atlantique, le fils adoptif, rejeté et oublié, subit les affres d’un exil engendré par une double blessure : le bannissement prononcé par le père-ancêtre de la diaspora, et celui voulu par le père adoptif américain. Pour en guérir, il devrait à tout prix retrouver ce dernier, et donc entreprendre le chemin du retour. Mais est-ce vraiment souhaitable ? Nash n’a aucune envie de redevenir esclave. A l’évidence, revenir dans la maison du père correspondrait à une régression sur l’axe du temps. Et, de toute façon, cette entreprise ne peut se solder que par un échec, confirmant l’avertissement de l’ancêtre dans le prologue : « There is no return. […] You are beyond. Broken-off, like limbs from a tree » (2). Le père réel a disparu de la sphère des vivants, et demeure à jamais confiné dans les limbes d’une histoire évanescente.
Aussi, face à l’impossibilité de retrouver le chemin de l’origine, Nash n’a-t-il d’autre option que de se tourner vers l’avenir, en allant jusqu’au terme d’un processus d’africanisation. C’est un choix courageux dans le contexte de crise identitaire, politique et culturelle connue par la population du Libéria depuis l’arrivée des affranchis. Nash rapporte que de nombreux colons noirs américains, se considérant comme plus civilisés, et donc supérieurs aux indigènes, les méprisent et les traitent en esclaves. Ils refusent de vivre ailleurs qu’en ville, et maintiennent des liens très forts avec l’Amérique. A l’instar d’Edward, ils éprouvent un profond mépris à l’égard des coutumes locales et de la civilisation africaine :
I counter-rallied and made it plain that I have nothing to justify, for amongst the emigrants I am indisputably the proudest holder of my race, but I soon found myself effectively shunned by my fellow Americans, many of whom privately mock African civilisations whilst outwardly aping the fashion and posture of persons returned home. (41)
Nash assimile ces affranchis à la peau noire, et aux masques blancs, à des greffons indésirables, incompatibles avec le reste du corps social. Ceux qui, comme lui, souhaitent s’enraciner culturellement et sentimentalement dans la terre de leurs ancêtres doivent maintenant s’approprier la langue, les coutumes et les religions des natifs du Libéria. Après un temps d’acclimatation, et une ultime adoption, Nash a réussi à surmonter tous ces obstacles, non plus dans l’unique but de mener à bien l’évangélisation du pays, comme en témoigne la dernière lettre destinée à Edgar, mais afin de devenir un homme à son tour :
That my present family does not conform to what you might reasonably expect of me will no doubt disturb you. […] Perhaps you imagine that this Liberia has corrupted my person, transforming me from the good Christian colored gentleman who left your home, into this heathen whom you barely recognize. But this is not so […] Far from corrupting my soul, this Commonwealth of Liberia has provided me with the opportunity to open up my eyes and cast off the garb of ignorance which has encompassed me all too securely the whole course of my life. (6162)
Pourtant, sur le plan chronologique, comme sur le plan affectif, aller jusqu’au bout de l’indigénisation équivaut à une projection dans le vide, car Nash ne possède pas d’ancrage suffisamment fort pour aller jusqu’au bout cette traversée. Ni ses multiples épouses, ni sa nombreuse descendance ne peuvent pallier l’absence de son père adoptif, resté en Amérique. Le pessimisme et la tristesse qui imprègnent la dernière lettre de Nash laissent entendre qu’il n’y a pas vraiment d’avenir pour lui en Afrique sans Edward :
You, my father, did sow the seed, and it sprouted forth with vigor, but for many years now there has been nobody to tend to it, and being abandoned it has withered away and died. (63)
La métaphore employée par Nash marque la cruauté du sevrage qui lui a été imposé de facto. Mais ne doit-il pas l’accepter s’il veut se forger une identité digne d’entrer dans la lignée du père ? Par ailleurs, comment entrer dans sa lignée sans son nom ? Théoriquement, l’enfant, en reconnaissant la dimension symbolique de son père et sa fonction interdictrice intègre un nouveau signifiant : le Nom-du-Père qui, selon Lacan, se substitue au désir de la mère. Mais pour être pertinent, ce schéma doit être adapté à la situation d’un œdipe inversé[9]. En effet, il convient plutôt de voir s’actualiser dans la séparation décidée par Edward, un désir du père de couper le cordon ombilical qui le relie à son fils. Ainsi, le but de la traversée – « crossing » – n’est pas qu’une translation dans l’espace : c’est surtout un jeu de mise à distance des affects, qui fait office de sevrage. En l’occurrence, Amélia (la femme d’Edward), participe également à ce sevrage en interceptant les lettres du père et du fils, faisant ainsi croire à l’un et l’autre qu’ils se sont mutuellement abandonnés.
On peut ainsi voir, comme le suggère Anthony Wilden, dans le « Nom du Père », le « Non du Père », c’est-à-dire celui qui ordonne et interdit (Wilden 286). Nash, grand érudit, est une menace pour les Américains car il risque de devenir leur égal. Être libre sur le sol américain, signifie être libre de travailler, de s’enrichir, mais aussi être libre de courtiser les Américaines blanches. Au nom de l’intérêt national, le père adoptif doit le mettre hors d’état de nuire. Il l’exile donc sur un autre continent. Aussitôt arrivé en Afrique, Nash manque cruellement de repères. Au bout de plusieurs années, las d’être ignoré, il cède à la tentation de l’indigénisation, puis se met à enfreindre l’une après l’autre les règles morales qui lui ont été inculquées. Il ira jusqu’à transgresser la ligne de démarcation entre le païen et le chrétien en s’adonnant, non sans une certaine désinvolture, à la polygamie :
My three wives (I have considered a fourth, but the expense is at present beyond me) are faring well, as are the children. Six in total, all of whom receive, from their mothers, instruction in the African language, as I do. (60)
Nash sait très bien que la polygamie est contraire aux principes de la morale chrétienne, mais justifie son indigénisation en prétextant que la solitude et la pression de se conformer aux normes tribales ne lui laissaient guère d’autre choix. A l’instar de Cambridge dans le roman éponyme, Nash incarne la figure du missionnaire corrompu par l’hypocrisie d’un système qui se veut à la fois salvateur et exploiteur. L’ironie de sa situation s’avère d’autant plus mordante qu’il est censé offrir un modèle de piété monogame aux Africains.
Ses propos, exempts de délicatesse, traduisent tout autant la volonté de subvertir les discours dominants qui excluent la jouissance, que l’état de profonde dépression dans lequel il est plongé. La mort symbolique du père, patente en l’absence prolongée du Pater familias, Edward, a enclenché un processus de déclin, gouverné par la « pulsion de mort » qui s’accompagne d’une ouverture à « la dimension du désir, de la vie et de la culpabilité » (Assoun, 699). Les derniers mots de Nash sont censés entraîner une réaction salutaire en provenance d’Edward. C’est à la fois un ultime appel au secours, et un aveu de complaisance dans le péché, car il a perdu la foi. Nous sommes bien loin, ici, de l’exemplarité du jeune Nash qui, au début de sa mission était tenu pour un parangon de vertu par son entourage. Au lieu d’édifier ses nouvelles ouailles, Nash a abandonné les principes de la foi chrétienne qu’Edward lui avait enseignée. Sous son égide, les natifs ont fini par revenir à leur ancien système de croyances animistes, c’est-à-dire au paganisme. De toute évidence, Nash a échoué dans sa mission d’évangélisation car il n’a pas réussi à maintenir ses fidèles dans le droit chemin. Sur le plan familial, l’anomie semble également de mise, car Nash, lui-même en instance de mort psychique, ne se montre guère plus préoccupé par la mort de l’un de ses fils que par le silence prolongé d’Edward :
A large and healthy child, he was taken quite suddenly, and died thereafter. I am not able to say what his sickness was, for this remains a mystery even to those closest to him, who continue to grieve. (61)
L’abandon du père imaginaire conduit inévitablement le fils à abandonner à son tour ses propres enfants. L’ultime espoir de briser le cercle vicieux de l’abandonnique-déserteur, serait d’accepter de voir la vérité en face : l’idéal du moi, instancié en la personne du père adoptif, est mort. L’image du fils en déshérence reflète le syndrome d’effondrement du missionnaire. La paternité d’Edward a été d’abord idéalisée, fantasmée, puis déléguée sous une forme doctrinale à Nash qui s’est vu attribuer, à son corps défendant, la charge d’évangéliser les païens du Libéria, c’est-à-dire de leur imposer sa conception, nécessairement ethnocentrique, de la loi symbolique[10]. Suivre Nash revient à abandonner leurs divinités, déjà investies, elles aussi de la fonction protectrice traditionnellement dévolue au père, mais aussi de la fonction punitive, comme le montre le passage suivant :
[…] the native people among whom we live are very superstitious. If someone dies suddenly, they are sure that somebody must have bewitched them, and off they will go to the grand devil man of the village who will, in exchange for some small trifle, tell them who it was that bewitched the person that died. This person will then be fed some poison in order to dispatch him for his wrongful deed. This appears to me not an entirely unjust method of administering justice, and one from which we of the so -called civilized world might learn something valuable. (31)
Face à tant d’adversité, Nash a relevé le défi d’endosser le rôle du Père de la nouvelle nation à venir. Pari impossible : la charge étant beaucoup trop lourde, et les obstacles trop importants. Nash se contente donc d’être un père biologique qui peine à inculquer les fondements de la culture occidentale et de la religion chrétienne à ses propres enfants, issus d’unions polygames. De guerre lasse, il finit par se rendre à l’évidence que les paradigmes de la conversion ont été faussés dès le départ : « The truth is, our religion in its purest and least diluted form, can never take root in this country » (62). Suivant la conception ethnocentrique léguée par Edward, le regard occidental qui se pose sur les païens africains les perçoit comme des enfants privés des repères de la Loi, car n’étant pas membres de la communauté adoratrice du vrai dieu. Ne connaissant ni l’existence, ni l’enseignement du Christ, ils sont comparables à des orphelins spirituels, d’où la nécessité de combler cette carence en leur envoyant un missionnaire qui pourrait, dans l’imaginaire tout au moins, représenter le père qu’ils n’ont pas eu, voire se substituer à lui. La libération de Nash de cette matrice coloniale s’effectue à l’instant même où il rédige sa dernière lettre à Edward. Par cet acte de désaveu, il s’affranchit de l’« imperial gaze » par lequel le sujet subalterne observé se voit défini en fonction du système de valeurs et de préférences de l’observateur privilégié (Kaplan, 187). Du point de vue du colonisé, auquel Nash se rallie désormais, ce regard infantilise et banalise ce qu’il embrasse.
Dans ce registre d’intentions, l’auteur semble suivre la tendance postcoloniale qui consiste à réécrire l’histoire du point de vue des vaincus afin de montrer leur héroïsme, de les réhabiliter. Il convient, toutefois, de nuancer ce propos. Nash Williams, descendant de l’Ancêtre-narrateur africain, n’est en mesure de remporter une victoire sur la « Loi du père » (Dor, 59), qu’après l’avoir rejetée comme garante de la suprématie du maître :
We, the colored man, have been oppressed long enough. We need to contend for our rights, stand our ground, and feel the love of liberty that can never be found in your America. (61)
Le rejet de la Loi du père américain donne matière à légitimer la réhabilitation du père des originaires, l’ancêtre de la diaspora, qui s’était évincé au bénéfice du père adoptif. Si ce Père-Ancêtre africain était dans l’impossibilité de remplir sa fonction protectrice, à cause de circonstances exceptionnelles, il n’est peut-être pas juste de le juger coupable de désertion. Pouvait-il vraiment faire autrement ? Il y a lieu de se demander, au contraire, s’il n’a pas cherché à sauver le reste de sa famille, dans l’espoir que ceux qui ont acheté ses enfants au titre d’esclaves, feront preuve d’humanité, d’amour envers eux, et les traiteront en enfants adoptifs.
Conclusion
Avec Crossing the River, Phillips signe une remarquable odyssée mémorielle dans l’espace métaphorique de l’Antlantique noir qui se manifeste par une série de traversées transaméricaines et transatlantiques. Au-delà du simple besoin de liberté, la quête du Père reste motivée par un déficit de la Relation fondamentale et se voit donc marquée au coin de l’ambiguïté. Sur le versant identitaire, la recherche du fils exilé s’approfondit dans les voies aporétiques d’un désir de reconnaissance inassouvi et s’associe symboliquement de fait à la dynamique du rachat, si féconde dans les exégèses religieuses. Mais sur le versant existentiel, cette quête révèle toute sa dimension historique et humaine. La figure du missionnaire noir, double subalterne du maître repentant se livre à l’examen critique en qualité de symbole ambivalent. La perte du père marque le début d’un investissement dans le champ du Père symbolique que l’esclave émancipé tend à s’approprier.
Bibliographie
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Notes
[1] Suivant la terminologie reprise par Paul-Laurent Assoun (2003), le père « réel » est un « géniteur, […] l’agent de la castration dont on comprendra que c’est le manque symbolique d’un objet imaginaire. » Quant au père symbolique, « son être réside dans son Nom, mais son Nom est imprononçable ». Le père imaginaire, lui, est « l’agent de la privation, dont on verra que c’est le manque réel d’un objet symbolique. » (Voir également Lacan, 1953).
[2] Nous nous référons ici à la notion d’imago, selon l’acception retenue par Carl Gustav Jung dans La dialectique du moi et de l’inconscient et dans Métamorphoses et symboles de la libido. Selon l’acception jungienne, l’imago paternelle désigne un concept synthétisant la perception que l’enfant peut avoir de son père, mais aussi la conception qu’il s’en fait, cette dernière se traduisant par l’élaboration fantasmatique d’un personnage imaginaire dissociable du père réel.
[3] Dans un article datant de 1977, intitulé « Analyse structurale des récits », Roland Barthes établit une liste de six actants, représentant chacun une « force agissante contribuant à la dynamique de l’action narrative » : le sujet, l’objet, le destinateur, le destinataire, l’opposant et l’adjuvant. C’est cet ensemble d’actants que nous désignons ici par le vocable « économie actancielle ».
[4] Mc 10, 17-22, in La Bible, version de Louis Segond (1910).
[5] L’American Colonization Society, ou Société Américaine de Colonisation, est une société philanthropique américaine fondée en 1817, dont le but était de rapatrier les Noirs affranchis au Liberia, encore appelée la Côte du grain. Son nom complet est : la Société pour la colonisation des personnes de couleur libres d’Amérique. En 1821, elle acheta un territoire africain qui allait être nommé Liberia en 1822. Le choix de suivre, à travers la fiction, la chronologie de cette expérimentation traduit un désir de réalisme et de réappropriation du sens de l’histoire. Dans la veine du métarécit contrehistoriographique, Phillips fait appel au sens critique du lecteur, espérant susciter de sa part, sans doute, une remise en question de l’interprétation des faits historiques. De ce point de vue, Crossing the River, invite à une certaine circonspection.
[6] L’historien virginien Thomas Roderick Dew s’est illustré par ses thèses anti-abolitionnistes. Il prétend, contrairement à Jefferson, que les esclaves du sud, heureux de leur sort, n’aspirent qu’à faire le bonheur de leur maître et peuvent très bien se passer de liberté. Comme le montre la citation ci-après, son discours, publié en 1832 sous le titre « Pro-Slavery Argument », abonde en aphorismes exprimant toute la force des prejugés de l’époque : « Why then, since the slave is happy, and happiness is the great object of all animated creation, should we endeavor to disturb his contentment by infusing into his mind a vain and indefinite desire for liberty—a something which he cannot comprehend, and which must
[7] Le sentiment de dépossession, de vide existentiel grandissant à mesure que l’on s’enfonce dans la sauvagerie, est un leitmotiv commun à Heart of Darkness, Lord Jim et Crossing the River. Conrad et Phillips se rejoignent dans la mesure où ils soulignent tous deux l’inéluctabilité de la chute dans un monde hostile aux valeurs et idéaux de la civilisation occidentale.
[8] Évangile selon Matthieu, chapitre 27, verset 46.
[9] Freud explique cette notion à travers son analyse du désir de « L’homme aux loups ». Par transposition et généralisation, l’oedipe dit « inversé » traduit le désir de séduire le parent du même sexe. Ainsi, le fils éprouve une attirance physique et une admiration hors du commun pour son père, au lieu de vouloir séduire sa mère, comme cela se produit dans le cas d’un œdipe classique. Dans le cas étudié, le maître s’assimile au père, et l’esclave au fils.
[10] Pour Chemana et Vandermersch (2009), il s’agit de « l’ordre instaurant dans les rapports humains par le langage, réglant les interdits et les préférences du sujet, distribuant les places des hommes et des femmes, ainsi que la jouissance qui leur revient selon les structures de la parenté, tempérant les lois objectives du langage et donnant un cadre aux lois normatives de la parole. »