Compte-rendu de Claude Forest, Production et financement du cinéma en Afrique sud-saharienne francophone : 1960-2018, Paris: Éditions L’Harmattan, 2018, 308 p.
par Ginette Ngo Mintoogue
Université de Lyon 2
Le sujet désire l’objet parce que le rival lui-même le désire. En désirant tel ou tel objet, le rival le désigne au sujet comme désirable. Le rival est le modèle du sujet, non pas tant sur le plan superficiel des façons d’être, des idées, etc. que sur le plan essentiel du désir.[1]
C’est par cette citation de Girard que l’auteur introduit son propos et plonge d’emblée le lecteur dans la réalité des dynamiques sous-jacentes qui façonnent le financement et la production de l’industrie cinématographique en Afrique sub-saharienne. Bien que la théorie des désirs mimétiques développée par Girard semble au premier abord éloigné de l’idée de l’ouvrage, elle propose cependant une grille analytique stimulante. Celle-ci permet notamment d’identifier et de comprendre les influences artistiques et thématiques qui animent les artistes les artistes, les contenus des films, les stratégies de financement et de production et de distribution des œuvres.
Dans son ouvrage intitulé Production et financement du cinéma en Afrique sub-saharienne francophone, publié en 2018, Claude Forest propose une analyse approfondie des dynamiques économiques et institutionnelles qui structurent l’industrie cinématographique dans cette région spécifique. L’ouvrage comprend deux grandes parties.
La première, intitulée “Les Afriques marronnes étaient mal parties” s’étend sur quatre chapitres qui traitent respectivement des réflexions lexicales et méthodologiques, les longs métrages produits en Afrique sub-saharienne francophone (ASF), les soutiens financiers de la France à la production, et enfin le financement de la production. Dans la deuxième partie intitulée “Portraits de producteurs d’Afrique sub-saharienne francophone (ASF). Du Congo à la Côte d’Ivoire, en passant par le Burkina Faso au Cameroun”, l’auteur présente un panorama des producteurs de cinéma en ASF qui contribuent à la productivité de l’industrie cinématographique locale. Cette multitude de profils témoignent en outre de la diversité d’environnement et des singularités liées à l’adversité dans le milieu cinématographique d’un pays à un autre, d’un producteur à un autre.
L’auteur aborde les défis auxquels sont confrontés les cinéastes africains pour produire et diffuser leurs œuvres, ainsi que les stratégies déployées par ces derniers pour surmonter les différents obstacles rencontrés. En s’appuyant notamment sur le cas du Burkina Faso, du Mali, de la Côte d’Ivoire, du Bénin, du Togo, il met en lumière un système économique et politique qui repose sur la capacité des volontés à se fédérer dans le cadre d’actions collectives pour propulser l’industrie du cinéma en proie à des tensions économiques et institutionnelles significatives. Forest souligne que : « Alors que voici encore quelques années dominaient les discours de déploration sur la faillite de la filière, et ceux incantatoires sur des solutions miraculeuses proportionnelles aux récriminations contre les Etats défaillants, un nombre croissant d’acteurs se situe dans l’action, fait des œuvres filmées, se débrouille et certains plus que très bien matériellement, ne cessant de dire et montrer qu’il est possible de vivre de leur métier. » (9)
Cet ouvrage constitue une contribution majeure à la compréhension des enjeux liés à la production cinématographique en contexte africain francophone, en mêlant approches théoriques, études de cas et données empiriques.
Dès l’introduction, Forest contextualise le secteur du cinéma en Afrique sub-saharienne, soulignant la diversité culturelle, économique et institutionnelle qui caractérise cette zone. Il insiste sur le fait que, contrairement à d’autres régions du monde où le cinéma bénéficie de financements publics ou privés stables, en Afrique francophone, la production cinématographique est souvent confrontée à des défis spécifiques : difficulté d’accès aux subventions étatiques, faiblesse des infrastructures, manque de financements durables, et difficultés d’accès aux marchés internationaux. La problématique centrale tourne autour de la capacité des acteurs locaux à produire et à financer leurs œuvres dans un environnement souvent marqué par l’instabilité politique et économique. Aussi rappelle-t-il que : « …Les films de cinéma jouent sur leur rareté relative, en raison de leur coût de production et de leur nombre nécessairement plus restreint, car il existe moins d’écrans de salles de cinéma que de grilles horaires ou faisceaux de diffusion numérique accessibles sur écran domestique. Toutefois, au-delà de leur diffusion, les conditions de production (écriture, tournage,…) ne sont pas les mêmes non plus, et à ce jour, en sus de l’absence de filière industrielle du cinéma (production, distribution, exploitation), il manque encore également un autre triptyque (pour fonder une cinématographie : lieux de formation (techniques et théoriques), instance d’échange et d’élaboration d’un discours (ciné-clubs, critiques), puis de rencontres et de légitimation (festivals nationaux) même si ces derniers sont en phase d’émergence accélérée. » (10-11)
Le propos de l’auteur se construit en outre autour de trois axes majeurs : la production cinématographique, le financement, et le rôle des institutions.
Claude Forest commence par analyser l’environnement de la production, en soulignant la prédominance des petites structures à budget réduit, souvent informelles, qui peinent à assurer une production régulière. Il met en évidence la dépendance accrue à l’égard des financements extérieurs, notamment ceux provenant de la diaspora, des ONG, ou des organismes internationaux, qui jouent un rôle crucial dans la survie de cette industrie. La question de la qualité, de la diversité et de la pérennité des œuvres y est également abordée. En ce qui concerne le financement, Forest explore les niches de financements ou les leviers de ressources possibles, tels que les subventions publiques, les fonds spécifiques, ou encore le crowdfunding, tout en soulignant leur déficience relative pour soutenir une industrie en expansion. Il met en lumière la difficulté pour les producteurs locaux d’accéder aux crédits et aux investissements privés, faute d’un cadre juridique adapté et d’un environnement économique favorable. Forest insiste aussi sur l’importance des circuits de diffusion (festivals et marchés du film) comme leviers pour valoriser et financer les productions africaines.
En ce qui concerne l’analyse des institutions, celle-ci est particulièrement riche. Forest jette un regard critique sur le rôle des organismes nationaux et régionaux (CNC, FEPACI, etc.) dans la structuration du secteur, tout en en insistant sur les limites de leur contribution par rapport aux enjeux réels de financement et de production. Il plaide également en faveur du renforcement de la coopération panafricaine pour créer des espaces de dialogue, de partage de ressources et de formation, afin de remédier à l’insuffisance des structures locales.
L’un des points forts de l’ouvrage réside dans son utilisation d’études de cas illustrant différentes expériences nationales en Afrique de l’Ouest, notamment celles du Sénégal, du Burkina Faso et du Mali. Ces exemples servent à illustrer non seulement les stratégies adoptées par certains acteurs pour naviguer au milieu des obstacles institutionnels et structuraux, mais aussi à montrer la diversité des trajectoires possibles. Forest insiste non seulement sur l’importance du contexte local, mais aussi sur la nécessité d’une vision stratégique à l’échelle régionale pour faire face aux défis communs à long terme. Son analyse critique met en évidence que, malgré un potentiel indéniable, l’industrie cinématographique en Afrique francophone souffre d’un déficit d’infrastructures, de cadres réglementaires adaptés et de financements pérennes. Cependant, l’auteur se veut à la fois réaliste et potentiellement optimiste quant aux perspectives d’avenir reposant sur le choix de l’authenticité des œuvres et des systèmes, en insistant également sur le rôle croissant des nouvelles technologies (notamment le numérique) qui offrent de nouvelles opportunités pour la production, la diffusion et la commercialisation des œuvres. A cet égard, il estime que : « …Car accepter de ne plus imiter un modèle matériellement inatteignable, pour ne plus s’empêcher de construire d’autres prototypes d’assemblage de l’image qui parleraient différemment de leur monde différent, il existe des rêves plus funestes pour les producteurs africains. Reste à savoir ce qu’ils vont en faire dans les décennies à venir. Mais cela c’est une autre histoire. Et nous pensons que c’est la leur d’histoire, pas plus celle de la France ou de l’Europe. » (13-14).
Cet ouvrage de Forest constitue donc une lecture essentielle pour comprendre les dynamiques institutionnelles, structurelles, et économiques dans le domaine des arts et de la culture en Afrique noire en générale, mais surtout dans le domaine du cinéma en particulier. Forest comble ainsi une lacune importante dans la littérature sur le cinéma africain en proposant une étude politique et économique de la production cinématographique en contexte africain francophone pour les professionnels, les chercheurs et passionnés du cinéma africain francophone.
Son analyse rigoureuse, étayée par des exemples concrets, permet de saisir à la fois les défis et les potentialités d’un secteur en pleine mutation. Si l’ouvrage souligne l’urgence d’un renforcement des capacités locales et d’une meilleure coordination régionale, il donne également des pistes pour envisager un avenir où le cinéma pourrait jouer un rôle majeur dans la construction identitaire, culturelle et économique de l’Afrique francophone.
[1] René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, p.216.
