Poïétique des socles vides. L’iconoclasme organique chez Kiluanji Kia Henda et Iván Argote

Occitane Lacurie
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

 

— Désirez-vous visiter, Monsieur ? Je me ferais un plaisir de vous guider.
— Et que visite-t-on ?
— Le pays, Monsieur, tout le pays.
À son tour il levait le bras, étendait la main et semblait d’un même mouvement envelopper les enclos aux murailles hautaines, les arbres secrets et le labyrinthe des routes tournoyant parmi les parcelles. […]
— Peut-être ignorez-vous, Monsieur, que dans notre pays on cultive les statues.
– Jacques abeille, Les Jardins statuaires, 1982.

Abstract

In Redefining K. K. Henda takes advantage of the pedestals without statues, emptied of the colonists who sat on them at the time of independence, to have Angolan performers from the world of activism climb on them and photograph them in full movement. I. Argote, on the other hand, empties the bases of the statues. After adorning statues of conquistadors with coloured ponchos in Turistas in 2011, the artist completely erases Francisco de Orellana, the so-called discoverer of the Amazon, in Et cetera in 2019, enclosing him in a coffin of mirrors. All that remains of the statue is a blackened pedestal, studded with lichen, topped by a strange cube that reflects the surrounding nature.

The two artists have in common that they replace sculptures with bodies or plants, in short, with non-mineral, organic, living elements, supposed to embody a form of autochthony and contemporaneity. For the opposition is above all material (the stone marked by the passage of time versus the vitality of the dancers or the forest), materialistic (the fixation of an official memory versus the photograph of a gesture or a reflection) and therefore political (occupying or inhabiting the space in the long term).

Based on this game of oppositions, this article will study how artists manage to turn dead memory into living memory by animating the inanimate and to question the political consequences of such a transmutation. In addition to the question of the re-appropriation of post-colonial space, we hypothesize that such a “poetics of empty pedestals” opens the possibility of a memory in perpetual mutation. If, in Statues also die, Chris Marker qualifies the Western relationship to statues as a “botany of death”, comparing them to fossilised plants, Argote and Henda invent an “organic memory”, based on a poetics of the relationship with its environment.

Discours

En parcourant l’exposition « Global(e) Resistance. Pour une histoire engagée de la collection contemporaine » que le Centre Pompidou (Paris) organisait en 2020 à partir des acquisitions récentes du service Création contemporaine et Prospective, la visiteuse ou le visiteur pouvait se retrouver face à un étrange piédestal. Couvert de lichen et constellé de taches, le socle érodé par le passage du temps était surmonté d’un cube de miroirs qui reflétait les personnes le contournant. Un carton indiquait qu’il s’agissait d’une reproduction du happening filmé par l’artiste colombien Iván Argote (né en 1983) pour le projet La Estrategia (2012), intitulé « Etcétera », au cours duquel un groupe d’artistes basé à Bogota s’emploie à recouvrir de miroirs le buste de l’explorateur européen qui aurait, le premier, posé le pied en Amazonie. Plus loin, une autre performance extraite de La Estrategia mettait en scène des statues de personnages historiques espagnols, vêtues de ponchos traditionnels dont les couleurs vives contrastent avec le bronze sombre, tandis qu’en face étaient exposées des photographies de la série Redefining the Power (2012) réalisée par l’artiste angolais Kiluanji Kia Henda (né en 1979) dans le cadre du projet Homem nuevo. Dans cette série sur les socles de pierre vidés de leurs figures de l’histoire portugaise, posent des figures éminentes de la scène alternative de la capitale, Luanda.

Car tout au long de l’entreprise coloniale, dans les pays africains comme sud-américains, les statues ont joué un rôle central dans la construction d’une continuité symbolique entre métropoles et colonies. Dans cette colonisation des mémoires, l’impérialisme trouve une assise, une consolidation idéologique : l’histoire des nations colonisatrices doit être transplantée sur les territoires colonisés afin de les inclure dans le roman national de l’empire colonial, quitte à « doter les assujettis de représentations du passé recomposées par ses soins[1] ». À partir de ces monuments qui demeurent parfois visibles, Achille Mbembé déploie une pensée de cette théorie politique de l’occupation de l’espace urbain et mémoriel :

Ces restes du potentat [les statues coloniales encore présentes sur les places africaines] sont les signes de la lutte physique et symbolique que cette forme de pouvoir a été obligée de mener contre le colonisé. L’on sait que, pour être durable, toute domination doit s’inscrire non seulement sur les corps de ses sujets, mais aussi laisser des marques sur l’espace qu’ils habitent et des traces indélébiles dans leur imaginaire[2].

À l’heure des indépendances, ces signes de la domination coloniale qui occupent l’espace public sont voués à en être retirés, laissant derrière eux des socles vides – soit littéralement dépourvus de statue, soit symboliquement privés de leur pouvoir. Au gré des bouleversements politiques que connaissent successivement les pays anciennement colonisés, les statues vont et viennent sur ces piédestaux, tantôt réinstallées à l’identique, tantôt remplacées par des figures d’inspiration réalisme-socialiste de héros des indépendances[3]. D’autres socles demeurent vides et sont peu à peu noircis par le lichen, le temps et la pollution des métropoles africaines ou sud-américaines en continuelle expansion. À Bogota comme à Luanda, les renversements de pouvoirs et les changements d’alignement se succèdent : l’Angola passe de la sphère d’influence du Portugal à celle du Bloc de l’Est puis à celle de l’Occident en tant que pays producteur de pétrole. Et la Colombie, de celle de l’Espagne à celle des États-Unis avec la signature du Pacte de Bogota qui entérine la création de l’Organisation des États Américains en 1948.

La statuaire n’échappe pas à ces cycles successifs qui se traduisent par un constant réagencement de l’espace politique et mémoriel, pas plus que la cyclicité de la vie des statues n’échappe à la génération d’artistes à laquelle appartiennent Iván Argote et Kiluanji Kia Henda. Conçus comme des doubles immortels supposés survivre aux « grands hommes » qu’ils représentent, ces monuments coloniaux ont en réalité une durée de vie inférieure à celle d’un être humain, sont relogés ou détruits. Dans les pays anciennement colonisés, la durée de vie des statues ne correspond plus aux temporalités telluriques des matériaux minéraux qui les composent (la pierre ou l’airain). Si bien qu’en réponse à cette périssabilité nouvelle des statues de leurs villes, l’œuvre d’Iván Argote comme celle de Kiluaji Kia Henda formulent la proposition d’une statuaire sans roche ni métaux, ouvrant la possibilité d’une mémoire en perpétuelle mutation.

Statuomanie coloniale, iconoclasme décolonial

Les jardins statuaires : occuper l’espace

            Le concept de statuomanie, tel que forgé par Maurice Agulhon[4], plonge ses racines dans un XIXe siècle si fécond en monuments que la métaphore fongique devient l’une des plus populaires pour qualifier la frénésie statuaire de l’époque. L’historien s’inspire du terme en vogue dans la presse et chez les poètes satiriques de l’époque pour décrire la saturation de l’espace public par les statues si bien qu’il est coutume de les comparer à des champignons ou à de la mauvaise herbe. L’image est notamment employée par le chansonnier Auguste Barbier dans « La statuomanie[5] » dès 1865 :

Comme des champignons, ces pâles cryptogames
Que septembre orageux de ses humides flammes
Enfante par centaine aux rebords des chemins

La figure reparaît quinze ans plus tard chez Émile Zola, qui fustige, dans Le Figaro, les pouvoirs publics refusant d’ériger une statue à la mémoire d’Honoré de Balzac :

Balzac est mort en mai 1850, il y aura bientôt trente et un ans. Et Paris ingrat, à une époque où les statues poussent en une nuit sur le pavé comme des champignons [nous soulignons], n’a point encore songé à honorer le grand romancier du siècle, un des plus illustres enfants de la France. Pas même un buste sur une de nos maigres fontaines pas même une plaque de marbre rappelant une date de sa vie[6].

Dans Le Charivari (qui consacre pas moins de dix articles et chroniques acerbes au sujet entre 1884 et 1897) le chroniqueur Paul Girard s’inquiète, à partir de l’exemple du Jardin du Luxembourg qui accueille en l’espace de quelques années, les statues de Delacroix, Banville, Mürger et Watteau, de ce que les jardins publics parisiens deviennent peu à peu des « jardins des morts » car « avec la statuomanie dont notre époque est possédée, on ne saurait prévoir où la plantation de cénotaphes s’arrêterait[7]. » Cette prolifération statuaire et le choix des sujets commandés aux artistes s’expliquent par un changement de paradigme à la fois démographique et idéologique. Les villes européennes s’étendent et se peuplent, il s’agit alors de les « meubler » de squares, de fontaines, de mémoriaux mais aussi de statues de « grands hommes » dont on souhaite ancrer la mémoire dans l’espace public et que l’on souhaite ériger en exempla pour les citoyens et citoyennes. Par le « culte du grand-homme », c’est un corpus mémoriel républicain qu’il est question de construire à marche forcée et dont la sculpture est le médium. Toutefois, le trop-plein de statues porte atteinte à la dignité que sont censées revêtir les œuvres, commandées à grands frais par la puissance publique, solennellement inaugurées et supposées traverser les âges, véhiculant avec elle le souvenir du personnage représenté. Tout se passe comme si la solidité de la roche ou de l’airain ne valait que par sa rareté et le discernement avec lequel il était fait usage de ces matériaux dans l’espace public. Autrement dit, à trop « statufier » les parcs des grandes villes, le minéral dont sont faites les sculptures finit par se confondre avec les végétaux qui agrémentent les promenades et les statues disparaissent de ce qu’elles ne sont plus remarquables.

Les pays colonisés par les puissances européennes n’échappent pas à cette fièvre statuomane. D’autant plus que l’occupation de l’espace revêt un enjeu supplémentaire en contexte colonial : la présence de la nation colonisatrice s’incarne dans la présence du « découvreur » à l’origine de la colonisation du territoire, d’un officier de l’armée coloniale qui se serait illustré lors de la conquête ou d’un politicien métropolitain présenté comme un bienfaiteur de la colonie en question. La place qu’occupent alors ces sujets sculptés est plus ambigüe et retrouve certains traits des figures d’inspiration dynastique ou religieuse que l’Ancien Régime choisissait pour incarner l’origine mythique de la nation et de ses souverains. Ces corps de pierre viennent assurer le double rôle qui était assigné aux statues royales peuplant les villes : en plus de donner une représentation du personnage qui perdure dans le temps, par-delà la mort, ces images fonctionnent comme des fondées de pouvoir de celui-ci. Ces statues agissent comme des relais de la domination qu’exerce le souverain sur un mode ubiquitaire, la prolongeant au sein d’espaces où la présence royale ne peut être qu’indirectement sensible[8]. En contexte colonial, c’est l’autorité de la métropole qu’il s’agit de manifester symboliquement sur un sol assujetti. L’ambition est alors de reproduire – ou de transplanter – l’écosystème statuaire de figures que le pays colonisateur met en scène dans son espace public. En d’autres termes, l’architecture et la mémoire font partie du répertoire d’actions dont dispose la métropole pour intégrer l’espace colonisé dans un maillage symbolique du territoire qui contribue à maintenir en cohérence son empire colonial à la manière d’un réseau de communications[9]. Au sein de celui-ci, les statues occupent le rôle de nœuds, d’où le choix de leur position géographique dans l’espace public – aussi crucial que celui de la figure représentée – et la nécessité, pour les gouvernements indépendants, de les retirer afin que ces machines mémorielles cessent de fonctionner.

Une botanique de la mort[10] : le Fort São Miguel À Luanda et le Monument des Rois Catholiques À Bogota

La série Redefining the Power de Kiluanji Kia Henda est en réalité le « négatif » d’une première série photographique, Balumuka (embuscade), réalisée dans l’enceinte du Fort São Miguel de Luanda qui sert de dépôt aux statues retirées par les pouvoirs successifs. Les chevaliers en côte de maille et les généraux en redingote côtoient des véhicules militaires d’époques différentes, amassés dans cette cour que le bronze rongé par le vert-de-gris et les traces de rouilles des blindés tendent à faire ressembler à une décharge à ciel ouvert. Les gestes dans lesquels ces personnages sont figés empruntent à une grammaire bien connue des représentations des puissants que leur promiscuité rend d’autant plus manifeste : la main droite levée et un parchemin à la main ou un livre sous le bras pour les hommes que l’habit permet de rapprocher de la Renaissance, les deux mains sur le pommeau d’une épée pour le chevalier de la Reconquista ou sur celui d’un sabre pour le général d’armée. Mais privées du lieu sur lequel ces statues exerçaient autrefois leur pouvoir symbolique, ces attitudes confinent au comique voire au grotesque qu’accentuent les proportions démesurées de sculptures prévues pour des piédestaux en hauteur.

 Une expérience similaire a lieu dans La Estrategia d’Iván Argote lorsque le groupe d’artistes que suit le cinéaste se rend auprès du Monument des Rois Catholiques de Bogota. Le commentaire, un brin moqueur, souligne les ironies de l’histoire qui n’ont cessé de déplacer les statues qui le composent, celles d’Isabelle de Castille dite « la Catholique » et de Christophe Colomb, jusqu’à ce que le positionnement et la posture des deux personnages perdent tout à fait le sens prévu par l’artiste et les autorités. Commandées pour les quatre cents ans de la « découverte » de l’Amérique en 1892, les œuvres n’ont pu être installées qu’en 1938, pour les quatre cents ans de la fondation de Bogota, faute d’argent. La statue de Christophe Colomb tend le doigt et indique une direction, tandis que le reste de son corps est comme tourné vers une foule invisible qu’il serait en train de guider. Mais à force de déplacements et de réaménagements de la très empruntée Avenida El Dorado conduisant à l’aéroport du même nom, l’explorateur ne pointe plus vers l’Ouest qu’il désignait autrefois, mais vers le Sud – vers la Banque de Bogota toute proche ? Ou peut-être vers l’Amazonie ? Les deux statues qui se font face, devenues illisibles, sont souvent interprétées par les passants et les passantes comme un couple de monarques oubliés. De cette croyance, le commentaire imagine une histoire d’amour secrète, permettant de moquer l’entreprise coloniale :

L’autre chose curieuse, c’est que beaucoup de gens pensent que c’est la Reine et le Roi. Alors je me demande si « l’Amérique » n’était pas une sorte d’excuse pour que Christophe et Isabelle… pour qu’ils aient une petite affaire… l’un avec l’autre. Je ne sais pas !

Comme dans la cour du Fort São Miguel, les errances des statues hors des emplacements choisis pour elles, les métamorphosent en personnages vaudevillesques dont le récit peut être détourné au détriment de la mémoire officielle dont elles étaient supposées être les supports. Le lien entre la symbolique qui leur était assignée et leur structure métallique est rompu : séparée de son socle initial, la statue flotte en liberté dans l’espace urbain et dans l’espace mental des personnes qui la contemplent.

            La vague suivante

Kiluanji Kia Henda et Iván Argote ont en commun cette conscience aiguë de la vie cyclique des statues comme de la fragilité à laquelle leur nature essentiellement symbolique les condamne. Kia Henda, né en 1979 raconte les métamorphoses dont il a été témoin dans les parcs et sur les places de Luanda où il a passé la majeure partie de sa vie, que ce soit après la chute de la République Populaire d’Angola en 1992 ou tout au long de la guerre civile qui n’a cessé qu’en 2002 avec le Mémorandum de Luena dit de la « compréhension » (Memorandum de Entendimento) qui amorce un processus de paix fondé sur le pardon et l’oubli[11]. Cette génération d’artistes n’est pas dupe de la pérennité que sont supposés conférer les matériaux aux figures. La pierre, le bronze, choisis pour leur résistance ne garantissent plus la durabilité des monuments car la destruction matérielle n’est pas le seul péril qui menace ces symboles de pouvoir. Dans l’introduction de L’Odyssée de la mémoire (2010), Christine Bergé interroge les conditions de survivance des « supports de mémoire » auxquels elle associe, avec Mary Carruthers[12], les statues à visée mémorielle :

Minéraux, végétaux, animaux quels périls menacent la matière de ces supports de la mémoire, quelles maladies les rongeront un jour ? Quel feu, quel déluge, quelle guerre les feront disparaître ? Enfin il y a les mythes et les poèmes, les chants et les danses, ce que les hommes apprennent, enseignent, se transmettent oralement. Les mémoires vives de ceux qui chantent et jouent sont fragiles et elles aussi, elles durent ce que durent les hommes[13]

D’un point de vue matériel, le minéral en tant que tel persiste. En revanche, les phénomènes de déplacement, d’oubli, de désintérêt qui coïncident avec les bouleversements successifs de la vie politique des pays anciennement colonisés menacent les statues qui, bien qu’intactes, ont perdu ce qui faisait d’elles des monuments. Aussi faut-il tracer une ligne de partage entre la sculpture, c’est-à-dire l’œuvre d’art, virtuellement éternelle, et la statue, bien plus fragile, qui inclut la sculpture mais aussi sa place dans la ville, la relation qu’elle entretient avec son environnement et le crédit que lui accordent les passants et les passantes. Le moindre déplacement – au sens géographique mais aussi symbolique – peut remettre en cause cette aura statuaire qui paraît puiser une grande part de sa force dans le piédestal sur lequel la sculpture est installée. Dans Under the Silent Eye of Lenin (2017) – qui emprunte son titre au discours d’inauguration du premier président angolais, António Agostinho Neto, en 1975[14] –, Kia Henda fait la démonstration de cette mutabilité du matériau. Cette installation est composée d’une pièce sombre dans laquelle se trouvent trois bustes de Lénine, de photographies militaires accrochées aux murs tandis qu’est diffusé un discours en russe. Les bustes ne répondent pas aux codes classiques du réalisme soviétique ni même au constructivisme russe : Lénine est représenté sous les traits d’un nkisi, ces statuettes de bois réputées habitées par des esprits, utilisées lors de rituels magiques, l’une d’entre elles est même criblée de clous rouillés.

Peaux, pierres, plantes

Des statues mortelles

La performance que Kiluanji Kia Henda prépare pour l’édition 2021 du Festival International du Film de Rotterdam (iffr), History is a bitch, s’inspire de la place Kinaxixi se situant au centre-ville de Luanda et des travailleuses du sexe qui l’environnent[15]. L’histoire de cette place est paradigmatique des strates mémorielles qui se sont superposées dans la ville à la faveur des cycles politiques qu’a traversés l’Angola. Le titre de la performance souligne avec humour l’approche cyclique qu’adopte l’artiste à l’égard de l’histoire de sa ville en s’inspirant de la célèbre maxime populaire sur Internet, mème comptant parmi les plus anciens encore en circulation, « Karma is a bitch ». Faisant référence à la notion hindouiste ou bouddhiste de rétribution que reçoit l’individu en conséquence de ses actions accomplies dans ses cycles de vie antérieurs, cette phrase est souvent associée à une vidéo, un .gif ou un court récit mettant en scène un incident ou une déconvenue survenue à la suite d’un comportement stupide voire malveillant. D’abord étang réputé hanté par une divinité tutélaire, le plan d’eau de Kinaxixi est comblé par les autorités coloniales portugaises pour en faire un square occupé une statue. À l’avènement de la République Populaire Angolaise (rpa), le monument est retiré et les forces cubaines venues prêter assistance aux indépendantistes installent un char d’assaut sur le socle vide. Aujourd’hui, l’engin est remisé dans la cour du Fort São Miguel, parmi la foule amoncelée des statues de la ville et le parc est encerclé par les carcasses en béton des projets architecturaux colossaux financés par les pétrodollars. La narration de la performance est destinée à être interprétée par une voix féminine, à la première personne, entretenant l’ambiguïté quant à l’identité de la locutrice. La nature du commentaire oscille entre le récit d’une prostituée travaillant aux abords du parc Kinaxixi, décrivant les blessures dont son corps conserve la trace, et la prosopopée d’un lieu marqué par les époques successives de la colonisation, du régime socialiste et celui, contemporain, de la rente pétrolière gangréné par la corruption. Par ce choix esthétique, Kiluanji Kia Henda prête à cet espace une voix ainsi qu’un corps, sans pour autant que celui-ci ne soit la représentation sculptée d’un personnage ou d’un symbole de pouvoir. À la pierre de la statue coloniale et à l’acier de la machine de guerre soviétique, l’artiste préfère une métaphore de peau abîmée, celle d’une personne qui habite et travaille cet espace. Au fétichisme de la statue coloniale du grand-homme comme à la mise en scène ancrée dans la guerre froide d’un engin (le char cubain) ou d’un buste (celui de Lénine), tous deux métonymiques de l’alignement de l’Angola sur le bloc soviétique au lendemain de l’indépendance, Henda oppose des figures qui interviennent sur l’espace luandais, qui contribuent à le produire.

Des statues vivantes

            Pour la série photographique Redefining the Power, Kiluanji Kia Henda a recherché dans Luanda les socles vides correspondant aux statues entreposées dans la cour du Fort São Miguel, supposant que le corolaire de ce cimetière de statues devait être un certain nombre de piédestaux nus – malgré leurs positions centrales dans l’espace urbain, l’artiste affirme n’avoir jamais remarqué ces manques dans le continuum symbolique de la ville. Kia Henda décide alors d’y installer des activistes, performeurs et artistes de la scène alternative luandaise sans intervenir dans la composition des costumes ou de la gestuelle de ces « peculiar people in the city[16] ». À ce titre, la posture de l’écrivain Shunnuz Fiel est particulièrement intéressante : un livre à la main, l’autre bras levé dans un geste outré de déclamation, il adopte une posture qui n’est pas sans évoquer celle qui était donnée aux sculptures de législateurs dans le xixe siècle européen. La statue semble s’être changée en homme, en rétrécissant et en se parant de couleurs vives dans le processus à la différence près que seule la photographie demeurera de la scène, comme un souvenir ou une plaisanterie, sans la volonté d’occuper durablement l’espace qui est inséparable de l’édification d’une statue.

The Isle of Venus (2018) participe d’une même transformation du marbre en corps humains en recouvrant des reproductions miniatures de sculptures célèbres de l’art classique européen de préservatifs colorés – impossible, en tant que personnes françaises, de ne pas penser au fameux « encapotage » de l’obélisque de la Concorde par Act Up Paris en 1994. Là encore, il s’agit d’un acte de transmutation : la pierre est transformée en organe vivant dans la mesure où la présence d’un préservatif implique métaphoriquement la présence d’un fluide corporel et la hauteur à laquelle sont réduites les œuvres originales les rapproche de la taille d’un pénis humain. Cette transmutation a deux conséquences : la mise en lumière à la fois de la dimension phallocratique de tels édifices – en témoigne la collocation française du substantif « érection » et du nom monument – et de leur nature organique, donc périssable, réactivant ainsi doublement le motif classique de la vanité.

La nature iconoclaste

Chez Iván Argote, le collectif d’artistes filmé dans La Estrategia fait un pas de plus dans cette métamorphose de la pierre en organisme en convoquant d’autres règnes du vivant : c’est à la nature environnante elle-même qu’est confiée la transformation des statues, à la manière de la terre des jardins statuaires de Jacques Abeille qui influence la taille et la forme des sculptures qui y poussent.

Nous voulions réévaluer notre relation à une certaine tradition. Donc nous sommes allés voir Isabelle… Isabelle la Catholique. Quand nous sommes arrivés, nous étions surpris de voir que les abeilles avaient colonisé tout son corps. C’est sûr, elle avait une reine à l’intérieur.

À ce stade de la séquence des « Turistas » seul le commentaire permet de connaître le personnage de bronze auprès duquel s’est arrêté le groupe d’artistes-iconoclastes : le cadre est occupé par une portion de métal sombre filmée en gros plan, contre laquelle pullulent les insectes. Ce plan déterritorialisant montre bien ce qu’est devenue – ou ce que n’a jamais cessé d’être, d’un point de vue autre qu’humain – la statue de la reine espagnole : une structure métallique propice à abriter une ruche. L’image de cette statue-ruche de la colonisatrice colonisée, postée entre deux routes embouteillées, n’est pas sans évoquer la description que fait le pamphlétaire Frédéric Henriet cité par Agulhon dans l’article de 1978, moquant, dès 1893 les « statues de bronze de pacotille qui peuplent jusqu’à nos moindres carrefours » érigées par les politiciens « moins pour honorer leurs morts que pour les exploiter » :

[…] le nouveau grand-homme en paletot de la Belle Jardinière […], du haut de son piédestal, sert désormais de point de ralliement aux moineaux dans la verdure d’un square, ou remplit l’office de « refuge » au centre de quelque place[17]

À Bogota, les artistes ont été comme devancés par ces abeilles iconoclastes qui, comme les moineaux français avant elles, accomplissent sans le savoir un geste comparable à celui qu’effectue le groupe dans la toute première installation du film.

Dans cette première séquence qui donnera lieu à la photographie intitulée « Etcétera », les artistes emprisonnent le buste du « soi-disant découvreur de l’Amazonie » dans un cube de miroirs reflétant la végétation alentour. Observées depuis un point de vue fixe, les réflexions semblent avoir pour but de rendre invisible de la statue et ainsi vider métaphoriquement le socle mais lorsque le filmeur se met à tourner autour de l’installation, la frondaison se met à défiler sur les miroirs dans le sens inverse du mouvement de la caméra, opposant un panoramique de la forêt au travelling autour du piédestal. Le buste est non seulement soustrait au regard des passantes et des passants mais réfracte désormais également son environnement : le « découvreur » de l’Amazonie est remplacé par le lieu-même que l’historiographie coloniale ne reconnaît qu’à partir de sa « découverte » par un regard européen. Le dispositif fait plus qu’invisibiliser le personnage : il renvoie le regard de l’observateur ou de l’observatrice vers la nature alentour, qui existe indépendamment de tout point de vue – et surtout, indépendamment de toute « découverte » –, il invite à détourner les yeux de la statue, la privant de sa centralité, contrecarrant l’effet polarisant qu’elle exerçait sur son milieu.

Conclusion : boutures

En 2020, Kiluanji Kia Henda a été commissionné par l’État portugais pour créer le premier mémorial de la traite esclavagiste à être édifié sur le continent européen, à Lisbonne. L’artiste n’a pas opté pour une interprétation littérale telle que celles que l’on peut rencontrer dans les Antilles françaises, pas de statues de marbre ou d’airain représentant la libération anciens ou anciennes esclaves ou Amador, meneur de l’insurrection de São Tomé en 1595 qui s’était traduite par la destruction des plantations de l’île. Kiluanji Kia Henda a choisi de représenter des plants de cannes à sucre, peints en noir. Plus d’un siècle après les critiques de la statuomanie qui s’exprimaient en France et qui moquaient ces sculptures vidées de sens par leur prolifération dans l’espace public, les transformant métaphoriquement en plantes ou en champignons, le travail de Henda et d’Argote s’inscrit dans la continuité de ce geste de transmutation, lui conférant une portée politique. Déplaçant les statues d’un règne à l’autre, du minéral à l’organique, ce jeu de substances procède d’un iconoclasme spécifiquement matérialiste car détruire, retirer, déplacer ou détourner les statues afin de les priver de la situation qu’elles occupaient dans l’espace social ne suffit plus. Il s’agit désormais de s’en prendre à l’autre versant de la puissance de la statuaire publique : le matériau dont sont issues les œuvres. En puisant dans des matière dont la durée de vie et le cycle biologique est corrélé avec celui du vivant, ces statues écologiques, qui ont conscience d’être mortelles, qui ne font plus conflit avec leur environnement, renoncent à la posture de domination qui caractérisait la statuaire coloniale. Il n’est plus question d’imposer à l’espace social une occupation symbolique, ni de prétendre reconfigurer la mémoire collective en y inscrivant un personnage de force, mais de proposer des formes plus descriptives et plus éphémères de figures ou d’images sur le mode de la cohabitation. Ainsi, la mémoire n’est plus pensée comme un territoire à conquérir mais comme un écosystème protéiforme, en constante évolution : propice à accueillir d’autres figures et d’autres vivants.

Bibliographie

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Notes

[1] Jean-Pierre Chrétien & Jean-Louis Triaud (dir.), « Réappropriation des contacts avec l’Occident et ferveur commémorative (Introduction) », dans Histoire d’Afrique : les enjeux de mémoire, Paris, Karthala, 1999, p. 371-375.

[2] Achille Mbembé, « Le petit secret », dans Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2015, p. 153-190.

[3] Nora Greani, « Le fond de l’art était rouge. Transferts artistiques entre l’ancien bloc socialiste et la République populaire du Congo », Cahiers d’études africaines, no 226, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, juillet 2017, p. 379-398.

[4] Maurice Agulhon, « La “statuomanie” et l’histoire », Ethnologie française, no2/3, vol. 8, « Pour une anthropologie de l’art », 1978, p.145-172.

[5] Auguste Barbier, « La Statuomanie », Les Satires, Paris, Dentu, 1865.

[6] Émile Zola, « Une statue pour Balzac », Le Figaro, 6 décembre 1880, Une, consulté sur gallica.fr.

[7] Paul Girard, « Les Jardins de morts », Charivari, jeudi 27 juillet 1893, Soixante-deuxième année, Une, consulté sur gallica.fr.

[8] Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, Minuit, 1981.

[9] En architecture, l’un des cas emblématiques est sans doute celui des gares de Pointe-Noire au Congo et de Dalat au Viêt Nam (séparées l’une de l’autre par plus de 3000 kilomètres), toutes deux commandées à l’architecte Jean Philippot, concepteur de la gare de Trouville-Deauville avec laquelle elles partagent nombre de traits communs, participant ainsi de la continuité esthétique du réseau de transports qui parcourait l’empire colonial français.

[10] Ce titre est emprunté au commentaire du film de Chris Marker et Alain Resnais, Les Statues meurent aussi, 1962.

[11] Juliana Lima, « Des “printemps arabes” à la “nouvelle révolution” en Angola », Afrique contemporaine, n° 245, De Boeck Supérieur, 2013/1, p. 23-36 : « Le Mémorandum de Luena institue les règles formelles de la transition : signé le 4 avril 2002, il renvoie aux clauses des accords précédents établissant une amnistie générale pour les crimes de guerre et les violations des droits de l’homme, commis, de part et d’autre, pendant toute la période du conflit. Cette amnistie renforce, sur le plan formel et juridique, le discours politique de réconciliation nationale, calqué sur le pardon, le silence, l’oubli et la reconstruction du pays. »

[12] Mary Carruthers, Machina memorialis : méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, F. Durand-Bogaert (trad.), Paris, Gallimard, 2002.

[13] Christine Bergé, L’odyssée de la mémoire, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2010, p.19.

[14] Ana Sophie Salazar, « Is God a Communist? », Journal of the Galeria Municipais of Lisbon, 22 décembre 2020, https://galeriasmunicipais.pt/en/jornal/is-god-a-communist/

[15] Entretien personnel réalisé avec l’artiste le 23 février 2021.

[16] Ces « personnes qui détonnent dans la ville » en français.

[17] Frédéric Henriet, La statue de Racine à la Ferté-Milon, essai sur les statues à l ‘antique, Château-Thierry, Lacroix, 1893, p. 21-22, cité par Maurice Agulhon, « La “statuomanie” et l’histoire », op. cit., p.146.