Panorama des littératures francophones des îles de l’océan Indien

Compte-rendu de Cynthia V. Parfait, Panorama des littératures francophones des îles de l’océan Indien, Paris, Anibwe, coll. « Liziba », 2020, 80 p.

Linda RASOAMANANA
Université de Mayotte (France)

Cynthia V. Parfait est maître de conférences en littératures francophones à l’Université d’Antsiranana (Madagascar). Spécialiste de la littérature malgache francophone et des éditions littéraires dans la Grande Île, elle a élargi ses travaux à la région indianocéanique. Son dernier opus est ainsi une synthèse sociohistorique des littératures francophones des îles du sud-ouest de l’océan Indien : Comores, Madagascar, Réunion, Maurice. L’objectif visé est de répondre à deux questions : d’une part, comment évoluent ces productions ; d’autre part, ont-elles des caractéristiques communes ? En moins d’une centaine de pages, dans un style clair et précis, Cynthia V. Parfait donne des éléments de réponse très probants.

L’essayiste commence par recenser tous les travaux majeurs qui ont abordé ces îles, depuis ceux de Jean-Louis Joubert au début des années 1990 jusqu’aux très récentes études de Jean-Louis Cornille. Elle montre ensuite, en trois étapes, comment et pourquoi les disparités en termes de productions francophones sont corrélées à l’histoire des peuplements, à la période coloniale, aux contextes d’émergence de ces littératures ainsi qu’à leurs circulations. Pour l’archipel des Comores et Madagascar, Cynthia V. Parfait n’oublie pas de préciser la place des littératures orale et écrite avant l’arrivée des Européens.

La première partie du livre, intitulée « Émergence des littératures insulaires », couvre la période allant du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle. Le propos, très dense, aurait peut-être mérité une subdivision en sous-parties, comme c’est le cas dans les parties suivantes. Néanmoins, Cynthia V. Parfait parvient, dans un style concis, à expliquer en quoi ces littératures furent d’abord tournées vers un lectorat exogène, en parallèle de littératures créoles balbutiantes, elles aussi à fonction récréative. Les influences romantiques, symbolistes ou parnassiennes sont nettes sur ces productions qui célèbrent l’île natale sous l’œil vigilant de l’administration coloniale. Il reste que ce premier élan d’affirmation identitaire est coutumier des littératures francophones en général.

Une deuxième partie, « Nouvel essor des littératures insulaires », analyse, à partir des années 1960 de décolonisation jusqu’à la fin des années 1990, la manière dont les auteurs s’affranchissent des modèles occidentaux et gagnent leur légitimité auprès du public endogène. Les changements politiques et administratifs accompagnent cette poétique francophone, militante, qui peut être aussi une littérature d’exil. Le désir d’enracinement, émancipé enfin du francotropisme, privilégie deux grandes thématiques : la recherche des origines (en particulier dans les Mascareignes), la peinture des misères sociales (plutôt du côté de Madagascar), et une combinaison des deux (dans l’archipel des Comores où l’émergence de la littérature francophone est plus récente).

La dernière partie, « Écritures indianocéaniques contemporaines », est la plus réjouissante. Elle met au jour la réflexion stylistique et le questionnement autotélique au cœur des productions des deux dernières décennies. L’essayiste montre très bien le lien de cause à effet entre une réflexion plus poussée sur les moyens d’expression et la relativisation de la priorité jusque-là donnée à l’insularité. Rejetant la dichotomie centre/périphérie, les écrivains indianocéaniques veulent être reconnus en tant qu’écrivains tout court. L’éclosion de formes narratives plus polyvocales ou plus polyphoniques, la coprésence plus réfléchie des langues vernaculaires avec le français, la plus grande attention portée aux agencements typographiques, et l’intertextualité renforcée avec, par exemple, des auteurs du Maghreb ou de l’Inde, créent de nouveaux rapports de connivence avec le lecteur. L’écriture devient « transnationale », l’identité fluide, l’imaginaire libéré. Avec raison, Cynthia V. Parfait corrèle ces écritures contemporaines avec le renouvellement du paysage littéraire marqué par un engouement pour la littérature de jeunesse, la bande dessinée, etc., et par l’apparition d’éditeurs régionaux, ce qui impacte les chaînes de distribution du livre. Elle mentionne encore, à juste titre, les prix, les concours et les salons littéraires de la région qui contribuent à l’émancipation culturelle vis-à-vis de Paris. Sans oublier les supports gratuits ou numériques qui facilitent la diffusion des textes.

Cynthia V. Parfait conclut son essai sur une note optimiste à l’endroit de l’Indianocéanie : l’effervescence en termes de production, de diffusion et de circulation des littératures francophones ne manque pas de susciter des projets éducatifs, ce qui lui semble être de bon augure. L’essayiste aurait pu d’ailleurs, pour appuyer son propos, insister sur l’essor des jeunes écrivaines (Touhfat Mouhtare, par exemple) et sur l’engagement des écrivains confirmés qui forment ou promeuvent les plus jeunes (feu David Jaomanoro et Nassur Attoumani avec leur concours « Francojeunes », Raharimanana avec ses ateliers d’écriture « master class » à l’Université de Mayotte, Johary Ravaloson avec sa revue Lettres de Lémurie qui publie de jeunes pépites régionales tels des étudiants, etc.). Le « bouillonnement » dont se réjouit Cynthia V. Parfait commence aussi à gagner les Seychelles. Or cet archipel est absent du panorama. L’essayiste prévient en effet, dès l’introduction, que les Seychelles ne peuvent pour l’instant rivaliser avec les Mascareignes, Madagascar et les Comores en termes de production littéraire. Elle a tout à fait raison car seuls Antoine Abel et Magie Faure-Vidot sont un peu connus. Toutefois, la création de la revue en ligne Sipay en 2008 et les récents travaux de Pascale Canova (2007) et de Sándor Károly Pallai (2017) ne laissent-ils pas présager un nombre croissant de publications francophones, notamment poétiques, dans cet archipel ? À surveiller, en tout cas.

En définitive, le panorama très utile de Cynthia V. Parfait présente l’indéniable intérêt d’étudier l’évolution des productions littéraires en langue française (et de leurs répartitions génériques) à l’aune de trois évolutions connexes : celle des productions littéraires en langues locales (dont les créoles), celle de l’industrie du livre, et celle des autres activités culturelles. Cette vision holistique est très appréciable pour qui veut mieux comprendre la disparité et l’actualité des littératures indianocéaniques. Nul doute que ce livre-portulan aidera étudiants et chercheurs à mieux se repérer parmi ces îles qui comptent de plus en plus dans la francophonie littéraire et, au-delà, dans « la République mondiale des Lettres ».