Victoria Klein
Université de Montréal (Canada)
Abstract
The notion of border is tightly linked to that of national identity, both of which are a principle of violence in the migration process. A reading of Patrick Chamoiseau’s texts sheds light on how decolonial ecology offers a proposal for a new way of living together based on Glissant’s principle of Relation. Our study focuses on describing a new way of inhabiting the land (invalidating colonial inhabitation) and thinking of human relationships as ecosystems. Chamoiseau’s texts can be read as a decolonial proposal that brings the “we” into being, suggesting the fluidity of our identities and drawing a relational ecosystem.
Keywords: Migration, Border, Postcolonial literature, Caribbean literature, Ecocriticism
Introduction
La question de l’écologie décoloniale dans les marges du monde peut être développée à partir de celle de la migration et de la frontière. Les dynamiques migratoires – répondant à des phénomènes sociaux, politiques, également climatiques – se heurtent aux murs de l’occident et à ce que Patrick Chamoiseau appelle ironiquement la « paix néolibérale[1] ». Partant de là, le concept de frontière résonne avec celui d’identité nationale, de laquelle l’étranger est exclu. Dans son essai Rester barbare, paru en 2022 aux éditions La Fabrique, Louisa Yousfi laisse parler ce qu’elle appelle le « feu baldwinien » :
Nous, première, deuxième et énième génération, toute la bande des « naturalisés », des droit-du-solistes, des doubles passeports, des déchéançables de nationalité, le savons trop bien : franchir leur frontière sans la détruire, c’est la reconduire derrière soi et derrière soi barrer la route à d’autres barbares, fabriqués pour l’occasion[2].
La lecture de cet extrait rappelle aussi que considérer l’exclu en barbare permet de justifier l’existence même de la frontière. À ce propos, Louisa Yousfi conclue que « L’essence d’une frontière, c’est la possibilité de la trahison. »
Si le terme de frontière invite à voir la limite naturelle qui détermine l’étendue géographique d’un territoire et des différences déjà érigées en barrières culturelles liées à la langue par exemple, il appelle également à la connotation militaire : zone, poste, politique : tracé, défense, incident de frontière et enfin policier : franchir une frontière, reconduire à la frontière. Ces conventions étatico-politiques, au principe de la colonisation, forgent l’identité des Nations à partir des concepts de souveraineté ou d’identité nationale et délimitent la nation par l’État. Alors que l’imaginaire néolibéral tend à nous faire croire l’inverse, les frontières fonctionnent en réalité en opérateur du monde. Ce sont elles qui séparent les États, mettent en pause l’idéal égalitariste et le principe d’hospitalité et finalement amènent à ne pas regarder les dévastations du Nord du même œil que celles du Sud. La frontière est également un anti-opérateur de la reconnaissance : dans Frères Migrants[3], Chamoiseau explique : « Quand l’Humain n’est plus identifiable par l’humain, la barbarie est là » (FM, 44). Dès lors, la frontière s’élève comme un mur, s’effondre sur elle-même pour créer un Gouffre ; elle actualise le non-lieu, le hors-monde et laisse place à l’imaginaire de la prédation et du brutalisme. L’acte migratoire vient rencontrer la notion de limite, celle qui n’agit pas de manière à rassembler sous l’égide d’une identité partagée mais de sorte à distinguer, empêcher. En effet, la connotation symbolique associée aujourd’hui au terme de marge vient teinter de façon politique et nationaliste la relation du sujet migrant à la terre.
Le présent article a pour vocation d’interroger la manière dont l’appréhension de la situation du sujet migrant révèle la nécessité d’un devenir écologique du monde. En nous appuyant sur le postulat selon lequel la littérature « joue un rôle dans un système mondial extrêmement complexe, dans lequel l’énergie, la matière et les idées interagissent[4] », nous inscrirons notre analyse dans le champ des études écocritiques et ouvrirons notre perspective vers le champ des Humanités écologiques qui « travaillent en profondeur les grandes binarités de la pensée occidentale[5]. » Les discours de Chamoiseau, inspirés des productions de Glissant, sont animés par l’enjeu du « Vivant » et perçoivent l’écologie en tant qu’elle est Relation, proposant un nouvel être au monde au travers duquel le sujet s’enquiert de ses multiples relations, matérielles et immatérielles. Notre propos est donc de faire dialoguer les textes chamoisiens avec l’idée que le sujet migrant est une figure écologique en ce qu’il fait partie d’un écosystème mondial, la mondialité. Pour ce faire, nous retiendrons un corpus composé de Frères Migrants, des Manifestes[6] co-écrits avec Glissant et de l’ouvrage collectif Refusons l’inhumain[7] publié par Chamoiseau et Mélanie Le Bris à l’occasion du festival « Étonnant voyageur » en mai 2022 que nous ferons dialoguer avec d’autres écrits.
Fixité identitaire et sujet migrant
En mettant en jeu le concept d’identité nationale le sujet migrant devient le symbole même de la Relation. En effet, la tension entre le sujet migrant et l’idée de fixité identitaire est au principe même de la frontière et sa violente fermeté. Dans un entretien filmé[8] à l’issue de la parution de Frères Migrants, Patrick Chamoiseau évoquait le fait que les frontières sont devenues des guillotines ; selon lui la mer (Méditerranée) s’est transformée en mur. Cette métaphore du surgissement vertical bouleverse le rapport naturel aux axes et fait de la frontière non plus un marqueur de « l’espace des diversités » mais un infranchissable, un Gouffre et finalement, agit en révélateur de l’impensable (dés)-humain, malheureusement déjà advenu.
L’identité rhizome et la question du devenir
Cet inhumain advient en vertu d’une conception de l’identité comme racine unique – identité atavique – qui prévaut dans le schème de l’État-nation. Pour s’en écarter, en empruntant à Deleuze et Guattari l’opposition entre racine et rhizome qu’ils appliquaient à la pensée, Glissant développe la notion d’identité rhizome comme celle qui s’étend à la rencontre d’autres identités. L’on peut alors comprendre les flux humains dans la perspective d’un devenir en considérant l’identité dans sa dynamique relationnelle (rhizomique). Chamoiseau explique que les mouvements migratoires sont « une intempérie de flux où ne pouvaient s’envisager que ces « devenirs » dont a parlé Deleuze » (M, 9), c’est-à-dire qu’ils sont à entendre comme le processus d’un désir. Motivant une tension entre le schème de l’État-nation et celui de l’Humain, du Vivant, la rencontre avec le sujet migrant invite à prendre en compte le désir au fondement de la puissance d’agir : devenir du sujet migrant poussé par la nécessité de la déterritorialisation (« ils suivent les signes d’une intuition qui leur défait les horizons » (FM, 59)) et le devenir de l’hôte lui-même, évoluant de façon spéculaire, comprenant (prenant avec soi) le projet et la présence de l’autre. Là où « le côté mur de l’identité renferme » sous prétexte de protéger, « le côté relation ouvre tout autant » (M, 60).
Pour embrasser cette perspective du devenir, aux antipodes de la fixité, une redéfinition ou une relecture du concept d’identité, a fortiori de celui d’identité nationale est nécessaire. À cet égard, le manifeste intitulé « L’identité nationale hors la loi », a été écrit et publié par Glissant et Chamoiseau à la suite de la mise en place en mai 2007 sous le quinquennat Sarkozy du ministère chargé de « l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement ». Dans ce texte les auteurs dénoncent la vacuité et l’hypocrisie d’une telle institution. Selon eux, la notion d’identité a longtemps « servi de muraille », a été élevée comme un mur, parfois spectaculaire, poussant à « faire le compte de ce qui est à soi, le distinguer de ce qui tient de l’autre, [et] qu’on érige alors en menace illisible, empreinte de barbarie. » (M, 59). Ils défendent l’idée que l’identité personnelle ou collective, en constante évolution, s’éloigne en tout point de l’idée de fixité.
« Il n’est fixité qui ne meure. Il n’est frontière qu’on outrepasse. » (FM, 75).
Déjà, en 2006 Glissant proposait un article dans Le Monde diplomatique, intitulé « Il n’est de frontière qu’on n’outrepasse ». Il y décrit la douceur de traverser les frontières et d’éprouver les similitudes du climat sans contrainte (comparons le vivre-France au vivre-Espagne par exemple) et soulève le poids de l’interdit qui pèse sur les migrants auxquels cette liberté n’est pas accordée. Il parle également de « merveille » : « C’est pourquoi nous avons besoin des frontières, non plus pour nous arrêter, mais pour exercer ce libre passage du même à l’autre, pour souligner la merveille de l’ici-là »[9] (nous soulignons). Cette merveille c’est celle de la terre, du Kay tout moun, du Tout-Monde partagé. Le concept de merveille, peut-être même déjà poécept en ce que sa puissance se déploie à l’aune du texte littéraire, est mobilisé dans d’autres manifestes du même recueil et de nombreux écrits de Chamoiseau, notamment Les Neuf consciences du Malfini, écrit proprement écocritique. En effet, dans ce texte, l’entreprise de pollinisation du petit colibri met en lumière les liens d’interdépendances qui régissent un écosystème[10]. Aussi, la description de l’attitude non territorialisante de l’oiseau se donne à lire comme une praxis écologique et donne lieu à une critique du capitalisme, qui porte en son germe la critique de l’ordre colonial que le système économique a en partie justifié. Difficile de ne pas proposer une lecture historiciste de la dernière phrase de sa narration : « Et j’endure cette merveille, cet océan de lumière, d’où s’en vient et s’en va le vivant… »[11] (nous soulignons). Le choix du verbe « endurer » semble faire directement signe vers la phrase tirée de la somme de l’« Appendix Compson » de Faulkner : « They endured ». Le peuple noir y est présenté comme altérité radicale semblant s’abstraire de la téléologie de l’Histoire. La reprise de ce vocable ancre l’œuvre de Chamoiseau – et sa perspective écologique – dans une réalité historique, dont la relatation de la mémoire, c’est-à-dire sa mise en relation, est une urgence, de même que la mise au jour du fondement de cette violence qu’est la justification capitaliste. Cette réalité est partagée par les oubliés de l’Histoire, ceux retenus arbitrairement de l’autre côté de la frontière, qui se voient empêchés d’exercer leur droit leur plus fondamental, celui d’éprouver la terre.
L’idée du droit essentiel à traverser les frontières parcourt également notre corpus. Dans Frères Migrants par exemple on trouve une référence au titre de l’article de Glissant de 2006, Chamoiseau utilisant une forme aphoristique sans guillemet : « Il n’est fixité qui ne meure. / Il n’est frontière qu’on n’outrepasse. / Il n’est réalité vivante qui n’aille et ne se construise ainsi » (nous soulignons) (FM, 75). En présentant le déplacement comme une disposition naturelle et ancestrale : « Homo sapiens est aussi et surtout un Homo migrator » (FM, 44), Chamoiseau interpelle le droit d’éprouver la terre. Le propos écologique, véhiculé par la question de l’appartenance au Tout-Monde, est également abordé dans le manifeste de 2007 susmentionné. On y trouve une autre phrase figurant presque telle qu’elle dans l’article de 2006 – entre guillemets cette fois : « A cet échange où l’on se change sans pour autant se perdre ni se dénaturer » (M, 60-61). Le sème de « nature » est ici partagé de la Terre à l’identité, du réel au relationnel. En vertu de l’identité du climat et du paysage, de la similitude entre le « vivre France et le vivre Espagne », de la ressemblance toute naturelle à l’abord de la frontière, celle-ci devrait permettre le passage, la transformation. En réalité, c’est la rencontre qui produit le Vivant. Dans Le Discours antillais on trouvait déjà : « des histoires entrecroisées sont à l’œuvre, proposées à notre connaissance et qui produisent de l’étant. »[12]
Ainsi, c’est une éthique de la Relation qui est proposée ici : « Comme il y a eu des frontières qui séparent et distinguent, il y aura des frontières qui ne distingueront que pour relier » (M, 70) L’espace scriptural, essayistique, de profération même, à l’instar de la Relation, fait « exploser les fixités » (FM, 95).
Identité relationnelle et narrative
Dans la même perspective, Michel Agier – anthropologue français, qui était l’invité de Patrick Chamoiseau lors de l’après-midi qu’il a consacré au thème de la migration pendant le festival « Étonnants Voyageurs » – interroge la tension entre la pulsion relationnelle et la fixité identitaire. Dans son essai L’Étranger qui vient. Repenser l’hospitalité, il explique que « les gestes et les mobilisations qui se répandent en Europe au nom de l’hospitalité face à ce qui a été appelé la “crise migratoire” » révèlent un ensemble de paradoxes, de tensions et d’ambiguïtés qu’il interprète comme une « crise des États-nation face aux défis de la mobilité »[13]. Il constate une mouvance d’opposition à l’« État fort » pour reprendre les termes de la philosophe américaine Wendy Brown : s’en suit une politisation de l’hospitalité. De 2018 à 2022, les ouvrages publiés à l’occasion d’« Étonnants Voyageurs » et dirigés par Chamoiseau marquent cet antagonisme. Du premier opus intitulé Osons la fraternité !, le second : Refusons l’inhumain ! se démarque par un ton davantage péremptoire. Dans l’introduction de cet opus, Chamoiseau interroge la réalité désignée par la préfixation :
L’inhumain fait encore partie de l’humain. Mais quand l’inhumain s’érige en une mécanique banalisée, médiatisée, pourvue ainsi de roues dentées, il devient du déshumain. Dans le déshumain, c’est l’humain en son principe qui se retrouve haché par un fait systémique. (RI, 11)
Frères Migrants interrogeait déjà la sémantique néolibérale contemporaine : « banques alimentaires » et « restos qui ont du cœur » (FM, 32) faisant signe vers l’importance du libellé et de la nomination. L’adversité à l’adversité se traduit dans la forme littéraire.
De l’importance d’une identité narrative
La notion d’identité narrative « fait droit à l’idée d’une identité construite et reconstruite » au fil d’une écriture, de l’importance de la considération de traits culturels qui sont ensuite véhiculés comme facteur identitaire. Ainsi, elle « fait de l’identité nationale […] l’enjeu d’une lutte des récits et des discours » en laissant ouverte la question de la participation (qui a le droit de participer au récit collectif ?[14]) Interroger le « dit » c’est donc s’ouvrir à sa portée relationnelle.
En faisant se succéder dans les Manifestes de multiples formes de dérivations : « migrant, émigrant, immigrant » (M, 57-58), Chamoiseau nous invite à porter notre attention sur la préfixation – et le lieu. Cette dérivation affixale s’applique au mot « migrant » déjà doublement mobile. En effet, le mot vient d’une substantivation du participe présent du verbe « migrer » dont le sème indique déjà un mouvement que le participe présent désigne dans son processus d’accomplissement. Suivant une forme de délocalisation grammaticale, le substantif migrant répond alors à une fixité nécessaire, comme s’il se heurtait déjà à de rigides frontières. Derrière ce nom, aujourd’hui, on entend une connotation lourde, complexe. C’est celle-ci d’ailleurs que vient questionner le texte de Souleymane Bachir Diagne publié par Chamoiseau dans Refusons l’inhumain. Son texte « Au miroir du Migrant d’Ousmane Sow[15] » explique la démarche d’Ousmane Sow à qui le maire de Genève a commandé une œuvre représentant « le migrant ». La statue figure un homme assis tranquillement et lisant le journal et « rappelle l’exigence que porte cette condition qui tient en un mot : dignité. »[16] Souleymane Bachir Diagne ajoute : « Voici donc ce que dit son migrant assis à ceux et celles qui passent à côté de lui : je ne suis pas l’étranger, je suis l’hôte, car nous sommes humains et rien de ce qui est humain ne devrait nous être étranger. » La puissance sémiotique de la représentation artistique – au même titre que le texte littéraire – permet de déjouer les attendus. En restructurant l’espace public – à l’aide de monuments comme cette statue par exemple – en réécrivant ou restaurant les mémoires, c’est le sème d’humanité qui peut être remis au centre des récits collectifs, et valoriser le glissement sémantique du terme « humanité » de l’essentielle qualité partagée par tous à la faculté de reconnaître et par extension d’accueillir. Et Chamoiseau et Glissant de rappeler : « Dans le mot “immigration” passe comme un souffle vivifiant. Le migrant le plus dépouillé de tout peut mettre en contact des différences, qui sont la nourriture la plus vivace des identités » (M, 75).
Éthique relationnelle
La force spéculaire du mot « hôte » – qu’il partage d’ailleurs avec le sème d’identité ouvre à la puissance du langage et permet d’acter une réflexion éthique sur la reconnaissance. Dans le texte précédemment cité Souleymane Bachir Diagne concluait : « Alors, si le passant prend le temps de le regarder, s’il lève les yeux vers son visage de bronze, il y verra le sien comme dans un miroir ».
Chamoiseau invite également à faire du geste éthique une vérité : l’attitude éthique s’applique à un absolu qu’est le Vivant. La Relation, dynamique spéculaire, est donc au principe de l’hospitalité. Cette politique humaniste s’accompagne d’une force poétique et écologique qui tend à bouleverser les imaginaires. « [Les migrants] surgis d’un des ressorts de la mondialité, nous offrent [le monde] […] par l’infini du mot A-C-C-U-E-I-L qu’ils nous forcent à épeler dans toutes les langues du monde. Kay mwen sé kay-ou tou ! » (FM, 56)
L’expression de cette diversité porte le germe d’une critique du néolibéralisme. En effet, en laissant libre cours aux rencontres individuelles, de créativité, c’est l’imaginaire néolibérale qui est suspendu, en particulier son caractère de prédation.
Le sujet migrant, figure spéculaire du devenir écologique du monde : « rien n’est vrai, tout est vivant »
Il s’agit finalement d’étudier la teneur écologique de ce discours qui ouvre à la célébration d’un imaginaire propice à suspendre le brutalisme néolibéral, ou comment le rôle spéculaire du sujet migrant figure le devenir écologique du monde. En effet, les écrits de Chamoiseau donnent à lire un être au monde autre, déterritorial et proprement anticolonial. La frontière ne sépare plus mais relie, sous les auspices du Vivant. Les textes chamoisiens suggèrent, selon les dires de Mbembe de « refaire du destin du vivant dans son ensemble l’objet privilégié de notre quête intellectuelle, notre création imaginaire et nos pratiques politiques[17]. »
Poétique du « vivre-en-Relation[18] », écho aux Neuf consciences du Malfini
Dans son article « Plaidoyer pour un projet global autour du biologique » dans La tribune des Antilles, Chamoiseau explique qu’un « vecteur de la modification de l’imaginaire du monde, c’est la conscience que nous habitons une même terre. Une planète où tous les écosystèmes sont reliés entre eux dans une vaste biosphère[19]. » Dans plusieurs de ses textes Chamoiseau développe une conception écologique à la fois poétique et philosophique qui nous encourage à reconsidérer la place de l’Homme dans son entour. L’ouvrage Les Neuf consciences du Malfini notamment invite à « sortir de la verticalité de notre humanisme[20] » ; ce prêche de l’horizontalité invite à refonder nos imaginaires dans la perspective d’une communauté-monde. Les différences deviennent alors polyrythmies, sans fixité, ni vérité. Cette même posture d’humilité, de participation, est nécessaire dans l’accueil de l’autre : « une poétique de la Relation n’incarne l’humanisme qu’à l’aune de son humilité dans la plénitude assumée du vivant » (FM, p. 71). Cette « mise en relation infinie, imprévisible et harmonieuse de[s] états [du Vivant], de ses étants[21] » permet d’imaginer et de dessiner un autre devenir du monde tout en proposant une pensée critique du néolibéralisme fondée sur la conscience que « nous habitons la même terre[22] ».
Un discours écologique tributaire du bouleversement des imaginaires
Prendre conscience du lien entre éléments du Vivant invite à repenser nos identités ; Chamoiseau et Glissant précisent ce cheminement dans « L’identité nationale hors la loi[23] » : « L’identité relationnelle ouvre à une diversité qui est un feu d’artifice, une ovation des imaginaires. » Dans Frères Migrants, Chamoiseau désigne l’ovation de nouveaux imaginaires comme « urgence tutélaire », « celle d’enthousiasmer une autre vision du monde et de son devenir. » (FM, 105) Il s’agit de dessiner les prémices de la mondialité qui rend « tout l’humain envahi par la divination de sa diversité », « diffuse en nous la présence d’un invisible plus large que notre lieu », « nous inspire le goût d’apprendre à vivre cet inconnu et cet imprévisible », « distille l’intuition d’un monde que nous habitons, qui nous habite, que nous touchons et qui nous touche, qui est déjà construit mais que nous pouvons continuer à bâtir, qui nous façonne mais dans lequel nous pouvoir poursuivre un devenir. » (FM, 52) Enfin, « c’est la mondialité qui incline notre idée de l’humain vers l’horizontal plénitude de ce qui vit sur cette terre. » (FM, 54), « cette indéfinissable mise en relation avec le tout-vivant du monde » (FM, 55).
Ainsi, « c’est l’inattendu humain – poétiquement humain – qui leur résiste, les outrepasse, et qui refuse de déserter le monde. » (FM, 53) Le sujet migrant, s’il est évincé de la mondialisation (économique, excluante) participe de la mondialité, « qui est là tout autant que nous avons à la fonder » (M, 68), « un invisible plus large que notre lieu. »
Conclusion
Ainsi Chamoiseau propose-t-il une critique du néolibéralisme par le truchement de la littérature en donnant à lire une mise à l’écart de l’individualisme, de l’identité nationale. Cette critique tient en la diffusion de la conscience que nous habitons la même terre. En offrant par l’écrit au sujet migrant une identité narrative et une relation à la terre, Chamoiseau propose d’imaginer un autre devenir du monde, à refonder notre rapport à nos écosystèmes, y compris urbains, « espaces de confrontation et de réalisation[24] », à refonder nos imaginaires. Le brutalisme néolibéral recrée le Gouffre dont a parlé Glissant, « engendre une perte de l’éthique, et quand l’éthique défaille c’est la beauté qui tombe. » (FM, 20)
La catastrophe politique amène à un déficit poétique. Et si le corpus chamoisien présenté est résolument politique, il invite néanmoins à « entrer en création » : à « faire de l’hospitalité une colonne vertébrale de « l’habiter au monde » ; l’ériger en une puissance imaginante, active et créative qui proclame […] qu’il ne saurait y avoir d’étranger sur cette terre. » (RI, 13) En présentant des concepts qui se révèlent par leur force poétique – des poécepts : la Mondialité par exemple – il fait mémoire de « l’inattendu humain », fait advenir le « nous », suggère la fluidité de nos identités, dessine un « écosystème relationnel » (FM, 103)
L’écologie décoloniale nous permet de penser différemment ces enjeux contemporains à l’aune de cette « double fracture [coloniale et environnementale qui] efface les continuités où humains et non-humains furent confondus en « ressources » alimentant un même projet colonial, une même conception de la Terre et du monde[25]. » La tentation – politique et poétique – d’un absolu qu’est la Relation, en tant que mode de connaissance, éthique, Beauté, profile un devenir écologique du monde, une mise en harmonie de ses états, de ses étants et remettant au centre du texte l’humain, le frère.
Bibliographie
- AGIER, Michel, L’Étranger qui vient. Repenser l’hospitalité, Paris, Seuil, 2021.
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- CHAMOISEAU, Patrick, Les Neuf consciences du Malfini, Paris, Gallimard, « Folio », 2009.
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- CHAMOISEAU, Patrick (dir.), LE BRIS, Michel (dir.), Osons la fraternité !, Paris, Philippe Rey, 2018.
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- CHAMOISEAU, Patrick (dir.), LE BRIS, Mélanie (dir.), Refusons l’inhumain !, Paris, Philippe Rey, 2022.
- GLISSANT, Édouard, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, Folio, 1980.
- GLISSANT, Édouard, « Il n’est frontière qu’on n’outrepasse », Le Monde diplomatique, 12 octobre 2006.
- FERDINAND, Malcom, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil, 2019.
- LAURET, Pierre, « Identité nationale, communauté, appartenance. L’identité nationale à l’épreuve des étrangers », Rue Descartes, vol. 4, no66, 2009, pp. 20-31.
- MBEMBE, Achille, « L’identité, pour quoi faire ? », Forum philosophique « Le Monde », Le Mans, 8 novembre 2019.
- YOUSFI, Louisa, Rester Barbare, Paris, La Fabrique, 2022.
Note
[1] Patrick Chamoiseau, Frères migrants, Paris, Seuil, 2017, p. 25. Désormais « FM »
[2] Louisa Yousfi, Rester Barbare, Paris, La Fabrique, 2022, p. 18.
[3] Patrick Chamoiseau, Frères migrants, op. cit.
[4] Cheryll Glotfelty, The Ecocriticism Reader: Landmarks in Literary Ecology, London, Georgia University Press, 1996, p. XIX.
[5] Deborah Bird Rose, Vers des humanités écologiques, trad. Marin Schaffner, Marseille, Wildproject Éditions, 2019, p. 11.
[6] Patrick Chamoiseau, Édouard Glissant, Manifestes, Paris, La Découverte, « Petits cahiers libres », 2021. Désormais « M »
[7] Patrick Chamoiseau, Mélanie Le Bris (dir.), Refusons l’inhumain ! Les écrivains aux côtés des migrants, Paris, Philippe Rey, 2022. Désormais « RI »
[8] Patrick Chamoiseau, « Les frontières sont devenues des guillotines », L’Obs, mis en ligne le 5 mai 2017, consulté le 10 novembre 2022.
URL : https://www.youtube.com/watch?v=q_Fg-oKMGXA
[9] Édouard Glissant, « Il n’est frontière qu’on n’outrepasse », Le Monde diplomatique, 12 octobre 2006. (http://www.lutecium.org/www.ecole-lacanienne.net/documents/actualite/ilnestfrontiere.pdf)
[10] Patrick Chamoiseau, Hannes de Vriese, « L’écriture de la nature ou le texte vivant, « L’écriture de la nature ou le texte vivant » in ROMESTAING, Alain, SCHOENTJES, Pierre, SIMON, Anne (dir.), « Écopoétiques », Revue critique de Fixxion française contemporaine, n°11, 2015, p. 130.
[11] Patrick Chamoiseau, Les Neuf consciences du Malfini, Paris, Gallimard, 2009, « Folio », p. 256.
[12] Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, Folio, 1980, p. 40.
[13] Michel Agier, L’Étranger qui vient. Repenser l’hospitalité, Paris, Seuil, 2021, p. 8-9.
[14] Pierre Lauret, « Identité nationale, communauté, appartenance. L’identité nationale à l’épreuve des étrangers », Rue Descartes, vol. 4, no66, 2009, p. 21-22.
[15] Souleymane Bachir-Diagne, « Au miroir du Migrant d’Ousmane Sow » in Patrick Chamoiseau, Mélanie Le Bris (dir.), Refusons l’inhumain !, Paris, Philippe Rey, 2022, p. 79-82.
[16] Souleymane Bachir-Diagne, « Au miroir du Migrant d’Ousmane Sow », op. cit., p. 81.
[17] Achille Mbembe, « L’identité, pour quoi faire ? », Forum philosophique « Le Monde », Le Mans, 8 novembre 2019.
[18] Patrick Chamoiseau, Hannes de Vriese, « L’écriture de la nature ou le texte vivant » in ROMESTAING, Alain, SCHOENTJES, Pierre, SIMON, Anne (dir.), « Écopoétiques », Revue critique de Fixxion française contemporaine, n°11, 2015, p. 130.
[19] Patrick Chamoiseau, « Plaidoyer pour un projet global autour du biologique », La Tribune des Antilles, n°23, 2000, p. 23.
[20] Patrick Chamoiseau, Affaire culturelle, émission du 3 juin 2021, France Culture.
[21] Patrick Chamoiseau, Les Neuf consciences du Malfini, Paris, Gallimard, « Folio », 2009, p. 272.
[22] Patrick Chamoiseau, « Plaidoyer pour un projet global autour du biologique », La Tribune des Antilles, n°23, 2000, p. 23.
[23] Patrick Chamoiseau, Édouard Glissant, Manifestes, op. cit.
[24] Patrick Chamoiseau, Hannes de Vriese, « L’écriture de la nature ou le texte vivant, art. cit., p. 130.
[25] Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil, 2019, p. 52.