L’intraduisible dans Mon ami pierrot de Faubert Bolivar

Emilie Audigier, Josué Andrade et Karen Hany

Résumé

Dans cet article, nous examinons la traduction en portugais du Brésil de la pièce Kafou Twakwa (Carrefour des trois croix), Mon ami Pierrot (2015) de Faubert Bolivar, originellement écrite en créole haïtien, puis traduite en français par l’auteur (Editions Passage(s) Traverse(s), 2019). La pièce caribéenne, que nous avons traduite dans un cours portant sur le théâtre francophone contemporain, réunit des caractéristiques culturelles et linguistiques qui défient leurs traducteurs. À partir d’une approche décoloniale (Ovidi Carbonell i Cortés, 1997; Ngugi wa Thiong’o, 2011 et Édouard Glissant, 1996/2009), nous mettons en lumière certains aspects de “l’intraduisible” (Benjamin, 2000) dans l’œuvre et ses implications interculturelles, dépassant les stéréotypes. Nous abordons également les questions de performance et d’oralité dans la pièce, ainsi que les thématiques telles que la religion vaudou par le biais de l’écopoétique (Chavoz, Ninon, et al. 2021). Finalement, il s’agit de penser l’intraduisible au travers des liens établis entre violence et traduction (Samoyault, 2020). L’objectif principal consiste à relever les défis de traduction posés par cette œuvre, en tenant compte des différences linguistiques et culturelles qui peuvent être considérées dans une perspective à la fois non-exotisante et non-violente.

Mots clés : Faubert Bolivar; Intraduisible; Théâtre contemporain

La frontière est cette invitation à goûter les différences.
Édouard Glissant (2006 16-17)

Introduction

Le théâtre haïtien a toujours été un espace de représentations et contesté aux multiples réalités sociales, culturelles et historiques du pays; c’est notamment le cas de la pièce de théâtre Mon Ami Pierrot de Faubert Bolivar, intimement liée aux violences qui affligent le pays. Le trait marquant de cette œuvre de Bolivar permet d’approfondir certains aspects actuels et historiques de son pays. L’auteur révèle dans sa Lettre au Jury du «Prix Sony Labou Tansi des Lycéens» (Faubert 2015), publiée dans la préface de l’édition française, que son théâtre reflète l’angoisse provoquée par les prises d’otage survenues à l’époque de l’écriture de la pièce. Cet exemple saisissant de la relation avec l’actualité haïtienne s’incarne dans Kafou Twakwa (Carrefour des trois croix), Mon ami Pierrot (2015), écrit en créole haïtien par Faubert Bolivar en 2016, puis traduite en français par l’auteur l’auteur lui-même. Poète, dramaturge et écrivain haïtien né en 1979 à Port-au-Prince, Bolivar est l’auteur d’un ensemble de livres, d’essais, de recueils de poèmes, nouvelles et pièces de théâtre, mais c’est au théâtre qu’il se démarque à travers la publication notamment de La Flambeau (2014), Sélune pour tous les noms de la terre (2015), cette dernière ayant remporté le Prix spécial Paulette Poujol-Oriol et Georges Corvington ainsi que Mon ami Pierrot (2016), que nous proposons d’analyser dans cet article.

Au cours du II Séminaire sur le Théâtre en Traduction dédié à la thématique du théâtre francophone contemporain, Faubert Bolivar a exposé son lien profond avec le théâtre ainsi que l’importance de cette forme artistique pour son pays.[1] Il souligne que le théâtre haïtien est indissociable de l’histoire de son île d’origine, émergeant dès les débuts de l’État haïtien en 1804 avec l’apparition de troupes, d’auteurs pionniers et de comédiens, amorçant ainsi un processus de création théâtrale.

Lors de son intervention, l’auteur de Mon ami Pierrot évoque le rôle essentiel de l’artiste-auteur, dépassant le simple divertissement pour susciter des questionnements profonds chez le public, renouvelant ainsi les questions de violence et d’humour du genre théâtral dans la littérature nationale. Selon lui, un artiste authentique doit être capable de rompre avec les formes anciennes pour exister réellement. Cette vision novatrice a valu à sa pièce Mon ami Pierrot un succès remarquable, couronné par le prix Sony Labou Tansi des Lycéens en 2019, témoignant ainsi de sa valeur artistique et de son impact auprès du public. Bolivar a réussi à fusionner habilement les éléments sociaux, l’humour et d’autres caractéristiques théâtrales dans sa pièce, lui conférant une portée significative.

Dans l’œuvre Mon ami Pierrot, l’intrigue se déroule autour du personnage central, Jonas, qui est enlevé par une bande criminelle dirigée par un individu connu sous le nom de Chef. Pierrot, ami d’enfance de Jonas, personnage ambivalent au service du Chef, cruel assassin, et pourtant infiniment humain, est chargé de s’occuper de lui. Les retrouvailles entre ces deux amis d’enfance et les chemins qu’ils ont empruntés dans la vie donnent lieu à des dialogues intenses, exprimant des souvenirs qui oscillent entre la joie et la colère. Ainsi, la pièce théâtrale représente les aspects d’une réalité sociale entre deux personnages appartenant à des mondes antagonistes (un journaliste et un kidnappeur) et explore la capacité de dialogue civilisé et humoristique malgré le contexte de violence et ses conséquences.

Dans cet article, nous nous proposons d’analyser quelques éléments de la traduction de Mon ami Pierrot de Faubert Bolivar du français vers le portugais brésilien, que nous avons réalisée dans le cadre d’un cours sur le théâtre francophone. L’exercice de traduction soulève des questions complexes, notamment en ce qui concerne la transmission des particularités linguistiques et culturelles de l’œuvre, nous soulignons qu’il s’agit de traduire une pièce de théâtre initialement écrite en créole haitien traduite par l’auteur vers une langue dominante ou coloniale qu’est le français, vers la langue brésilienne, également en marge.

Nous chercherons à explorer les implications culturelles de la traduction de cette pièce caribéenne, en examinant notamment le concept d’intraduisibilité évoqué par Walter Benjamin (2000). Notre analyse se concentrera sur la manière dont ces enjeux culturels se manifestent dans la pièce. Pour étayer notre démarche, nous adoptons une approche décoloniale en nous appuyant sur les travaux de Ovidi Carbonell I Cortés (1997), Ngugi wa Thiong’o (2011) et Édouard Glissant (1996, 2009). De plus, nous examinerons la corrélation entre l’intraduisible et la violence, comme suggéré par Tiphaine Samoyault (2020), dans le contexte de notre traduction commentée. En parallèle, nous analyserons des éléments de performance et d’oralité de la pièce, ainsi que des thématiques abordées telles que la religion dans la perspective de l’écopoétique (Chavoz et al. 2021). Notre principal objectif consiste à relever les défis de traduction posés par l’œuvre, en tenant compte des identités qui peuvent être observés dans une optique à la fois non-exotisante et non-violente. Ainsi, nous chercherons à approfondir une compréhension des implications culturelles et linguistiques de la pièce, en explorant les stratégies traductives nécessaires afin de rendre compte de toute leur complexité et polysémie.

 

Haïti et le théâtre

L’histoire du genre théâtral en Haïti débute dès le processus de colonisation et d’asservissement des peuples africains, qui a profondément marqué l’histoire de toute l’Amérique latine. Au fil du temps, ce genre littéraire a réussi à se frayer un chemin au sein de la société coloniale. Selon Walton Charles, dans les années 1780, les petites villes de Léogâne, Les Cayes, Jérémie et Saint-Marc abritaient toutes des théâtres. Le théâtre, à cette époque, était devenu un “lieu ostentatoire de la sociabilité coloniale avaient toutes des théâtres” (Charles).

En analysant les pièces produites dans le contexte africain, Dahou (2013 3) affirme que la plupart d’entre elles touchent aux problèmes de la démocratie et de la lutte pour la démocratisation, ainsi que des questions sociales. Dans le théâtre francophone, on retrouve une “dynamique de dénonciation” qui propose une réflexion sur les événements historiques et contemporains de nos sociétés et à informer le public des enjeux sociaux, tels que la violence urbaine ou l’injustice sociale. Ainsi, bien qu’Haïti soit un pays des Caraïbes en Amérique centrale, il partage des racines historiques et culturelles avec le continent africain en raison du processus violent de colonisation européenne et d’esclavage qui a saisi le pays et dont les effets se font encore ressentir aujourd’hui. De plus, ces pièces théâtrales partagent des caractéristiques communes telles que l’oralité, la performance corporelle et la participation artistique collective. Le théâtre haïtien et africain sont tous deux ancrés dans la culture populaire et servent de moyens d’expression, de résistance et de prise de conscience face à l’oppression coloniale et aux injustices sociales.

À l’époque de la création de la pièce, Haïti était aux prises avec une série d’enlèvements et de crimes d’une ampleur considérable, laissant une empreinte indélébile tant sur l’auteur que sur la population haïtienne. Dans la préface de son livre, Bolivar relate le tragique enlèvement et meurtre de l’un de ses amis, dont le corps a été exhibé en public. Cet événement traumatique a profondément marqué la vie de l’auteur et a servi de déclencheur à l’écriture de la pièce. L’auteur a ainsi considéré ce fait comme un événement qui devrait figurer dans le théâtre, en s’éloignant des normes traditionnelles de production artistique, redéfinissant aussi sa vision sur le rôle de l’art.

Le rôle de l’art, selon Dahou, consiste effectivement à s’opposer à “l’intégrisme” (Kwahulé 30-31) et à l’effacement des origines pour devenir produit d’une culture hégémonique étrangère. Les auteurs cherchent à maintenir vivante et à construire une identité nationale et locale à travers leurs œuvres. Dans le cas de Faubert Bolivar, son art cherche à dénoncer les questions sociales présentes en Haïti. C’est en considérant ces caractéristiques sociales et culturelles que l’analyse et la traduction de cette pièce seront représentées car la traduction ne peut être réduite à une simple imitation mécanique de son œuvre originale. Elle joue un rôle essentiel dans la préservation et la transmission des enjeux culturels de la culture source, si elle évite le recours à l’homogénéisation et la “colonisation des traductions”, autrement dit, à l’effacement des différences culturelles et linguistiques. De plus, les spécificités culturelles présentes dans une œuvre représentent généralement un défi pour les traducteurs, comme l’explique Christine Raguet-Bouvart:[2] 

la difficulté première que rencontrent les traducteurs de textes antillais, c’est de se trouver face à des concrétions, des corps originaux faits d’une infinité de parcelles, qu’il faut d’abord isoler et analyser pour en retrouver tous les particularismes avant de les transformer en un autre corps concret qui pourra être appréhendé dans son intégralité par le lectorat destinataire, mais dont toutes les composantes devront également rester perceptibles. (2)

Compte tenu de ces aspects, il nous semble essentiel de considérer que la traduction affecte les singularités culturelles, et de réfléchir à la façon dont on peut transposer ces éléments spécifiques d’une langue à l’autre. Comment cette traduction transforme le texte original de l’œuvre et de l’interprétation de la pièce, puisque chaque personnage oralisé affiche une dimension différente depuis son corps et sa voix ? Nous l’avons observé au cours de la lecture dramatisée de la pièce (Versa) lors du Séminaire de Théâtre en traduction, dans lequel la voix de l’acteur incarnant le Chef était grave et autoritaire faisant usage d’expressions faciales qui mêlent une certaine dualité dans l’expression de sa violence, en tant que père et criminel, ainsi que les dialogues contrastés entre le Chef et Pierrot soulignant le ton comique de l’extrait choisi.[3]

Ces aspects qui relèvent de la performance renforcent le processus de traduction, puisque ces derniers transforment la pièce de théâtre. Le texte traduit apporte des nouveaux éléments à partir de sa mise en scène ou même un effacement sur le plan culturel, lorsque le processus de traduction implique une assimilation (Koustas) à la culture de la langue cible. La traduction peut tenir compte des éléments des deux cultures, source et cible, afin de parvenir à un accord de l’interprétation de la pièce de théâtre afin de pouvoir être comprise dans une autre langue et une autre culture. C’est pourquoi nous souhaitons envisager la traduction et l’intraduisible dans une perspective décoloniale.

 

Décoloniser la traduction

Ovidi Carbonell i Cortés affirme que la traduction peut être à la fois un pont entre les cultures et un facteur de séparation, révélant d’anciens stéréotypes ou en créant de nouveaux paramètres, particulièrement en ce qui concerne les enjeux coloniaux.[4]

Dans un ouvrage fondamental autour de cette réflexion sur la décolonisation de la traduction Decolonizing the Mind: The Politics of Language in African Literature, Ngugi wa Thiong’o met en lumière le discours décolonial pour traiter des œuvres littéraires écrites sur le continent africain et principalement avec les langues considérées comme périphériques. De plus, il défend l’idée selon laquelle la langue en tant que culture est le réceptacle de la mémoire collective retraçant l’histoire de l’expérience d’un peuple, il est donc essentiel à la traduction que son traducteur utilise cette langue riche en histoire, ayant pour objectif de saisir l’esprit et la lettre de la pièce et de rendre compte les interprétations que comporte l’original, pour le transmettre dans la langue cible. À partir de cette idée, il est également possible de penser à recréer la traduction au sein du processus d’une culture similaire, comme les similitudes observées entre Haïti et le Brésil dans les expressions religieuses d’origine africaine: en Haïti la présence du Vaudou et au Brésil celle du candomblé.

Une autre perspective révélatrice pour penser la décolonisation de la traduction est celle d’Edouard Glissant (2009), une vision éclairante sur la créolité, qui n’est ni déformée ni uniforme, dans lequel tout le monde se perdrait, mais s’identifie plutôt à l’enchaînement d’étonnantes résolutions comparant la traduction à l’art de la fugue et au renoncement:

Art de la fugue d’une langue à l’autre, sans que la première s’efface et sans que la seconde renonce à se présenter. Mais aussi art de la fugue parce que chaque traduction aujourhui accompagne le réseau de toutes les traductions possibles de toute langue en toute langue. S’il est vrai qu’avec toute langue qui disparaît, disparaît une part de l’imaginaire humain, avec toute langue qui est traduite s’enrichit cet imaginaire de manière errante et fixe à la fois. La traduction est fugue, c’est-à-dire si bellement renoncement. Ce qu’il faut peut-être le plus deviner dans l’acte de traduire, c’est la beauté de ces renoncements. (1996 46)

Dans la lignée de cette vision musicale, nous observons qu’en portugais brésilien, il est possible de traduire le riche imaginaire humain sur les plans culturel et ancestral, qui ne cherche pas à effacer la première langue dans la traduction du texte théâtral, mais à y répondre, comme dans une fugue, ou à se répéter à un autre moment de l’histoire.

Au-delà des renoncements linguistiques, nous avons envisaé les procédés de traduction ayant mobilisé dans l’histoire une violence contre le texte original, en tant que transformation ou déformation de la langue cible, comme le souligne par Tiphaine Samoyault (62-63). On peut comprendre à quel point la traduction relève d’un processus si complexe au niveau syntaxique, qu’elle fragilise le langage et l’interprétation du texte. En ce sens, à partir du moment où l’on traduit une pièce tel que Mon Ami Pierrot, on bouscule les structures lexicales, syntaxiques et par conséquent, la performance de la pièce en portugais brésilien s’en trouve modifiée.

Si l’on part de l’idée soutenue par Walter Benjamin (1971 261-275) selon laquelle la traduction est constituée de structures définies en tant que forme, c’est-à-dire qu’elle consiste à trouver dans la langue vers laquelle on traduit une intention de l’écho que l’original peut ressusciter, on peut la comprendre comme une internalisation de la connaissance produite par le texte original, un processus épistémologique transcendantal excluant la possibilité de la simple imitation. De fait, le traducteur observe le contexte d’origine simultanément à la réception de l’œuvre étrangère, il réussit ainsi à construire le pont entre ces deux points de l’histoire grâce à sa traduction.

Vue sous cet angle, la compréhension de “l’intraduisible” est étroitement liée à celle d’autres concepts clés de la traduction littéraire contemporaine, telle que la décolonisation en littérature. Le terme suppose déjà l’existence d’un discours colonial, il réunit diverses attitudes, intérêts et pratiques visant à établir un système de domination. Cette dynamique se manifeste également dans le domaine de la littérature et de la traduction, où certaines langues, formes littéraires et processus créatifs sont privilégiés au détriment d’autres, créant un espace de tension entre dominant et dominé. Dans cet espace, surgit la résistance qui s’exprime à travers les pratiques artistiques dont le théâtre fait partie.

 

Le vaudou et l’écopoétique

La pièce de Bolivar se distingue par la représentation de la religiosité à travers la présence du vodou. Cette caractéristique majeure est exprimée tout au long de l’histoire et dans la construction des personnages qui évoluent dans un environnement religieux et partagent des croyances ancrées dans leur pays d’origine. Un exemple de cette dimension religieuse se manifeste dans une scène où Ketura interroge son père, le chef, sur le mal de l’humanité. Cette question provoque la présentation de son père des concepts et récits du vodou.

Texte en Français

Traduction en Portugais

KETURA

Papa, pourquoi certaines personnes sont méchantes?

LE  PÈRE

Tu veux que je te raconte l’histoire, encore une fois…

KETURA

Oui, papa !

Un conte.

LE PÈRE

Et vous, oiseaux qui volez dans les cieux. Venez à moi. Posez-vous. Pliez vos ailes. Pliez, pliez-les. Rangez les sous vos ventres. Écoutez-moi. Et vous, enfants qui dormez d’un sommeil (…)

KETURA 

Papai, por que algumas pessoas são más? 

O PAI 

Quer que eu te conte a história, mais uma vez… 

KETURA 

Sim, papai!

Um conto 

O PAI 

E vocês, pássaros que voam nos céus. Venham até mim. Pousem. Dobrem suas asas. Dobrem, dobrem-nas. Guarde-as sob seus ventres. Ouçam-me. E vocês, crianças que dormem (…)

Dans la religion vaudou, la nature joue un rôle central. Les divinités vaudou sont souvent associées à des éléments naturels tels que les rivières, les arbres, les montagnes et les animaux. Par exemple, Erzulie Freda, la déesse de l’amour et de la beauté, est souvent représentée parée de fleurs et embaumée de parfums. Les rituels vaudou offrent des cérémonies en plein air, se déroulant aux alentours de cours d’eau ou dans des espaces naturels sacrés, où des offrandes telles que des fruits, des fleurs ou de l’eau sont faites à la nature (Hurbon 1). Ces pratiques reflètent la profonde connexion entre les pratiquants du vaudou et leur environnement naturel, soulignant l’importance du respect et de la protection de la nature. De plus, le vaudou comprend une cosmologie qui reconnaît l’interdépendance entre les êtres humains, les divinités et la nature, mettant en lumière la nécessité de maintenir une relation harmonieuse avec elle.

À cet égard, il est souvent associé à des pratiques et des croyances qui intègrent des éléments de l’écopoétique. Cette dernière s’attache “à considérer que la nature et les non-humains ne sont pas de simples accessoires, c’est pourquoi elle s’intéresse en particulier à la référentialité de la littérature et à l’engagement des écrivains qui en découle” (Chavoz 129). En ce sens, la religion vaudou offre un angle culturel unique sur notre relation à l’environnement. Les croyances,  rituels et pratiques vaudous soulignent l’importance de respecter et protéger la nature et témoignent d’une conscience écologique profonde, intégrée dans le tissu même de la culture haïtienne. Cela illustre comment la religion et l’écologie peuvent s’entrelacer pour créer une vision holistique de notre place dans le monde naturel.

Le conte, raconté par le père de Ketura à cette dernière, relate l’histoire de Machawakachangwagoutgout, gardien du ciel en l’absence de Dieu père et mère, qui demande à connaître de quoi est fait le cœur des hommes. Malgré les réticences de Dieu, Machawakachangwagoutgout introduit la misère sur terre, provoquant la famine et la souffrance, à l’exception d’une grand-mère et de son petit-fils. Alors que la grand-mère approche de la mort, elle propose à son petit-fils de se nourrir de sa chair pour survivre. Avant qu’il ne puisse le faire, Dieu intervient et réprimande Machawakachangwagoutgout, laissant son sort en suspens. Après avoir murmuré quelque chose à la grand-mère et à son petit-fils, Dieu s’en va, maintient ainsi le secret de la vie. Le conte se termine en appelant les éléments de la nature à renvoyer le narrateur d’où il vient.

Texte en Français

Traduction en Portugais

En ces temps-là, les jours étaient encore jeunes, et le soleil tout neuf dans le ciel. Le ciel, pour sa part, était si propre qu’il brillait comme un miroir sans tâche. Dieu père et mère venait tout juste de créer les hommes. A l’envers comme à l’endroit la vie était belle dans les mains de tous. La violence n’existait pas encore. Il n’y avait même pas de mot pour nommer une chose pareille. La misère, non plus, n’existait pas encore. C’était un moment de pur bonheur tous les jours, matin, midi et soir. On raconte qu’à cette époque même les nouveau-nés étaient capables de fixer le ciel en plein midi. La raison en était que leurs yeux étaient faits de la même lumière que celle qui fait briller le soleil. Tout était clair pour tous. Tout était beau, exactement comme le voulait Dieu père (Faubert 2015 36)

Naqueles  tempos, os dias eram ainda jovens e o sol era novo no céu. O céu, por sua vez, estava tão limpo que brilhava como um espelho imaculado. Deus pai e mãe acabara de criar os seres humanos. A vida era bela, tanto do avesso quanto do direito, nas  mãos de todos. A violência ainda não existia. Nem mesmo havia uma palavra para descrever tal coisa. A miséria também não existia. Era um momento de pura felicidade, todos os dias, de manhã, meio-dia e à noite. Conta-se que, naquela época, até os recém-nascidos eram capazes de fixar o céu ao meio-dia. A razão para isso era que seus olhos eram feitos da mesma luz que faz o sol brilhar. Tudo estava claro para todos. Tudo era bonito, exatamente como Deus pai desejava.

Cet extrait de Mon ami Pierrot évoque un temps révolu où la nature était en harmonie et où les hommes vivaient en paix, dépourvus de violence et de misère. Il évoque un monde avant l’apparition du mal. On trouve un récit mythique que l’on retrouve dans différentes traditions religieuses, proche d’une terre-sans-mal, chez les Tupi-guarani, ou d’un Eden dans la tradition chrétienne, du récit de la Genèse. Cette description poétique met en avant une étroite relation entre l’homme, la nature et une divinité supérieure, dans ce cas, Dieu père et mère. On peut envisager cet extrait dans la perspective de l’écopoétique à travers la représentation idyllique de la nature. Le ciel est décrit comme étant propre, brillant tel un miroir sans tâche, reflétant une image de pureté et de beauté. La présence du soleil et de la lune, en tant qu’éléments naturels essentiels, est aussi soulignée. De plus, la lune est associée à l’allaitement des hommes, établissant une connexion intime entre la nature comme subsistance de l’humanité. Cette représentation de la nature nourricière, en corrélation avec les croyances du vaudou profondément enracinées dans la relation entre l’homme et la nature, attribue une importance spirituelle aux éléments naturels tels que le soleil, la lune, les arbres et les rivières. Dans la cosmologie vaudou, les liens envers ces éléments est considérée comme un moyen de communication avec les divinités.

L’idée selon laquelle Dieu, père et mère, descendent sur terre pour prendre le café, prolongeant leur séjour parmi les humains, peut être interprétée comme une manifestation de la croyance vaudou, illustrant des esprits qui interviennent dans la vie quotidienne des individus. Les saints, mentionnés ultérieurement, sont également des figures importantes dans les rites vaudous, représentant des divinités qui protègent et guident les adeptes. Ainsi, Mon ami Pierrot mêle des éléments de la religion vaudou recréant une cosmovision en toile de fond de la pièce, où spiritualité et anciennes croyances maintiennent la vie d’une société contemporaine pourtant meurtrie par les terribles manifestations de violence. Cette fusion entre nature, religion et poésie contribue à enrichir le langage de la pièce, offrant un éclairage profond et spirituel sur la condition humaine et son lien à l’environnement. Nous pouvons ainsi établir un parallèle avec l’ écopóetique décoloniale (Boizette 2021) de la revue  Littérature:

Du point de vue de l’écopoétique postcoloniale, le silence des subalternes se confond avec celui des minéraux, des animaux et des végétaux pour former un immense corps silencieux dont la présence muette sert de caisse de résonance aux discours impériaux. (Boizette)

En effet, l’histoire met en lumière la relation entre l’écologie et la politique postcoloniale, où la violence et la misère introduites sur terre représentent le silence brisé de la nature et des subalternes. Le texte met également en avant le silence des opprimés, représenté par Mamie Zinga et Bénissoit, la grand-mère et son petit-fils, réduits au silence par les circonstances tragiques qu’ils affrontent. Leur mutisme se mêle à celui des minéraux, des animaux et des végétaux, créant un corps silencieux qui résonne avec les discours impériaux. Ces discours symbolisés par l’intervention de Machawakachangwagoutgout, le gardien du ciel, trouvent une caisse de résonance dans le silence collectif, renforçant ainsi les structures de pouvoir et d’oppression. L’ensemble de ces éléments reflète l’écopoétique décoloniale, qui explore les dynamiques entre l’écologie, le silence des opprimés et les discours impériaux.

Dans la scène poignante de recours à l’anthropophagie met en lumière les conséquences extrêmes de la domination coloniale et de l’exploitation des ressources naturelles, conduisant à des conditions de vie précaires et à des choix tragiques qui l’oblige à passer par le sacrifice d’un membre de la famille plus âgé pour maintenir en vie les plus jeunes et forts. Le conte se termine de manière énigmatique, évoquant une parole secrète prononcée à l’oreille de Mamie Zinga avant sa mort, demeurant inconnue. Ce dernier souligne la richesse et la complexité des connaissances traditionnelles et des récits oraux dans les cultures caribéennes, souvent marginalisés ou effacés par la colonisation. L’appel final aux éléments naturels et aux voix des enfants et des oiseaux invite les lecteurs à réfléchir sur leur propre rôle dans la préservation et valorisation de ces savoirs.

Ces concepts religieux sont profondément enracinés dans la culture haïtienne et révèlent une signification symbolique complexe parfois difficile à exprimer et à transmettre dans d’autres langues. Elle incorpore des éléments de croyances africaines, européennes et amérindiennes, créant ainsi un mélange singulier de traditions. Ces concepts et pratiques, tels que l’utilisation de rituels, de danses, de chants et de sacrifices, sont souvent imprégnés de manifestations culturelles profondes intraduisibles.

La traduction de ce conte en portugais brésilien présente un défi tout particulier en raison des nuances et des images poétiques et culturelles qu’il contient. L’intraduisible dans ce conte souligne la complexité de la religion vaudou haïtienne, son étroite relation avec la culture et spiritualité haïtienne, ainsi que la difficulté à exprimer pleinement ces concepts, symboles et pratiques dans une autre langue ou culture sans perdre leur profondeur et les nuances de leur contexte culturel.

Néanmoins, malgré ces difficultés, il existe des similarités significatives entre les sociétés haïtienne et brésilienne notamment pour ce qui concerne les religions afro-brésiliennes. Ces similitudes trouvent leurs racines dans la présence de l’héritage africain transmis par les populations esclavisées pendant la période coloniale. Les religions afro-brésiliennes et le vaudou haïtien ont émergé de la fusion des croyances africaines avec les traditions et coutumes locales, donnant ainsi naissance à des systèmes de croyance uniques et propres à chaque société.

Un élément important de convergence entre ces traditions religieuses vise à mettre l’accent sur le culte des ancêtres et des esprits. Dans les religions afro-brésiliennes, les adeptes accordent une vénération particulière à leurs ancêtres, qu’ils considèrent comme des entités capables d’influencer leur vie quotidienne. De manière similaire, le vaudou haïtien les considère comme des intermédiaires entre les êtres humains et les divinités. Les rituels et les cérémonies pratiqués dans ces deux traditions visent à établir une connexion avec les forces spirituelles, cherchant ainsi à obtenir orientation et protection. Elles témoignent de la capacité des communautés afro-descendantes à préserver leurs traditions culturelles et religieuses malgré les influences extérieures.

La traduction de ce conte en portugais brésilien met en lumière la problématique de l’exotisme, où le vaudou peut être perçu comme une coûtume exotique depuis la perspective européenne. C’est pourquoi nous avons prêté une attention particulière afin de tenter de s’éloigner des préjugés et saisir les subtilités de cette religion. Il nous donc a paru essentiel de transcender les stéréotypes afin de traduire de manière respectueuse les concepts, symboles et pratiques du vaudou dans une autre langue et culture. Outre ces questions religieuses, d’autres éléments culturels, linguistiques et performatifs de l’œuvre nous ont semblé fondamental pour construire notre analyse.

 

La violence en traduction : “Estóloy”, une expression intraduisible

Tiphaine Samoyault (63) dans son livre appelé Traduction et violence examine le thème de l’intraduisible et de la violence à travers deux chapitres. Elle aborde dans le premier chapitre,  la traduction sous l’angle de la sacralisation du texte littéraire, qui postule l’axiome selon lequel la traduction détruit l’original. Cette notion considère la traduction comme une transgression, une forme de violence qui décompose le texte original. D’après ce point de vue, la traduction est perçue comme un acte blasphématoire et des violences peuvent être commises contre cette dernière.

Une autre vision importante à ce sujet est également mentionnée par l’auteur, c’est la différenciation qui permet une “destruction” ou une “déformation” du texte original, ce qui pointe directement la vulnérabilité de l’œuvre par rapport aux processus de traduisibilité et d’intraduisibilité. C’est à ce moment que l’auteur a mis en évidence pour la première fois la question de la résistance du texte original:

Certains résistent à la traduction, non seulement parce que tout serait supérieur dans l’original, selon l’opinion courante et convenue où l’on croit à l’intégrité de ce dernier, mais parce qu’ils ne parviennent pas à maintenir leur force en traduction, en aucune langue. Cette forme d’intraduisibilité ne dépend pas de la qualité des traductions. (Samoyault 63-64)

Si l’on s’en tient au contexte de vulnérabilité de l’œuvre, on peut observer Mon Ami Pierrot de Faubert Bolivar à partir des ressources comiques utilisées par l’auteur. Bien qu’il s’agisse d’une pièce qui aborde les thèmes de la violence dans son pays d’origine et apportant une complexe réflexion sous plusieurs aspects, la pièce relève d’un humour omniprésent.

Texte en Français

Traduction en Portugais

JONAS

Qu’est-ce que tu as Pyero ?

PIERROT

J’ai en..en..vie de la fu…fu..siller ta mo…morale…

JONAS

C’est comme ça que t’es quand tu es en colère ?

PIERROT

Tu…tu…n’as encore…rien vu…

JONAS

Estòlòy !

JONAS

O que tu tem Pyero?

PIERROT

Eu quero é aca… ca… bar… com essa  mo… moral…

JONAS

É assim que tu é quando está com raiva?

PIERROT

Tu… Tu… a… a…inda não… v..vi..viiu nada…

JONAS

Estòlòy !

En lisant la pièce, on note un élément humoristique dans le mot “Estòlòy”, utilisé pour calmer les situations tendues. C’est une expression de l’enfance de l’auteur, prononcé en créole haïtien par un homme du village où l’auteur vivait : “Estòlòy… kite m mache trankil… nèg anba luil…” qu’il a ensuite transcrit en français. Bolivar et ses amis aimaient ces mots et en riaient, sans les comprendre. Dans le texte, l’expression dont le sens est opaque est présenté comme le début d’une chanson bohème et un moyen de faire rire ceux qui lisent ou assistent à la pièce.[v]

Texte en Français

Traduction en Portugais

PIERROT

Moralment…

JONAS

Estòlòy…

PIERROT

J’ai en…vie…de prendre ma..fffronde…pour la…la…lapi…lapider, ta morale…

JONAS cherche à calmer le jeu

Estòlòy !

PIERROT (sourit)

Laisse-moi marcher tranquille…

JONAS

J’ai bu une barrique d’huiiiile

PIERROT

Moralmente…

JONAS

Estòlòy…

PIERROT

Eu tenho von…tade…de pegar me… meu.. re… revólver .. pra da… dar… um… je… jeito nessa tua moral.

JONAS (procura acalmar o jogo)

Estòlòy !

PIERROT (ri)

Me deixa em paz…

JONAS

Eu bebi a garrafa sozinhooo

À partir de ces remarques, on constate que les défis de traduction sont nombreux, une expression idiomatique produit un effet comique, ainsi comment pouvons-nous écrire une expression dans la langue cible qui puisse provoquer le même effet ? Vandaele (2019) souligne que ce défi est récurrent en traduction:

L’humour […] est souvent vu comme un cas paradigmatique “d’ intraduisible”: “Quand il s’agit de traduire de l’humour, l’opération s’avère aussi désespérée que de traduire de la poésie” (Diot 84). L’intraduisibilité relative ou absolue est généralement liée à des aspects culturels et linguistiques. (Vandaele 331)

L’expression laisse aussi entendre qu’il s’agit d’une mémoire affective des deux personnages amis d’enfance. Ce mot-valise énigmatique, “Estòlòy”, résonne comme un rappel des souvenirs partagés, des moments de complicité et joie vécus par les protagonistes lorsqu’ils étaient enfants. De plus, il provoque une certaine étrangeté, puis est vite “compris”, c’est-à-dire interprété, dans le jeu de scène de la pièce.

À cet égard, Tiphaine Samoyault met en évidence que “respecter l’opacité des langues, c’est accepter de ne pas pouvoir tout traduire, d’une part, et accepter le relatif linguistique, d’autre part” (Samoyault 89). Elle souligne que certaines expressions polysémiques ancrées dans la culture locale, demeurent intraduisibles dans une autre langue. Modifier ces mots reviendrait à retirer les significations qui leur sont attachées, privant ainsi le lecteur de la richesse et de la complexité de l’œuvre.

C’est dans cette perspective que la pièce Mon ami Pierrot de Faubert Bolivar intègre des éléments linguistiques spécifiques, tels que le mot “estòloy”, laissés intacts dans le texte traduit. La décision de ne pas le traduire témoigne de la volonté de préserver son rythme et sa polysémie. Ce mouvement déplace la responsabilité envers le lecteur ou spectateur, lui permettant d’engager une réflexion personnelle et de construire sa propre compréhension de l’œuvre.

 

Le bégaiement et la performance du théâtre

Au fil du récit, le bégaiement du personnage Pierrot se manifeste, ce qui, pour Bolivar, revêt d’une signification profonde une simple question théâtrale. Pierrot, bien qu’il s’exprime dans une langue, “ne parle pas”, c’est-à-dire qu’il ne parvient pas à se faire comprendre des autres. Il est facilement réduit au silence et parfois contraint de céder la parole à quelqu’un d’autre qui l’utilise sans difficulté.

Dans une pièce de théâtre ou un roman, les auteurs recourent souvent à des ressources paralinguistiques pour représenter le bégaiement d’un personnage, car ils utilisent la forme écrite pour traduire la performance des personnages. Poyatos (21) démontre que les écrivains créatifs exploitent le potentiel sémiotique de ressources telles que la ponctuation et la typographie pour transmettre un sens de la voix humaine, précisément “they try to visually transcribe and suggest some of those voice features when at all possible, by resorting to punctuation and even typographical means, […] yet most of the times supported by the added verbal description” (2008 179). Dans Mon ami Pierrot, nous avons pu observer que ces éléments paralinguistiques, ou mieux encore, les éléments de la performance ont été mobilisés, comme dans les passages suivants:

Texte en Français

Traduction en Portugais

PIERROT

Jonas, qu’est-ce…qu’est-ce…qu’est-ce que tu…aimes  ?

PIERROT

Jonas, o q..que..que tu…gosta?

D’une manière générale, les consonnes sont les phonèmes les plus difficiles à articuler pour les bègues (Bruti and Zanotti 14). Dans la pièce, la fricative [s], la consonne occlusive alvéolaire voisée [k] et l’occlusive bilatérale voûtée [t] semblent être particulièrement difficiles pour Pierrot. Lors de la traduction d’éléments comportant du bégaiement, l’une des stratégies les plus courantes consiste à répéter des consonnes séparées par des points pour représenter la forme bégayée (Bruti and Zanotti 14). Suivant cette stratégie, également adoptée par l’auteur Bolivar, la traduction brésilienne se présente ainsi:

Texte en Français

Traduction en Portugais

PIERROT

Pour…pour…pourquoi tu…tu…tu ne te sers pas ?

JONAS

Tu te moques de moi, c’est ça ?

PIERROT

J’ou…J’oublie sou…sou…vent que tu…tu…tu es un…o…o…tage. Je vais te donner

l’eau.

PIERROT

P..por qu..que tu não pega pra ti?

JONAS

Tá de brincadeira, né?

PIERROT

É que às ve..ve..vezes e..eu me e..esss..queççço que..que tu é um re..re..refém. Vou já te dar água.

Une autre stratégie pour représenter le bégaiement de Pierrot nous a mené à utiliser la répétition de lettre ou syllabe du mot qu’il avait du mal à prononcer. Nous avons choisi de répéter des sons occlusifs et fricatifs en portugais brésilien, même s’ils ne correspondaient pas exactement au mot traduit du français.

Texte en Français

Traduction en Portugais

JONAS

J’ai soif, merde !

PIERROT

Mon cher, crois…crois…crois-moi sssi tu veux, j’é…j’é…j’étais justement en train de rêver que tu…tu…me disais la même chose ?

JONAS

Quoi encore Pierrot ?

PIERROT

Tu…tu…tu as soif.

JONAS

Mon cher, fais l’effort de te réveiller pour me donner un verre d’eau !

JONAS 

Eu tô com sede, merda! 

PIERROT 

Cara, a….acre…cre…dite se quiser, mas e…eu es…es..ta…tava sonhando que tu tava me dizendo exatamente isso que acabou de dizer ? 

JONAS 

Que mais, Pierrot ? 

PIERROT 

Tu t..tá c..com…com se…sede. 

JONAS

Meu amigo, faz o favor de te levantar e me trazer um copo d’água!

Il convient de souligner que le rôle du corps dans l’interruption de la parole de Pierrot est un élément fondamental. Traduire une pièce de théâtre implique donc un travail sur la corporalité des mots, le rythme des répliques et les sonorités.[vi] Au début de la pièce, Pierrot s’exprime sans être interrompu, mais vers la fin, lorsque la tension monte et que le climax approche, avec la possibilité que Jonas soit tué, Pierrot est interrompu par son ami. Dans la traduction de la pièce, ces interruptions sont marquées afin de refléter cette dynamique scénique suggérée.

Texte en Français

Traduction en Portugais

JONAS

Mais…qu’est-ce qui ne va pas Pierrot ? Qu’est-ce que tu as ?

PIERROT

Nous…vi…vi…vons dans un…un…un…pay…pays..de ma… ma…ma…maléfices.

Un…un…un…un…

JONAS

Un pays …

PIERROT

Lais…Lais…Lais…Laisse-moi par…par…par…ler

a…a…avec…ma…ma…ma…bou…bou…bou…bouche….m…m…mmmerde !

JONAS

Je ne sais pas ce qui t’est arrivé. Je ne chercherai plus à te contrarier.

JONAS

Mas… O que tem de errado, Pierrot? O que tu tens?

PIERROT

A gente v..vi..vive  em um… um.. um.. pa… país de mal… mal… mal… dades.

Um… um… um… um…

JONAS

Um país…

PIERROT

Me… me… me… deixa fa… fa… fa… lar com… com… mi… mi… minha… bo… bo… bo… boca… m… mer… merda!

JONAS

Eu não sei o que aconteceu contigo. Eu não vou mais tentar te contrariar.

Barbara Delli Castelli dans son article “Traduzione teatrale e codici espressivi” (60) élucide que dans le contexte théâtral, la communication va au-delà de la vie quotidienne. La voix, le geste et la posture jouent un rôle essentiel dans la transmission des messages. Ils permettent de connoter les actes communicatifs afin de faciliter la compréhension et d’amplifier la relation entre les différents codes et canaux d’expression. Ces éléments, en tant que co-texte sémiotique, visent également à engager le public. Ils doivent être pris en compte en étroite relation avec l’espace scénique, qui représente le contexte dans lequel la voix et le geste interagissent, donnant ainsi du sens aux actions et sémiotisant l’espace lui-même. Les modifications scéniques, les variations prosodiques et les gestes permettent d’exprimer les émotions des personnages.

En ce sens, les références déictiques ont besoin de prendre en compte une réalisation scénique pour éviter toute ambiguïté, que ce soit pour les acteurs ou les spectateurs (Delli 61). Ainsi, les traducteurs se concentrent davantage sur la prosodie et les sensations que procurent les rythmes et les sons/ plutôt qu’un sens fixé à retranscrire. L’objectif est de recréer les effets et l’impact du texte source et d’en offrir une expérience similaire au public. Cependant, reconnaîssons les limites de la traduction écrite dans la transmission de la performance scénique.

Antoine Vitez, dans ses réflexions sur le théâtre, affirme à juste titre que “c’est bien parce qu’on ne peut pas traduire que la mise en scène est une traduction” (Vitez 8). Cette citation souligne l’idée selon laquelle le processus de mise en scène au théâtre implique la création de gestes et d’interactions corporelles demeurant intraduisibles dans le sens strict du terme. Par ailleurs, “l’irréductibilité du poète” (7), qui réside dans l’essence même de l’œuvre, nécessite que la mise en scène invente de nouveaux gestes et de nouvelles formes d’expression. Cette notion met en évidence les difficultés à traduire une pièce de théâtre dans sa totalité, car certaines dimensions essentielles de l’expérience théâtrale peuvent être difficiles, voire impossibles, à transposer directement dans un autre espace linguistique. La mise en scène, en revanche, offre une possibilité de traduction créative par l’usage du langage corporel, des gestes, mouvements et interactions sur scène pour communiquer l’intraduisible et rendre justice à l’œuvre originale.

Si l’on tient compte de ces questions, l’une des stratégies choisies dans notre traduction s’est basée sur la lecture dramatisée d’extraits de cette pièce lors du Séminaire de Traduction Théâtrale au Brésil, à la lecture du texte en portugais par les étudiants d’art de la scène de l’UFMA. C’est grâce à cette expérience que nous avons pu saisir les éléments performatifs et l’oralité propre au genre théâtral, éléments qui ont ensuite guidé la reconstruction de notre traduction. En accord avec les indications sur l’histoire de la pièce, les acteurs ont donné vie aux personnages en adoptant de tonalités distinctes: un ton violent pour Pierrot et plus poli pour Jonas. Cette différenciation vocale a renforcé la dimension performative du texte et a permis de mieux traduire les intentions et les émotions des personnages.

Texte en Français

Traduction en Portugais

JONAS

Tu n’aurais aucun scrupule à me tuer.

PIERROT

Jonas, va…ch..ier !

JONAS

Tu as honte…

PIERROT

J’ai h…honte ? J’ai…h…honte ? Jonas, ta gueule !

JONAS

Tu as honte, mon cher Pyero.

JONAS

Tu não teria nenhum receio em me matar.

PIERROT 

Jonas,vai… t..te la..lascar 

JONAS 

Tu está com vergonha…

PIERROT

Tô tô com com …vergonha? .Ve..ververgonha? Jonas, cala a boca!

JONAS 

Tu está com vergonha, meu caro Pyero.

Au cours du processus de traduction, nous avons choisi de maintenir les marques de politesse de Jonas, en tant que journaliste renommé et homme cultivé, il s’exprime de manière plus formelle et châtiée, à l’inverse de Pierrot, dont le parcours de vie et le niveau d’éducation se reflètent dans une parole plus rugueuse et spontanée. En portugais brésilien, la différence des types d’oralité est assez nette lorsqu’on compare des personnes de classes sociales distinctes. Les personnes plus aisées et plus scolarisées conjuguent généralement les verbes plus correctement que celles moins scolarisées. Dans notre traduction, nous avons noté cette différence à travers le dialogue des personnages. Bien qu’ils aient été amis d’enfance, ce qui suggère une certaine proximité entre eux, nous avons cherché à maintenir l’oralité et l’informalité de la langue marquée car les deux étaient éloignés depuis longtemps et avaient acquis des répertoires culturels distincts.

 

Considérations finales

La traduction de Mon Ami Pierrot de Faubert Bolivar en portugais brésilien met en évidence les spécificités linguistiques et culturelles –religieuses, idiosyncratiques et performatiques– de l’œuvre originale tout en soulignant les défis liés à la traduction, ses nuances et ses images poétiques –tel que le vaudou et la performance de la violence. Cette expérience a confirmé notre hypothèse initiale concernant l’intraduisible, mettant en évidence la complexité de la religion vaudou haïtienne et sa relation profonde avec la culture et les formes de spiritualité haïtiennes. En tant que traducteurs, nous avons exploré différentes stratégies pour rendre la complexité et les nuances de la pièce originale afin de les transmettre au public brésilien. Nous avons fait appel à nos ressources linguistiques et culturelles, ainsi qu’à notre expérience théâtrale personnelle, afin de créer une traduction qui puisse susciter des émotions et des réactions similaires à celles de l’œuvre source.

Néanmoins, il est nécessaire de reconnaître les limites de cette traduction si l’on prend conscience que les dimensions performatiques de l’expérience théâtrale peuvent se perdre dans le processus de traduction. Les aspects corporels, gestuels et visuels propres à chaque représentation sont uniques, grâce au travail de mise en scène dans une langue-culture de réception. La qualité de la traduction d’une pièce de théâtre joue un rôle essentiel au moment de sa “mise en bouche” pour un public donné et de son incarnation dans la voix des comédiens l’invitant à découvrir l’expérience théâtrale dans sa totalité, prenant en compte ses dimensions sensorielles et émotionnelles.

Dans une perspective décoloniale, notre démarche de traduction vise à respecter et à valoriser les particularités de la culture haïtienne et caribéenne, en reconnaissant leur richesse et leur diversité. Cette approche décoloniale nous a permis de remettre en question les structures de pouvoir et de domination et de contribuer à la la valorisation d’une traduction plus diverse en Amérique du Sud.

Enfin, nous constatons que la diffusion des œuvres littéraires haïtiennes reste en général très limitée. Il est donc pertinent de se questionner sur les raisons pour lesquelles ces textes parviennent si rarement au Brésil, tandis que la connaissance de la littérature haïtienne dans ce pays se restreint principalement à des cercles restreints au sein de certaines universités et dans le marché de l’édition. Dans ce contexte, la traduction joue un rôle crucial pour l’encouragement à la diffusion de la culture haïtienne. En effet, la mise en scène d’une pièce de théâtre d’origine haïtienne au Brésil peut nous amener à réaliser que nous ne sommes pas si éloignés les uns des autres qu’il n’y paraît. Malgré la barrière de la langue, il demeure possible de trouver des aspects communs à notre humanité. En fin de compte, les frontières, comme le suggère Glissant, se transforment une invitation à apprécier nos diversités.

 

Travaux Cités

  • Benjamin, Walter. Œuvres I. Translated by M. de Gandillac, R. Rochlitz and Pierre Rusch. Gallimard, 2000.
  • Boizette, Pierre, et al. “Écopoétiques décoloniales”. Littérature, vol. 201, no. 1, 2021, pp. 66-81.
  • Bruti, Bruti and Serenella Zanotti, “Exploring the Sensory Dimension of Translated Films: An Analysis of The King’s Speech”, Palimpsestes vol. 30, no.1, 2017, pp. 154-177.
  • Carbonell i Cortés, Ovidi. Traducir al otro: traducción, exotismo, poscolonialismo. U de Castilla la Mancha, 1997.
    Castim, F. John Austin e os atos de fala. Revista Ágora Filosófica, vol. 17, no.1, 2017. pp.84-95.
  • Chavoz, Ninon, et al. Enjeux éthiques de l’écopoétique. Lectures collectives de Pierre Bergounioux, Édouard Glissant, Nancy Huston, Sony Labou Tansi et Jules Verne. Littérature, vol. 201, no. 1, 2021, pp. 128-146.
  • Dahou, Malika. Les nouvelles thématiques et les mutations dans le théâtre noir africain francophone au détour du XXIème siècle (des années 90 aux années 2000). Interfrancophonies, Mélanges, 2013.
  • Diot, Roland. “Humor for Intellectuals: Can it Be Exported and Translated?: The Case of Gary Trudeau’s In Search of Reagan’s Brain”. Meta vol. 34, n.1, 1989, pp. 84–87.
  • Faubert, Bolivar. La Flambeau. Éditions Henri Deschamps, 2014.
  • —. Mémoire des maisons closes. Éditions Bas de Page, 2013.
  • —. Mon ami Pierrot. Coll. Libre-court au Tarmac, 2015.
  • —. Lettre à tu et à toi suivi de Sainte Dérivée des trottoirs. Édition Anibwe, 2014.
  • —. Sélune pour tous les noms de la terre. Textes en paroles, 2015.
  • —. Une pierre est tombée, un homme est passé par là. C3 Éditions, Port-au-Prince, 2016.
  • Koustas, J. “Traduire ou ne pas traduire le théâtre? L’approche sémiotique”. Traduction, Terminologie, Rédaction études sur le texte et ses transformations, vol. 1, n. 1, 1998, 27-128.
  • Métraux, Alfred. Le Vaudou haïtien. Gallimard, 1977.
  • Poyatos, Fernando. Paralanguage : A Linguistic and Interdisciplinary Approach to Interactive Speech and Sound. J. Benjamins, 1993.
  • Raguet-Bouvart, Christine. Avant-propos, Palimpsestes, n. 12, 2000, pp. 11-14.
  • —. Traduire la littérature des Caraïbes, in Palimpsestes, n. 12, 2000.
  • Saint-Loubert, Laëtitia. The Caribbean in Translation: Remapping Thresholds of Dislocation, Peter Lang, 2020.
  • Samoyault, Tiphaine. Traduction et violence. Seuil, 2020.
  • Vandaele, J., & Luiz, T. M. (2019). “O humor na Tradução”. Cadernos de Tradução, vol. 39, 2, pp. 326-338. https://doi.org/10.5007/2175-7968.2019v39n2p326  
  • Vitez, Antoine. Le devoir de traduire , in Théâtre/Public, n. 44, 1982, pp. 6-9.
  • —. Le Théâtre des idées. Gallimard, [1991] 2015.
  • Walton, Charles, Saint Domingue, Encyclopédie numérique de la sociabilité britannique au cours du long dix-huitième siècle, URL: https://www.digitens.org/fr/notices/saint-domingue.html.

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[1] Présenté dans un séminaire sur le Théâtre francophone contemporain traduit au Brésil où l’auteur a présenté sa pièce dans la conférence d’ouverture, qui a eu lieu à l’Universidade Federal du Maranhão, accompagné des dramaturges Nassuf Djalaini, Laetitia Ajanohun, Marie Vaiana, Amine Adjina, entre autres,

[2] Christine Raguet-Bouvart est professeur de littérature américaine et de traduction à l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux III. Auteur et éditeur de plusieurs ouvrages, elle est également traductrice de Henry James.

[3] II Seminário de teatro em tradução, “Teatro francófono contemporâneo no Brasil”, août 2021, diffusé en ligne.

[4] “La traducción como puente entre culturas puede llegar a ser también un motivo de separación, un crisol de diferencias, al afirmar viejos estereotipos o incluso al creer nuevos” (Carbonell 15).

[v] Elle évoque peut-être l’expression en espagnol “Estoy lejos”, puisque l’on parle l’espagnol en République dominicaine, pays qui partage l’île avec Haïti.

[vi] Voir “Les sens en éveil: traduire pour la scène” dans Palimpsestes 2016, et notamment Génin p. 4.