Le zouk : un élément d’identité : du global et du local au global /

Zouk, an element of identity : from global to local and from local to global


François BIYELE

Université Marien Ngouabi, Congo-Brazzaville

Abstract 

Product of cultural syncretism, zouk finally became a cultural identity’s element for the French West Indies which conquered France and the rest of the world, nowadays. In what context this music appeared ? How did it      become the West Indian’s local identity element ? How      this music became an element of global culture ? We will try to answer these questions by relying on Édouard Glissant’s concept « le Tout Monde » and japanese neologism « glocalization » which is the mix of « globalization » and « location ».

Le territoire où est né le zouk, les Antilles françaises, et par-delà les Caraïbes, est peuplé des descendants d’esclaves africains, des Amérindiens et ceux qu’on nomme aux Antilles françaises, les Békés, c’est-à-dire, les colons blancs venus d’Europe occidentale. Ces populations appelées à cohabiter après l’abolition de l’esclavage, ont dû créer une langue pour communiquer : le créole. Même si les Békés essaient de préserver leur culture, le créole s’est imposé comme la langue la plus usitée par les populations antillaises. L’autre, l’Alter, qui sous d’autres cieux est rejeté par cutanisme[1], par sexisme ou par xénophobie, est ici approché, pris en considération, car il permet une redéfinition de soi. L’Amérindien va se redéfinir face à l’Afro-descendant et vice versa, sans se renier. L’Alter permet le dépassement de soi, la transcendance. La transcendance est entendue au sens de Levinas c’est-à-dire : « La transcendance comme question à l’Autre et sur l’autre[2]. »

C’est cette réalité qu’Édouard Glissant a observée de l’intérieur. Il en a tiré un concept : le « Tout-monde ». Le « Tout-monde » étant entendu ici comme une mosaïque culturelle qui résulte de l’inter rétroaction de plusieurs cultures. En d’autres termes, c’est parce que les cultures interagissent, s’influencent les unes les autres, que nous aboutissons à un « mélange qui donne un résultat inattendu » dixit Édouard Glissant. En effet, pense Édouard Glissant : « l’étant est relation, et qui parcourt. Que les cultures humaines s’échangent en perdurant, se changeant sans se perdre : que cela devient possible[3]. » Autrement dit, il n’y a donc pas lieu d’avoir peur de l’autre, de ce qui est différent ; car : « un Traité du Tout-monde, chacun le recommence à chaque instant. Il y en a cent mille milliards, qui lèvent de partout. À chaque fois différents d’écume et de terreau[4]. »

Le deuxième concept que nous allons utiliser dans ce travail est « glocalisation ». Ce néologisme qui tire son origine des mots « globalisation » et « localisation » a pour leitmotiv : « Penser global, agir local ». Ce qui veut dire que nous devons nous servir des éléments de la culture globale pour créer une culture locale. Chacun doit s’approprier une part de la culture globale, de là où il se trouve. « Cela devient possible », pour reprendre les mots d’Édouard Glissant, car, grâce à la globalisation de la communication, tout le monde peut communiquer avec tout le monde, pour peu qu’il ait l’équipement nécessaire.

L’objectif de notre travail est de démontrer que le zouk, qui est une résultante de la culture globale, est devenu lui-même un élément de cette culture. Cependant, les ferments de son émergence se retrouvent-ils ailleurs dans le monde ?

Les débuts du zouk

Il ne s’agit pas ici pour nous de revenir sur les querelles relatives à la paternité du mot « zouk ». Nous allons simplement nous attacher à retracer les influences subies par les membres fondateurs du groupe qui est aujourd’hui le porte-étendard de cette musique : le groupe Kassav. Comme le reggae, dont l’existence se confond avec celle du groupe The Wailers de Bob Marley, Peter Tosh et Burning Spears, celle du zouk se confond avec l’histoire du groupe Kassav de Pierre Édouard Décimus, Jacob Desvarieux, Georges Décimus, Jocelyne Béroard, Jean Claude Naimro, Jean Philippe Martély, sans oublier     feu Patrick Saint-Éloi. Nous avons présenté le Zouk comme étant une résultante de la culture globale. De quoi est constituée cette globalité ? « Techniquement, sa base rythmique est une association des rythmes de Gwo Ka et de Bèlè. Le rythme résultant sera embellie (i.e. embelli) par le jeu des influences musicales du monde (Cadence-lypso, Latin, Ethnic, Jazz, Classique, Fusion, Pop, Rock,…) traduit par la batterie, mais aussi à travers des claviers, des guitares et la basse[5]. » Le ferment de cette culture c’est la société antillaise, en particulier, et caribéenne, en général, que Patrick Chamoiseau a su caractériser avec justesse :

Nous avons quitté les anciens absolus. Le processus de créolisation qui s’est produit dans les plantations esclavagistes n’a pas produit de synthèse. Ce n’est pas l’élément blanc plus l’élément noir qui aurait produit un élément gris. C’est un mélange fluide, un peu chaotique, incertain avec des positions différentes : les békés essaient de préserver une pureté fantasmatique occidentale ; avec la négritude on a eu aussi le désir de préserver une pureté fantasmatique africaine. Donc, on s’aperçoit que la synthèse n’est pas évidente, qu’une mosaïque s’est constituée c’est-à-dire que tout le monde a influencé tout le monde. Donc à l’intérieur de moi, j’ai le monde amérindien, le monde africain, l’Europe, etc. À l’intérieur de moi, j’ai la totalité du monde[6].

Le zouk n’est donc pas une synthèse, mais une symphonie. C’est un élément de l’identité antillaise. À ce propos, un ancien collaborateur du groupe Kassav, Willy Salzedo affirme :

On voulait exister en tant que Guadeloupéens, car il était perceptible qu’on sentait naître une nouvelle identité guadeloupéenne, avec une langue, le créole. Quand on arrivait à l’étranger, on jouait de la musique guadeloupéenne. Alors que certains hurlaient que le créole était dépassé, Kassav triomphait avec « Syé bwa[7] » et Zouk Machine avec « Maldòn[8].

C’est cette musique, devenue un élément d’identité locale, qui va enrichir la culture globale.

Zouk : du local au global

Le zouk, comme plusieurs autres formes d’expression musicale nées de ce que Roger Bastide nomme l’acculturation[9] formelle (R. Bastide, 2000, p.137), entre autres le jazz pour les États-Unis d’Amérique, le reggae pour la Jamaïque, la salsa pour Cuba, va conquérir les cœurs des mélomanes du monde. Il n’y a pas une partie de la planète terre qui n’ait accueilli le groupe Kassav. Du Pacifique (Wallis et Futuna, Polynésie française,…) à l’Asie (Japon, Corée du sud), de l’Océan indien (Madagascar), à l’Afrique (Côte d’Ivoire, Angola, Congo-Brazzaville,…), de l’Europe (France, Russie, Suisse,…) à l’Amérique du nord (Canada, États-Unis), partout ce sont des foules immenses qui acclament les ambassadeurs n°1 du zouk. Le succès mondial de Kassav a rejailli sur d’autres groupes ayant adopté le zouk. Ainsi Willy Salzedo livre un témoignage édifiant lors d’une tournée en Afrique :

Ce ne sont pas vingt ou trente personnes qui se pressent pour nous voir, essayer de nous toucher, avoir un autographe, mais des milliers et ce ne serait pas exagéré de dire plusieurs millions. Du jamais vu, en tout cas ni en Guadeloupe ni en Martinique, et ni même en France où nous nous sommes déjà produits. Nous ne sommes plus Zouk Machine, Tanya Saint-Val, Willy Salzedo et Expérience 7, mais des Beatles en terre africaine. En ce qui nous concerne, c’est une arrivée triomphale qui nous est réservée et, pendant quelques minutes, c’est logiquement que nous nous prenons pour des stars. Mais pouvions-nous faire autrement, tant l’accueil fut démesuré, grandiose, indéfinissable[10].

Indéniablement, le zouk est aujourd’hui un élément de la culture globale. Il influence d’autres cultures à travers le monde. Ainsi, un chanteur togolais du nom de Toofan a réinterprété la chanson « Ou lé[11] » de Kassav avec Jacob Desvarieux en featuring. Et la chanteuse ivoirienne, Monique Seka, est qualifiée de « reine de l’Afrozouk ». Enfin, le mot zouk est entré dans les dictionnaires de langue française, venant ainsi enrichir la langue du colon blanc, la langue des békés. La diffusion de la culture ne se fait plus seulement du centre (Occident) vers la périphérie (reste du monde), mais aussi de la périphérie vers le centre. Abondant dans le même sens un chercheur indien, Arjun Appaduraï, affirmait : « Les cultures occidentales ne sont plus aussi hégémoniques que dans le passé, puisque chacune d’entre elles est devenue un simple module d’une construction transnationale complexe de paysages imaginaires[12]. » Nous avons donc vraiment quitté les « anciens absolus », pour reprendre les mots de Patrick Chamoiseau.

Cependant, ce qui s’est produit dans les Antilles françaises, en particulier et dans les Caraïbes, en général, préfigure-t-il ce que sera notre monde demain ? Le philosophe du « Tout-monde » semble répondre par l’affirmative à travers cette définition :

J’appelle Tout-monde notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant, et, en même temps, la « vision » que nous en avons. La totalité-monde dans sa diversité physique et dans les représentations qu’elle nous inspire : que nous ne saurions plus chanter, dire ni travailler à souffrance à partir de notre seul lieu, sans plonger à l’imaginaire de cette totalité[13].

Pour notre part, nous pensons qu’à côté du concept du « Tout-monde », il faudrait ajouter celui de « glocal » qui traduit l’appropriation par les populations locales de la réalité globale. Nous allons prendre ici deux exemples qui illustrent cette appropriation. Au Sénégal, dans la filière des fruits et légumes, la société Manobi qui travaille en partenariat avec le Ministère de l’Agriculture, propose plusieurs services aux acteurs de ce secteur que sont les agriculteurs, les transporteurs et les commerçants. Voici comment elle procède :

Des enquêteurs relèvent périodiquement sur les marchés de Dakar les prix de vente finale des produits et des indications caractéristiques de l’activité des marchés (situation offre/demande). Depuis un terminal mobile, ils alimentent directement une base d’information hébergée sur un site Web dédié. L’information recueillie est automatiquement organisée pour répondre précisément aux besoins spécifiques des acteurs de la filière[14].

Ainsi tous les acteurs de la filière ont une information fiable en temps réel. Ce qui leur permet de prendre des décisions judicieuses. Le téléphone mobile est aujourd’hui une réalité du monde global ; grâce à un site Web qui répond à des besoins spécifiques, son usage devient local. L’agriculteur peut ainsi directement, non seulement calculer la valeur de sa marchandise depuis son champ, mais aussi en négocier le prix auprès des transporteurs et des commerçants, grâce à son terminal mobile WAP (Wireless Application Protocol).

L’autre exemple concerne le mouvement de la SAPE (Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes) (J. D. Gandoulou, 1991, 213 pages). Ce mouvement est né de la volonté des jeunes congolais du Congo-Brazzaville de s’habiller avec distinction. Une attention particulière est portée à l’association des couleurs et au choix des marques, des griffes. Ils s’habillent chez Armani, Versace, Yoji Yamamoto, Yves Saint Laurent, Daniel Hechter, Jean Marc Weston, Francesco Smalto, etc. Ils ont su créer un style si singulier que le couturier londonien Paul Smith leur a dédié toute une collection. La haute couture est une réalité mondiale, les “sapeurs’’ (comme ils se désignent) en ont fait quelque chose de spécifique.

Conclusion

Incontestablement le zouk est devenu un élément identitaire pour les Antilles françaises. Et cette symphonie est aujourd’hui un son présent dans le concert des nations. Mais le substrat qui l’a vu naître n’est pas transposable à la réalité de ce monde. Nous aimerions être aussi enthousiastes que le philosophe du « Tout-monde », mais à l’heure où ressurgissent les nationalismes les plus irréductibles l’on ne peut que constater le fossé qui nous sépare de la culture mosaïque. La glocalisation est peut-être la réponse.

Bibliographie et discographie

Appaduraï Arjun, Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Éd. Payot, 1996, 336 p.

Bastide Roger, Le prochain et le lointain, Préface de François Laplantine, Paris, Éd. L’Harmattan, 2000, 444 p.

Biyele François, « L’Afrique dans la mondialisation de la communication : entre domination et résistance », Revue Sankofa, n°4, Vol.1, juin 2013, pp.109-120.

Chamoiseau Patrick, Voyage au pays du Tout-monde, RFO vidéo 1998, www.edouardglissant.fr, Toutmonde. Site consulté le 29 mai 2019.

Désert Gérald, Le Zouk. Genèse et représentations sociales d’une musique populaire, Paris, Éd. Anibwe, coll. « Liziba », 2018, 174 p.

Gabas Jean-Jacques (dir.), Société numérique et développement en Afrique : usages et politiques publiques, Paris, Éd. Gemdev-Karthala, 2004, 379 p.

Gandoulou Justin Daniel, Au cœur de la Sape : mœurs et aventures des Congolais à Paris, Paris, coll. : « Logiques sociales », Éd. L’Harmattan, 1991, 379 p.

Glissant Édouard, Traité du Tout-Monde. Poétique IV, Paris, Éd. Gallimard, 1997, 261 p.

Levinas Emmanuel, Altérité et transcendance, Paris, Éd. Fata Morgana, 1995, 182 p.

Salzedo Willy, Mon histoire du Zouk, Gourbeyre, Éd. Nestor, 2014, 176 p.

Toofan feat Jacob Desvarieux & Kassav, « Ou lé », #1, Jacob Desvarieux et Toofan, Label Note a Bene, 2019.

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[1] Cutanisme est un néologisme tiré de l’adjectif « cutané » qui vient du latin cutis qui veut dire peau. Nous préférons ce mot à racisme qui vient de race dont les connotations sont sujettes à caution.

François Biyele, « L’Afrique dans la mondialisation de la communication : entre domination et résistance », Revue Sankofa, n°4, Vol.1, juin 2013, p. 112.

[2] Emmanuel Levinas, Altérité et transcendance, Paris, Éd. Fata Morgana, 1995, p. 12.

[3] Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde. Poétique IV, Paris, Éd. Gallimard, 1997, p. 178.

[4] Ibid., p. 177.

[5] Gérald Désert, Le Zouk. Genèse et représentations sociales d’une musique populaire, Paris, Éd. Anibwe, coll. « Liziba », 2018, pp. 52-53.

[6] Patrick Chamoiseau, Voyage au pays du Tout-monde, RFO vidéo 1998, www.edouardglissant.fr, Toutmonde. Site consulté le 29 mai 2019.

[7] Jacob Desvarieux, « Syé bwa », # A, Vinyle Kassav- Syé Bwa, Label Epic, 1987.

[8] Zouk Machine, « Maldòn », # A, Vinyle Maldòn, La Musique dans La peau, Label Ariola, 1989.

Willy Salzedo, Mon histoire du Zouk, Gourbeyre, Éd. Nestor, 2014, p. 56.

[9] Bastide entend par “acculturation’’, une interpénétration des civilisations. Cette acculturation est formelle par opposition à matérielle. En d’autres termes, est formelle toute acculturation qui s’opère au niveau de la conscience mais de façon inconsciente. L’humain intègre les éléments venus d’une autre culture que la sienne de la manière la plus naturelle qui soit. Par exemple, lorsque Kassav intègre les claviers à sa rythmique, cela se fait naturellement. Or les claviers ne viennent pas de la Guadeloupe ou de la Martinique.

[10] Willy Salzedo, op. cit., p. 66.

[11] Toofan feat Jacob Desvarieux & Kassav, « Ou lé », #1, Jacob Desvarieux et Toofan, Label Note a Bene, 2019.

[12] Arjun Appaduraï, Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Éd. Payot, 1996, p. 66.

[13] Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde. Poétique IV, Paris, Éd. Gallimard, 1997, p.175.

[14] Jean-Jaques Gabas (dir.), Société numérique et développement en Afrique : usages et politiques publiques, Paris, Éd. Gemdev-Karthala, 2004, p. 284.