Le corps et l’identité du corps dans le contexte postmoderne

Sandy Larose et Francky Saint-Fleur

Abstract

The aim of this article is to understand how the individual (subject) participates in the transformation of his or her body. This understanding of the body [object] passes through two major periods: the modern period and the postmodern period or hypermodernity (Pénochet, 2005). The focus, however, is on the achievements of theoretical and practical work on the body between the contemporary and hypermodern periods. The focus is on the concept of the body: exposed and immortalized through the work of fashion photography and modeling (including painting), this implies an interest in the form and modifications that the body can take. This article is part of a transcultural approach to the body that attempts to respond to a certain objectivity of previously established aesthetics.

Keywords: identity, body, postmodernity, photography, model

 

Introduction 

Le corps en tant qu’objet, est non seulement un support mobile (Andrieu 14 ; Villaça 24), dynamique qui répond à des enjeux et fonctions à la fois analytiques et théoriques, constitue le véhicule de l’identité aux temps modernes. La portée dynamique du corps rend caduque toute catégorisation historique (Andrieu 15). On assiste de plus en plus à un déclin du corps biologique, qui est un processus naturel, pour obéir aux ordres du monde culturel, l’ordre symbolique de la transformation. Autrement dit, le corps à travers les différentes modifications qu’il puisse subir devient un objet malléable, un projet social et culturel répondant au goût et désir de l’autre.

Le naturel chez l’humain se trouve toujours traversé du culturel et de l’artifice (Rigot 30). Or, le va et vient entre le naturel et le culturel rend insaisissable toute compréhension du corps biologique. C’est dans cette perspective qu’il convient d’appréhender la double acception que revêt la perception de la chair chez Merleau-Ponty (1945), laquelle fait valoir qu’en matière de phénoménologie corporelle, que tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme. Il est donc question à cet effet de « construire un corps pour soi » pour reprendre Le Breton (229).

Avec l’avènement de la modernité, le corps est utilisé de plus en plus comme un objet esthétique. Ainsi, être et paraître se confondent dans un jeu de sens et de contre-sens où le paraître peut prendre tellement de place dans notre quotidien que l’être perd de plus en plus son essence pour faire place à son opposé. Pour reprendre les propos de Steiner « On est possédé par ce que l’on possède » (216). En ce sens, le corps est considéré comme un véhicule pris dans une série de dichotomies stériles : activité et passivité, intériorité et extériorité, rationalité et sensibilité, matérialité et spiritualité, individualité et socialité.

Ce travail de transformation du corps fait chair avec l’idée d’uniformité de l’être humain : lorsqu’il parle de lui, l’être humain parle aussi de son corps (Jacques 25). Et par là, Pénochet (509) nous parle de la chair comme d’une sorte de pâte-à-modeler qu’utilise chaque sujet en vue de négocier son identité corporelle : « un corps réifié et dès lors modelable à loisir, lieu d’investissement, de placement, de négociation, de faire-valoir, et pourquoi pas de production artistique ». Le corps peut, de ce fait, être mis sur le marché comme « une marchandise pour la vente d’une autre marchandise », selon Villaça (27). À ce titre, l’individu est non seulement celui qui [ré]dessine son corps devenant ainsi l’acteur de son œuvre (son corps).

Ainsi, les visées du monde contemporain sur le corps humain empruntent deux voies apparemment opposées : la voie du soupçon et la voie du salut. La première envisage le corps comme « part maudite de la condition humaine » (271) puisqu’imparfait, pesant, encombrant, seules science et technique pouvant l’améliorer et le rendre « immatériel ». La seconde, en réaction, propose une exaltation des sens, une recherche de perfection, d’éternelle jeunesse, le corps se substituant à l’âme dans une quête de salut. Dans les deux cas, le corps est perçu comme différent de l’individu, dissocié de la personne qu’il incarne : « la version moderne du dualisme oppose l’homme à son corps, et non plus, comme autrefois, l’âme ou l’esprit à un corps » (Le Breton 272).

Cette compréhension du corps [objet] passera par deux grandes périodes : celle moderne et la période postmoderne ou encore l’hypermodernité (Pénochet, 508). Dans cet article, l’accent sera mis sur les réalisations des travaux théoriques et pratiques du corps entre la période contemporaine et celle de l’hypermodernité. 

Dans cette recherche, nous entendons mettre l’accent sur les différentes modalités corporelles à partir desquelles le sujet contemporain arrive à éprouver la sensation de soi. En effet, le concept du corps étant présenté comme un dispositif par excellence de l’appartenance à soi : exposé et immortalisé par le travail de la photographie de la mode, du mannequinat (incluant la peinture) et dans la littérature post-moderne. Nous allons nous intéresser à la forme et aux modifications que peuvent prendre le corps. Le but est de décrire, bien qu’élémentaire, les complexes de corporation et les rapports de conditionnement avec la nourriture, la technique, le plaisir, le travail et même la science, si l’on veut bien. Notre démarche s’inscrira dans une approche transculturelle du corps qui tente de répondre à une certaine objectivité de l’esthétique préalablement établie. Cet article est tiré d’une étude menée auprès 75 mannequins évoluant en Haïti en 2019 et 2023. Il s’agit des mannequins actifs travaillant au sein d’une agence avec au moins deux (2) ans d’expériences. Bien qu’il s’agisse d’un article théorique, nous nous sommes inspirés des données empiriques pour pouvoir formuler nos réflexions sur la manière dont les individus perçoivent leur corps et par-delà, manifestent une certaine vision de la sensibilité contemporaine.

 

L’identité du corps
ou de l’identité somatique

Les identités subissent aujourd’hui un phénomène de décentrement, de glissement et de fragmentation (Villaça, 24). Cette décadence va de pair avec la montée du capitalisme global qui saisit la chair pour en faire un agrégat de la sublimation de l’être. Ce dernier étant encastré dans une vaste économie gouvernée par la consommation, s’incarne au travers d’une identité symboliquement productrice de l’image de soi. Et le corps, en tant que support identitaire n’en est pas moins touché. Vantz (2015) soutient que « le corps, en effet, en tant qu’il incarne l’homme, est la marque de l’individu, sa frontière, la butée en quelque sorte qui le distingue des autres ». Ce corps répond donc au modèle prescrit les normes culturelles globales pour être beau ou belle. L’on constate aussi une nouvelle vague, le body positif, qui tente de mettre en déroute la prescription en mettant en valeur les imperfections naturelles. Cette catégorie est très présente dans la photographie de mode, avec le body painting et certaines agences de mannequins s’y ramènent également. 

L’identité somatique résulte d’une conscience de soi par autrui et par soi-même. Le corps c’est ce qui nous permet d’exister dans le monde et de nous différencier du monde. L’identité somatique est fonction de la manifestation synchronique de l’ordre social, de l’ordre biologique et de l’ordre psychologique. Meidani entend par identité somatique, « l’apparence dans sa dimension physique, comme celle-ci se définit tant à travers sa forme qu’à travers des sensations somatiques qui permettent à l’acteur de la désigner comme une entité cohérente, limitée et accessible » (25). L’identité somatique prend en compte la dimension morale du corps, à savoir le système symbolique et de représentation de la chair qui fait appel à un cycle de modification suivant les mutations sociales. Le corps change au fil du temps, se transforme, se donne et se réapproprie. Dans la Bible par exemple, l’individu est dépossédé de son corps qui doit être gardé de toute souillure : « Je vous exhorte donc, frères, par les compassions de Dieu, à offrir vos corps comme un sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu, ce qui sera de votre part un culte raisonnable » (Romain 12 : 1). Il est évident que la religion chrétienne prive l’individu de son corps qui est l’objet des dieux et des esprits. Dans le vodou haïtien, quand quelqu’un est possédé on dit qu’il devient un « chwal / cheval », c’est-à-dire qu’il est dompté par un Lwa (un esprit) qui prend possession de son corps. Dans la religion chrétienne, Saint Paul nous dit : « Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu, et que vous ne vous appartenez point à vous-mêmes ? ». La dépossession du corps ne se fait pas au même degré ni de la même manière dans toutes les religions. Par exemple, le vodou ne fait pas de prescription concernant l’orientation sexuelle de ses adeptes. Ainsi, un Lwa peut choisir d’épouser un homme ou une femme. Toute orientation sexuelle demeure la volonté des Lwa, donc l’individu peut vivre sa sexualité comme il l’entend. Dans le Coran, le corps de la femme est perçu comme impur au moment de sa menstruation et il devient objet d’interdiction absolue : « C’est un mal. Tenez-vous à l’écart des femmes durant leurs menstrues, ne les approchez pas tant qu’elles ne sont pas pures. Lorsqu’elles sont pures, allez à elles, comme Dieu vous l’a ordonné » (Sourate 2: 222).

 

La modernité permet à l’individu de partir à la reconquête de son corps en vue de se subjectiver. Le corps est un objet de représentation de soi et demeure propriété unique de l’individu qui a besoin de celui-ci pour exister dans le monde. Le corps permet de se mettre en valeur, de se projeter, de s’identifier et d’entrer en interaction avec d’autres corps de différentes manières, notamment par les gestes. À cet effet, David Le Breton (2018) pense que la gestuelle permet la mise en jeu du corps lors des interactions sociales. Dans le monde de la mode, le corps est ce médium qui permet au mannequin de mettre en scène une idée, une histoire, une création, un récit de vie. Ce qui est exposé est en effet un tableau digne de contemplation et d’admiration. Ce corps est un véhicule qui, à la fois, cache et exprime des messages et qui peut raconter une histoire sur la peinture (body painting[1]), le vêtement (transformation des tissus), etc. 

 

Mode, fabrique du style
et Identité

La forme et l’apparence d’un individu constituent de véritables données anthropologiques. Selon la gestalt théorie, la forme est différente de la somme de ses parties (Köhler, 1910). Cette théorie suppose que le sens que nous attribuons à chaque élément dépend de notre manière de percevoir les choses. Cette conception de la forme et de l’apparence recouvre le champ de la mode, en particulier la haute couture qui ne se limite pas dans la création de style. La mode est aussi vouée à l’invention et à la réinvention des styles dépendamment du goût des créateurs. Chaque style présenté incarne une distinction au sens bourdieusien du terme. C’est à travers cette distinction que les individus de ce monde tentent de s’identifier[2].  Villaça (25) pense en ce sens :

Que les individus cherchent à s’identifier aux icônes médiatiques devient aujourd’hui un lieu commun. L’espace de la passerelle, de la scène, de l’écran se confond peu à peu avec le réel et une société de simulacres acquiert des accents positifs dans la considération d’appropriations créatives de style de vie, par le biais de la consommation.

Le style monté/fabriqué par le créateur de mode renferme un double attribut. Primo, le travail du créateur de mode permet aux mannequins qui sont considérés comme les icônes médiatiques, au sens de Villaça (27), d’exister par leur travail de présentation et de la représentation symbolique des pièces à travers leur corps. Dans le monde de la mode, au sens de Becker (1991)[3], porter une pièce, c’est s’approprier l’esprit du vêtement. C’est aussi donner vie à la chaine de création. Secundo, la tâche du créateur de mode, plus subtile, renvoie au fait que les jeunes qui désirent suivre les icônes médiatiques se laissent influencer par les images vendues à la télé ou dans des magazines de mode. Dans cette perspective, certains jeunes essaient de créer leur propre identité.

Berthelot (2017) évoque le concept « d’acte de vêtement » pour faire référence à une action qui marque l’intention et l’engagement du mannequin qui porte un vêtement qui est devenu porteur du sens qu’il veut donner au vêtement, mais également de la construction de son identité. Dans cette perspective, Solomon pense que :

Imitation et distinction sont les deux motivations, […], à partir desquelles se traduit l’extraordinaire plasticité des corps à travers leur propre expressivité gestuelle et sensorielle et la multitude des jeux de maquillage, parfum, tatouage et triturations corporelles, bijoux et bien sûr vêtements… la suprême plasticité du corps est sans doute celle du corps mystique avec ses stigmates et ses illuminations[4].

 

On peut voir l’acte de se vêtir comme une fonction identitaire jouant un rôle déterminant, dans le sens où celui-ci met en relation la connaissance et les capacités propres, les représentations et les aspirations, les émotions et la reconnaissance de l’individu (Berthelot, 2017, cité par Costalat-Founeau & Guillen, 2009). Le cadre d’expressivité du mannequin n’est pas figé dans l’espace et dans le temps. Il est défini et peut être redéfini selon l’idéaltype de mannequin, cela varie d’un pays à un autre. Cet idéaltype est défini par deux groupes : les créateurs de mode et le reste de la société. Le mannequin, dans la construction de son identité, est dans une quête constante de reconnaissance. La personne mannequin se singularise au quotidien. Dans une logique d’individualisation, Ferrarese (101) explique le cheminement et processus de reconnaissance ainsi :

L’individualité se constitue dans les conditions à la fois d’une reconnaissance intersubjective et d’une entente avec soi médiatisée par l’intersubjectivité. Cette individualisation dans la socialisation signifie la stabilisation de l’identité dans des rapports de reconnaissance réciproque, d’où le besoin qu’à chacun de la reconnaissance de l’autre, et sa vulnérabilité à un éventuel déni.

Donc, la reconnaissance du mannequin passe d’abord par la construction d’un modèle-type occidental. Ce qui est, à bien des égards, possible et faisable. La lutte pour la reconnaissance qui entoure le métier de mannequin en Haïti suit une double logique. La première logique est que le mannequin n’est pas reconnu d’un point de vue juridique. Il n’est pas mentionné dans le droit du travail haïtien. Il n’y a ni code déontologique et ni aucune loi qui protège ces personnes, qui évoluent souvent dans des contextes de vulnérabilité. Cela n’arrange pas certaines agences de mannequins qui souhaitent d’avoir une meilleure couverture sur les contrats avec les utilisateurs. La seconde logique concerne les personnes mannequins elles-mêmes qui cherchent une reconnaissance à tout prix sur le marché du travail.

 

De la culture à la numérisation du corps

Le corps est ce construit social et culturel à travers lequel se passe nos émotions et sentiments avec l’extérieur. Il émet les gestes et les mimiques qui expriment notre perception de la réalité. Le corps, nous dit Merleau-Ponty (1945) est un instrument général de la compréhension du monde. Cette construction, bien que le reflet du modèle objectif du « beau », défie les normes naturelles et biologiques. Du corps naissent et se propagent les significations qui fondent l’existence individuelle et collective. Il est l’axe de la relation au monde, le lieu et le temps où l’existence prend chair à travers le visage singulier d’un individu (Le Breton, 2018). De ce point de vue, le corps est considéré comme un support de l’identité à travers lequel les individus peuvent s’identifier et s’affirmer. Certains pensent qu’ « en se personnalisant, il [l’individu] se singularise des autres. Le corps est un élément essentiel pour la construction d’une identité particulière (Saint-Fleur, 2021).  

Le corps (naturel) n’a jamais été suffisant, et depuis la nuit des temps nous le soumettons à diverses manipulations, des plus légères aux plus radicales (Bideaux, 2016). Pour répondre à cette insuffisance, de manière adéquate, certaines personnes ont eu recours à des modifications corporelles pour le transformer en un corps idéal. Le Breton explique que, devenu enveloppe, chose, voire marchandise, le corps ne pouvait qu’être objectivé, c’est-à-dire rapporté à une réalité extérieure. Dès lors, les progrès de la technoscience n’ont cessé de repousser la sphère corporelle de la condition humaine, aboutissant aujourd’hui à « l’ère de la reproductibilité technique » (273). Cette compréhension du corps remet en cause la question anthropologique de l’instrumentalisation du corps vis-à-vis de la transplantation des organes. Toutefois, les modifications corporelles échappent au seul individu, elles dépendent d’une collectivité qui, à un certain moment, réalise un consensus lui dictant de s’attaquer à telle ou telle partie de l’anatomie (Bideaux, 2016). Pour dire comme Le Breton (2012), le corps est devenu une matière première de la fabrique de soi, au service de l’identité et non plus un corps qui déterminerait une identité. 

 

Le corps porteur d’une dimension sociale
et objet de la photographie

La notion d’image, bien que récente avec l’apparition de la photographie en 1911, est devenue omniprésente dans les magazines, à la télé et sur les panneaux publicitaires. Ces images sont entre autres manipulées par des traitements techniques, dit Photoshop. Cette technique permet, pour paraphraser Haza et Joly (2016), de redéfinir, de redessiner un corps [presque] parfait qui correspond au désir de l’autre et aussi à son propre désir. Cette démarche nous invite donc à sortir du modèle de corps réel à un corps numérique. Ce que Carbone et ses collègues (2018) expliquent par la révolution numérique. C’est en effet comme une forme de reconfiguration de l’espace numérique. Certains disent que le corps, operateur social et politique de premier plan, est à la fois exalté et méprisé, augmenté et diminué, et reste dans tous les cas, la question essentielle et centrale de toute culture et il est peut-être le miroir le plus précieux pour révéler l’état d’une société. C’est en effet par le corps que la culture se reflète, s’exprime et s’interprète. Les acteurs de mode posent le postulat du modèle de corps qui devrait être valorisé et qui est vendu dans les medias. Lacuisse-Chabot, Nathan-Tilloy (2004) affirme en ce sens : 

Les femmes depuis les années quatre-vingt sont de plus en plus dénudées sur les unes de magazines, que les tenues sont plus sexy, plus suggestives et plus moulantes et qu’enfin les corps des mannequins sur les couvertures sont de plus en plus minces, voire maigres. 

Le résultat de cette enquête confirme donc l’emprise des acteurs sur la construction des idéaux types qui doivent être exposés, misent en scène et immortalisés par la photographie de mode. Sans doute, pour s’identifier à ce modèle, les individus recourent à la chirurgie esthétique pour transformer leur corps ou à un régime amaigrissant.

Les créateurs imposent des conditions strictes, quant à la manière de cultiver son corps, à toutes personnes qui désirent intégrer l’univers de la mode. Le corps est devenu une « entité modulable », une « entité symbolique » ou un territoire de « reconquête de soi » (Le Breton, 1999). Dans un numéro du magazine de mode « Elle », sorti en mai 2008, on explique le parcours de la construction du corps des mannequins en ces termes :

 

Si la pratique de gymnastique d’entretien semble être un bon moyen pour garder la ligne, le recours à la chirurgie esthétique apparaît plus adapté aujourd’hui pour les jeunes filles et femmes qui souhaitent atteindre des objectifs corporels éloignés de leur réalité (la Française moyenne par exemple mesure 1,64 mètre et pèse 63,3 kilos) : elles viennent d’être reçues à l’Abitur (le bac allemand), mais ont déjà des prothèses mammaires. Outre-Rhin, le nombre d’interventions esthétiques chez les moins de 20 ans explose. Elles seraient quelque 100 000 jeunes par an à recourir au bistouri pour faire augmenter la taille de leur poitrine ou pour affiner leurs cuisses.

 

Dans un second temps, la construction du « corps parfait »[5] [de mannequin] est influencée par la société-monde, de manière consciente ou inconsciente, en suivant le modèle proposé par les créateurs de mode. À force de vouloir ressembler à ces Mannequins Top Models à la télé ou sur le podium, les gens suivent et imitent le même style de vie que les mannequins-vedettes qui sont eux-mêmes une construction[6].

 

Le corps est un travail incessant de la culture sur la nature, action continue du corps idéal sur le corps réel, conformation canonique poussant aux déformations les plus violentes (comme les constrictions du corset) ou aux reformations les plus insidieuses (comme l’ascèse du régime alimentaire) : Il s’agit toujours d’arracher à l’humaine apparence sa trop humaine apparence de la socialiser en dénaturant, de la sublimer en la cultivant. De la pétrir afin d’en détourner le seul destin biologique, d’en faire, aussi, un instrument symbolique (Perrot 8). 

Le corps au regard de la postmodernité et de l’hypermodernité (Pénochet 510) est sujet à la réification. Il est constamment menacé par les nouvelles formes de manifestations culturelles imposées par le capitalisme. On sait bien qu’« un corps réifié est dès lors modelable à loisir, lieu d’investissement, de placement, de négociation, de faire-valoir, et pourquoi pas de production artistique » (Pénochet 509). Ce travail de production artistique répond à la montée de la nudité et l’hypersexualisation dans les pratiques de la mode. Le corps est alors devenu un tableau, une œuvre d’art, la personne mannequin peut s’exposer (quasi) nue sur une photographie. Le sens du corps, des attitudes et de la manière dont on se présente est imbriqué dans des systèmes de codes qui sont socialement partagés. Les différentes conditions économiques, sociales et culturelles se reflètent dans notre apparence physique, à travers les pressions qu’elles imposent et les comportements qu’elles engendrent (Pagès-Delon, 1989, cité par Borboën, 2014).

Le corps du mannequin n’est plus la simple interface anatomique d’un individu, mais il doit être vu comme un corps inventé, construit, façonné et modelé au goût du système capitaliste, prêt à la consommation des regards curieux et exigeants. Pour Pénochet (510), le corps du mannequin est un corps conçu en atelier de design, par des « relookeurs[7] ». Cette construction pourrait se faire, dans un premier temps, sous l’influence des créateurs de mode. Le but c’est d’arriver à créer des canons de beauté qui répondent aux attentes du système capitaliste de consommation. La beauté asexuée du mannequin, nous dit Perrot (9), n’est pas la beauté vigoureuse de la paysanne ni de la beauté callipyge de la star hollywoodienne. Les goûts des créateurs de mode sont exprimés à travers les pièces qu’ils fabriquent et qui sont porteurs de sens et « du symbolisme qui s’instaure non seulement dans l’expressivité du vêtement, mais aussi dans le corps du mannequin qui le porte comme signe d’appartenance affective et morale dans un groupe culturel et social défini » (Saint-Fleur, 2019)[8].

La société est un résidu culturel, qu’il ne faut pas confondre à une mise ensemble d’individus. D’où l’implication de la dimension culturelle dans la mondialisation de la mode. Dans le contexte de la mode haïtienne, les acteurs doivent parfois faire des choix entre des éléments de la culture nationale et ceux de la culture globale. Peut-être faut-il se réapproprier la culture globale dans une dynamique de métissage culturel pour enfin créer quelque chose d’original, suivant la logique d’Abélès et de Hall. Ce qu’on pourra appeler une glocalisation de la mode. La mondialisation de la culture et de la mode est-elle une tentative d’occidentalisation du monde, et dans le pire des cas la dénégation de l’autre?

Dans les pratiques de mode, tant dans la haute couture que dans le mannequinat lui-même, la dimension genrée est déterminante du point de vue économique. Alexandre (6) montre qu’« en dépit d’une internationalisation et d’une croissance continue du marché depuis les années 1960, les corps-vitrines de la mode restent majoritairement blancs, minces et féminins ». Ce déséquilibre ne s’observe pas que dans la production des créateurs de mode, elle l’est tout au plus dans la pratique du métier de mannequin, dans les agences de mannequin, sur le marché du travail, les défilés de mode ou encore dans la publicité. Les avantages accordés aux mannequins femmes dans la mode répondent davantage à la marchandisation du corps. Pour certains, « la beauté est bien entendu ce qui fait monter les prix, mais la capacité à obéir aux ordres entre aussi en ligne de compte » Seguin (2011). Guy Débord, dans La société du spectacle, explique que la tendance à la normalisation, qui prévaut mondialement dans la société moderne malgré les distractions brillantes du spectacle, s’étend également à chaque aspect où la consommation effrénée de biens a apparemment augmenté le nombre de rôles et d’objets à sélectionner (59).

 

Conclusion

Somme toute, l’exploration du corps et de l’identité corporelle dans le contexte postmoderne met en lumière une complexité fascinante et souvent paradoxale. Dans cette ère caractérisée par la fluidité des frontières, tant physiques que conceptuelles, le corps devient un site de multiples narrations, de constructions identitaires variées et parfois même de contestations. En tant que vecteur de l’identité, le corps permet à l’individu d’être au monde et de se manifester.

L’influence des médias, des normes socioculturelles changeantes et des avancées technologiques façonnent notre rapport avec notre propre corps, notamment comme un objet modelable. Le corps est un bon exemple pour comprendre comment les frontières entre le réel et le virtuel s’estompent, remettant ainsi en question les notions traditionnelles d’identité corporelle. La corporéité devient une performance, une représentation constamment remodelée par des forces externes et internes. Cela donne lieu à des idéaux types qui s’inspirent des exigences du monde capitaliste.

En somme, l’interaction entre le corps et l’identité corporelle dans le contexte postmoderne reflète les tensions inhérentes à une époque caractérisée par la pluralité, la fragmentation et la remise en question constante. Notre compréhension du corps et de soi-même est en perpétuelle évolution, façonnée par des forces diverses, mais elle offre également des espaces potentiels pour la créativité, l’autonomisation et la réinvention

[1] Le Body Painting est défini comme “ a beautiful form of art that has had quite an international cultural heritage. Body painting, like piercings and tattoos, is a form of body modification art.” The Art of Body Painting – The History – Applause Entertainment

[2]« La Distinction (sous-titré Critique sociale du jugement) est un ouvrage publié en 1979 par Pierre Bourdieu qui élabore dans une perspective sociologique une théorie des goûts et des styles de vie. En 1998, l’Association internationale de sociologie a désigné La Distinction comme l’un des dix livres de sociologie les plus importants du xxe siècle ».

[3] https://editions.flammarion.com/les-mondes-de-l-art/9782081245648

[4] https://odilesolomon.typepad.fr/files/mode-corps-identite.pdf

[5] Point de vue des créateurs vis-à-vis de leurs exigences sur le corps des mannequins

[6] Dénomination des mannequins ayant une large côte de popularité ou de célébrité. On les appelle aussi Top Model

[7] Le relookeur a plusieurs autres dénominations : conseiller en image, coach de l’image, consultant en image. C’est un métier assez nouveau et importé des États-Unis. Cependant, Le relookeur est celui qui optimise les caractéristiques corporelles du model. Il doit cerner la personnalité du model pour lui façonner un look en fonction de ses besoins. Il a des compétences en coiffure, maquillage, morphologie, colorimétrie (coordination des couleurs).

[8]https://www.lenational.org/post_free.php?elif=1_CONTENUE/culture&rebmun=4270

 

Bibliographie

  • Bernard Andrieu, Quelle épistémologie du corps ?, Corps, n° 1, 2006, p. 13-21.
  • Ollivesi Aurélie,  Dire le genre dans la presse magazine féminine et masculine, GLAD! 2017, [En ligne], 02 |, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 15 juillet 2020. URL :http://www.revue-glad.org/568
  • Robinson Baudry et Jean-Philippe Juchs, Définir l’identité. Éditions de la Sorbonne | « Hypothèses. 2007, P. 155-167»
  • Jacqueline Beckers, Compétences et identité professionnelles : l’enseignement et autres métiers de l’interaction humaine. Bruxelles : De Boeck Université, 2007.
  • Sergio Benvenuto, Fashion : « Georg Simmel. Journal of artifical societies and social Simulation ». vol 3, no.2, 2000.
  • Philippe Besnard et Marc-Alain Descamps, Psychosociologie de la mode. In: Revue française de sociologie.  21-3. Pp, 1980.
  • Veronique Borboën, Lecture de la mode et du vêtement dans le portrait photographique Quebequoise au 19e siècle (1860-1914), université du Québec à Montréal, thèse de doctorat, 2014.
  • Pierre Bourdieu. & Yvelte Delsaut, le couturier et sa griffe : contribution a une théorie de la magie. In : actes de la recherche en sciences sociales. Hiérarchie sociale des objets, Vo. 1, no 1, 1975. pp. 7-36
  • Lea Bragoli-Barzan et Robert J. Vallerand, Bonheur et engagement : le rôle de la passion dans le fonctionnement optimal en société, Revue québécoise de psychologie 382, 2017.
  • Lucile Charliac et Brigitte Lemonnier, Comment devient-on mannequin ?, Savoirs et clinique, (n° 10), 2009, p. 23-30.
  • Francois Corone, La définition juridique du mannequin. Méli-mélo drame en quête d’interprétation, LEGICOM  (N° 9), 1995, p. 3-10.
  • Crane Davis et Laura Bovone, Approaches to material culture: The sociology of fashion and clothing Poetics, 34 319–333, 2006.
  • Marie-Pierre David, L’identité culturelle et le champ de l’apparence : une situation de soi fictive et active. université du Québec à Montréal, 2012.
  • Débord Guy. « La société du spectacle ». 1952, 98p
  • Laurence Delobelle & Laetitia Dubois, Retouche-moi si tu peux : L’impact de l’utilisation de retouches numériques de photographies de mannequins féminins dans les publicités sur la perception de l’enseigne et du modèle. Université catholique de Louvain, 2015-2016
  • Vincent De Gaulejac, Vocabulaire de psychosociologie, références et positions, Paris, Érès, 2002.
  • Marc-Alain Descamps, Le nu et le vêtement. In: Revue française de sociologie, 1973. 14-1. p. 138.
  • Marc-Alain Descamps, Psychosociologie de la mode. Presse universitaire de France, 1979, 211p.
  • Marc-Alain Descamps, Le langage du corps et la communication corporelle. Presse universitaire de France. Paris, 1989, 243p.
  • Montserrat Lopez Díaz et Alicja Kacprzak, Les discours de l’identité féminine dans les publicités automobiles [Female identity discourse in automobile advertisements], Studia Romanica Posnaniensia, Adam Mickiewicz University Press, Poznań, vol. XXXIX/4: pp. 71-83, 2012. ISBN 978-83-232-2510-2. ISSN 0137-2475. eISSN 2084-4158.
  • Guy Di Méo, Le rapport identité/espace. Eléments conceptuels et épistémologiques. 2008. ‌halshs- 00281929‌
  • Maria Giulia Dondero, Les aventures du corps et de l’identité dans la photographie de mode. Fonds national de la recherche scientifique, université de liège. Numéro. 2014.
  • Emmanuelle Gondard, La haute couture : histoire et points de vue sur la mode. Université Angers, 2017.
  • Estelle Ferrarese, Qu’est-ce qu’une lutte pour la reconnaissance ? Réflexions sur l’antagonisme dans les théories contemporaines de la reconnaissance. Politique et Sociétés, 28 (3), 2009. 101–116. https://doi.org/10.7202/039006ar
  • Frederic Godart, Les différents visages de la mode. Sociologie de la mode. 2006. Cairn.info le 29/11/2016.
  • Frederic Godart & Ashley Mears, Prise de décision créative en situation d’incertitude : lecas de la sélection des mannequins par les maisons de mode. Sociologie et sociétés, 43 (1), 175–199. 2011.
  • Hélène Hurpy, L’identité et le corps, La Revue des droits de l’homme [En ligne], 8 |, mis en ligne le 18 novembre 2015, consulté le 02 juin 2021. URL : http://journals.openedition.org/revdh/1601
  • Morgan Jan, Le défilé de mode : spectaculaire décor à corps, Sociétés & Représentations, 1 (n° 31), 2011. p. 125-136.
  • Simon Laflamme, La notion d’identité dans les sciences sociales en Ontario français. Cahiers Charlevoix, 2016. 11, 73–112. https://doi.org/10.7202/1039283ar
  • Sandy Larose, & Ginette Francilus Sanon, Femme, identité et chrétienté aux temps modernes. L’Harmattan. Paris. 2022.
  • Sandy Larose & Ludia Exantus, Rap, identité et université : construction identitaire des rappeurs à l’université en Haïti. L’Harmattan. Paris. 2021.
  • David Le Breton, Sociologie du corps. PUF, Paris. 2018.
  • David Le Breton, Anthropologie du corps et de la modernité. PUF, Paris. 2008.
  • David Le Breton, Signes d’identité : tatouages, piercing et autres marques corporelles, éditions Métailié, Paris. 2002.
  • Gérard Lenclud, Identité et identités. Dans l’homme : revue française d’anthropologie. EHESS 2008. 3-4 (187-18), 447-462.
  • Knut Lundby et Daniel Dayan, Télévision, réception et identité dans une ville africaine, Le Temps des médias 2004/2 (n° 3), p. 49-59. DOI 10.3917/tdm.003.0049
  • Stéphane Malysse, Corps, vêtements et présentations de soi: la mode corporell. “(H)alteres-ego: olhares franceses nos bastidores da corpolatria carioca”, in Nu&Vestido,Miriam Goldemberg (org) RJ, 2002.
  • Fabienne Martin-Juchat, Sexe, genre et couple en publicité : une tendance à la confusion. La revue Médias et Informations n°20 : « Sexe et Communication », 2004.
  • Ashley Mears, Pricing Beauty: The Making of a Fashion Model, Berkeley (CA), University of California Press, 2011, 328 p.,
  • Anastasia Meidani, Les fabriques du corps. Toulouse, France : Presses universitaires du Mirail. 2007.
  • Guénolée Milleret, Haute couture, Groupe Eyrolles, Paris, France. 2015.
  • Eléni Mitropoulou, Vêtement, corps et mode/ monde d’existence numérique, université de Limoges, Numéro 117, 2014.
  • Frederic Monneyron, Sociologie de la mode. Collection que sais-je. 2010. 128p.
  • Alex Mucchielli, L’identité Individuelle et les contextualisations de soi, n° 43 2015, pages 101 à 114 Vrin | « Le Philosophoire ».
  • Alexandre Olivier, Fashion victim. Une sociologie sur les podiums, la vie des idees.fr, 2012.
  • Pierre Paillé, L’analyse par théorisation ancrée. Cahiers de recherche sociologique, (23), 1994. 147–181.
  • Jean-Claude Pénochet, Un corps sous haute pression : consommation et transfiguration du corps. L’Information psychiatrique. 2005.
  • Alain Quemin & Clara Lévy, Présentation : pour une sociologie de la mode et du vêtement. Sociologie et sociétés, 43 (1), 2011. 5–15. https://doi.org/10.7202/1003529ar
  • Agnès Rocamora, Blogs personnels de mode : identité, réalité et sociabilité dans la culture des apparences. Sociologie et sociétés, 43 (1), 2011. 19–44.
  • Karine Rondeau, La réflexivité au cœur du travail de nature identitaire de personnes enseignantes en formation continue en enseignement. Nouveaux cahiers de la recherche en éducation, 21 (1), 2019. 36–54.
  • Francine Saillant et Pedro Simonard, Performativité des identités noires dans l’espace public ». Ethnologies, Vol. 31, No.2, 2010. pp.5–19. doi:10.7202/039363ar
  • Johanna Stute-Cadiot, Frustration. Dans Figures de la psychanalyse, (n° 18), 2009. pages 171 à 179.
  • Pierre Tap, L’identification est-elle une aliénation de l’identité ? In P. Tap (sous la dir.) Identité individuelle et personnalisation. Toulouse, Privat, 1980. 237-250
  • Jacques Vaillant, sociologie et anthropologie du corps et kinésithérapie, KS, no 431. 2003
  • Dominique Veillon, Quelques éclairages sur l’histoire de la mode contemporaine, Le Mouvement Social /4 (n° 221), 2007. p. 3-7.
  • Nizia Villaça, Mode et identité dans le contemporain, Sociétés (n° 102), 2008. p. 23-29.
  • Richard Wittorski, La notion d’identité collective : La question identitaire dans le travail et la formation : contributions de la recherche, état des pratiques et étude bibliographique », L’Harmattan, 2008. pp.195-213, Logiques Sociales

.

.