Mathilde Recly
Auteure-compositrice-interprète et professeure de chant
Abstract
Emblematic figure of pop music, Michael Jackson marks himself out by his virtuoso vocal technique, his intense theatricality and the various vocalities that he developed and expressed throughout his career. Singing professionally from a very young age, he created several vocal identities, embodying in turn tender, scary, rebellious or sensual characters, and used in a distinctive manner numerous phonostylistic effects such as vibrato, scream and growl. This paper aims to explore the complexity of this exceptional vocal technique on the basis of a corpus of three major songs from the artist’s discography, representing contrasting characters. The vocal, textual and musical data as well as the embodied characters are compared in order to understand how the phonostylistic effects intervene and interact with the other levels of information, thus becoming key vectors of the singer’s expressive palette.
Keywords : Michael Jackson / Singing techniques / phonostylistic effects / polyvocality / expressiveness / singing / voice / vocal style / interpretation / pop music.
Introduction
Dès son plus jeune âge, au milieu des années 1960, Michael Jackson fait preuve d’une maîtrise vocale exceptionnelle au sein du groupe The Jackson 5 qu’il forme avec ses frères Jackie, Toriano, Jermaine et Marlon. Mais c’est un peu plus tard, alors qu’il amorce sa carrière solo dans les années 1970, que sa popularité grandit et que son ascension devient fulgurante : son parcours artistique devient hors du commun à mesure qu’il prend de la maturité et de l’expérience sur scène. Petit à petit, Michael Jackson marque ainsi considérablement le paysage de l’industrie musicale, jusqu’à se voir consacrer King of Pop par les médias et le grand public.
Ce phénomène peut s’expliquer par sa technique vocale virtuose, d’une part, mais aussi par son intense théâtralité sur scène et la variété des vocalités qu’il développe tout au long de sa carrière, faisant de lui une véritable « bête de scène ».
En fait, pour être capable de livrer une interprétation unique définissant son univers artistique, Michael Jackson use entre autres de nombreux outils de technique vocale, dont les effets phonostylistiques font partie intégrante : l’objectif est ici de comprendre quel rôle ces derniers jouent dans sa signature vocale, et comment ils s’intègrent dans le prisme de sa polyvocalité.
Ainsi, le travail qui suit détaille les caractéristiques de la technique vocale de Michael Jackson, définit les effets phonostylistiques ainsi que leur usage en musique pop, et analyse l’usage expressif de ces derniers dans un corpus de trois de ses chansons phares aux ambiances contrastées. Pour cela, les données vocales – et plus spécifiquement les effets phonostylistiques – sont mises en parallèle avec celles textuelles et musicales, afin de comprendre les interactions et la convergence de ces différentes informations vers la création d’un univers précis ou d’un personnage donné au sein de ses chansons.
Michael Jackson, une persona multiple
Une technique vocale virtuose et expressive
Au-delà de l’analyse discographique du chanteur, différentes sources (ouvrages consacrés à l’artiste, entrevues filmées ou écrites de lui et de son entourage…) donnent une idée de la technique vocale hors du commun développée par Michael Jackson. On sait par exemple, grâce à son coach vocal Seth Riggs, que l’artiste possède une grande étendue vocale s’étendant sur trois octaves et demie. Plus précisément, il peut chanter des notes allant du Mi2 au Lab5, quand il est au meilleur de sa forme[1].
Il a donc une tessiture[2] de ténor, mais peut aussi produire certaines notes du baryton. Par ailleurs, sa voix est très modulable et façonnable : il s’en sert pour réaliser de véritables acrobaties vocales. Les notes aiguës ne lui causent pas le moindre souci à réaliser, que ce soit grâce à la technique du belting – définie comme une extension musicale de la voix parlée[3], où le chanteur n’utilise que la voix de poitrine ou la voix mixte même pour effectuer des notes dans le haut registre, avec une forte amplitude du signal émis – ou bien grâce à l’utilisation d’une voix de tête maîtrisée avec justesse, offrant un son clair et une richesse du timbre remarquable.
Outre ces aspects, Michael Jackson développe également des particularités propres à son chant, évoluant progressivement durant sa carrière et assurant sa signature vocale. Dans cette optique, il intègre un nombre impressionnant d’effets phonostylistiques[4] comme des halètements, des cris perçants, des exclamations, des soupirs, des rires, des murmures, des sanglots ou du souffle dans la voix. Il a de plus recours au growl (grognement) à la façon de James Brown, et à la raucité.
Pour finir, plusieurs spécialistes semblent s’entendre sur le fait que Michael Jackson se veut être un artiste extrêmement expressif, qui ne se contente pas des paroles et de la mélodie pour interpréter ses chansons. Il veut démultiplier les sentiments et sensations engagés afin de faire vivre une expérience forte à l’auditeur. Par exemple, la chercheuse Isabelle Stegner-Petitjean[5] révèle que
L’artiste a, tout au long de sa carrière, cherché à développer et à renouveler une évidente pluralité expressive. Celle-ci, alliant voix parlée et chantée, sons voisés ou non voisés, percussions buccales, bruitisme, jeux de souffle et chorégraphies vocalisées, s’est trouvée relayée et centralisée par un corps très présent phoniquement dans le champ musical.
Les personnages caractéristiques de son univers
Il est intéressant de noter que Michael Jackson, album après album, a incarné différents types de personnages au sein de ses chansons. Nous avons dressé ici une liste de personnages types, l’analyse effectuée ayant tenu compte des trois dimensions constitutives de l’univers d’un artiste selon Auslander, qui sont : « the real person, the performance persona, and the character »[6] soit « la vraie personne, la persona en représentation, et le(s) personnage(s) »[7].
Afin d’établir les profils suivants, nous avons pris en considération plusieurs éléments. D’abord, les paroles ont été analysées en notant les champs lexicaux relevés, l’histoire racontée et/ou le message véhiculé, ainsi que les éventuelles informations complétant ou contredisant subtilement l’idée première qui se dégageait à la lecture du texte.
Aussi, rappelons les travaux de Serge Lacasse, qui, dans son analyse de « Stan » d’Eminem, explique : « Une analyse du texte dévoilerait une structure narrative riche et complexe, remplie de liens intertextuels et transfictionnels divers, mais en même temps fort différente de celle décrite dans cet article consacré au rôle de la voix et de la technologie[8]. » L’interprétation vocale de Michael Jackson, d’une part, et le travail d’arrangements et d’enregistrement, d’autre part, ont donc aussi été étudiés dans ce travail de classification.
Ainsi, en considérant ces différents paramètres, les profils ci-dessous se sont imposés comme ceux les plus représentatifs et les plus récurrents de l’univers de Michael Jackson, tout au long de sa discographie solo :
- Personnages biographiques, inspirés de sa vie réelle (ex : « Scream »),
- Personnages activistes, qui se battent pour des causes sociales, politiques, écologiques (ex : « They Don’t Care About Us »),
- Personnages rebelles, « durs à cuire » (ex : « Bad »),
- Personnages narrateurs, avec un certain aspect de mise en scène cinématographique (ex : « Smooth Criminal »),
- Personnages effrayants ou menaçants (ex : « Thriller »),
- Personnages en position de victime (ex : « Childhood »),
- Personnages nocturnes (ex : « Burn This Disco Out »),
- Personnages amoureux (ex : « The Girl Is Mine »),
- Personnages séducteurs (ex : « Billie Jean »),
- Personnages portés sur la sexualité, la sensualité, le désir (ex : « Don’t Stop ’Til You Get Enough »).
Dans certains cas, il existe une combinaison de plusieurs de ces personnages types, mais il y a souvent une dominante très claire de l’une des catégories pour chaque chanson.
Les effets phonostylistiques : définitions et usages en musique pop
Tout au long de sa carrière artistique, Michael Jackson a développé des effets vocaux, distinctifs et caractéristiques de sa signature vocale. Ceux-ci sont pour la plupart des effets phonostylistiques, que l’on retrouve dans la voix parlée et qui permettent d’identifier
L’âge, le sexe, la personnalité, l’humeur, et l’origine des gens qu’on écoute. Ces signaux-là nous sont transmis par des indices involontaires et le plus souvent inconscients. À côté de ces indices nous percevons les signaux, volontaires et plus ou moins conscients. Ce sont ces variations des effets multiples de la parole que l’on a appelées phonostylistiques. Elles entrent dans une science des styles sonores[9].
En chant pop, l’interprète utilise délibérément des effets similaires pour enrichir son interprétation vocale et constituer ainsi son style artistique, ce qui est rendu possible grâce à l’amplification. Ces effets sont un moyen de communication efficace à fort potentiel expressif, se superposant au langage et à la musique.
Dans cette section, quatre effets phonostylistiques caractéristiques de la technique vocale de Michael Jackson sont explicités. Tous représentent un intérêt notable sur le plan de l’expressivité et de la théâtralité de son interprétation. Ces effets sont le vibrato, le cri, le souffle et le grognement.
Le vibrato
Associé à une « pulsation que l’on peut entendre à l’intérieur de la voix[10] », le vibrato peut faire penser à une ondulation du son produit, à une vague ou même à un tremblement au niveau du rendu sonore.
D’un point de vue acoustique, il est considéré comme une fluctuation de hauteur, d’intensité et de timbre d’une source vibratoire. Mais c’est généralement au vibrato de fréquence (hauteur) qu’on fait allusion lorsqu’on se réfère au terme de vibrato. La modulation du vibrato vocal affecte principalement la fréquence fondamentale, mais aussi tout le spectre harmonique ; et elle peut souvent représenter une déviation d’un demi-ton à un ton de part et d’autre de la fréquence moyenne[11].
Le vibrato de fréquence est notamment caractérisé par la période (t) et l’amplitude (A). La périodicité correspond en fait au nombre d’ondulations par unité de temps ; l’amplitude, à l’intervalle musical compris entre les extrêmes de la modulation – plus haut (fréquence maximale Fmax) et plus bas (fréquence minimale Fmin) – et la fréquence moyenne Fmoy (en cents, ou en demi-tons).
En dehors de la périodicité et de l’amplitude, deux autres paramètres peuvent être retenus pour caractériser le vibrato de fréquence : sa régularité et la forme d’onde de ses fluctuations. La régularité est mesurée en comparant l’uniformité et la constance de chaque pulsation constituant le vibrato. Enfin, la forme d’onde peut légèrement varier, mais reste sensiblement similaire à celle sinusoïdale[12].
Le souffle
Le souffle dans la voix est un effet phonostylistique consistant à laisser passer volontairement beaucoup d’air avec le son émis lors de la production vocale, qu’elle soit parlée ou chantée (pensez à Marilyn Monroe qui interprète « Happy Birthday, Mr. President »). Au niveau du rendu sonore, le timbre de la voix prend une dimension « soufflée », feutrée, parfois proche du murmure avec cet effet. Cela crée ainsi entre auditeur et interprète un contexte de confidence et permet de transcrire des situations sensuelles, intimes ou au contraire, oppressantes – par exemple, avec une histoire d’horreur qui serait susurrée à l’oreille de quelqu’un. De plus, cela sert à traduire des ressentis et sentiments comme la langueur, la vulnérabilité ou le désir sexuel.
Le cri
Le cri est un effet phonostylistique consistant à produire un son puissant, soudain, souvent strident et dans le haut registre. À l’oreille, il peut paraître agressif, cru. Son utilisation permet de décupler la sensation de « performance » et d’énergie impliquée de la part de l’interprète ; l’intensité émotionnelle augmente aussi considérablement. De plus, le cri permet d’évoquer une large gamme de situations ou de sentiments ressentis. Dans un registre plus sombre, il exprime l’urgence, la folie, la perte de contrôle, la colère, l’horreur, etc. Dans un registre plus joyeux, il évoque l’enthousiasme, l’euphorie, l’excitation, la passion, l’hystérie, etc. Il est par ailleurs possible de lui donner différentes couleurs en juxtaposant d’autres effets tels que de la distorsion.
Le grognement
Le grognement (ou growl) est un effet phonostylistique consistant en un ajustement de l’appareil vocal dans le but de créer ce son particulier de « grondement », de « râlement » dans la voix. Le musicien Louis Armstrong est certainement l’exemple le plus parlant en termes de maîtrise et d’utilisation de cet effet devenu une composante essentielle de sa signature vocale. Au niveau du rendu sonore, le grognement se présente sous la forme d’un bruit proche de la distorsion et augmente considérablement la perception d’effort et d’énergie impliqués dans la prestation du chanteur. Selon le contexte, il permet de donner beaucoup de relief à l’interprétation et à l’expression de différents types de sentiments parmi lesquels : la dévotion, le cœur à vif, la passion crue et intense, la mise à nu émotionnelle, la perte de contrôle, l’agressivité, la monstruosité, la brutalité, la dureté, la colère…
Analyse de l’usage expressif d’effets phonostylistiques dans trois chansons du répertoire de Michael Jackson
L’analyse présentée dans cette section se base sur un corpus de trois chansons phares de Michael Jackson, représentatives de plusieurs périodes importantes de sa carrière et caractérisées par des personnages vocaux marqués et distinctifs : « Thriller » (1982), « Bad » (1987) et « Earth Song » (1995). L’étude consiste en une extraction des données vocales, textuelles et musicales et leur mise en parallèle afin de comprendre où, dans le processus de communication d’un message, d’une histoire et de diverses émotions reliées, les effets phonostylistiques interviennent et interagissent avec les autres éléments d’information, devenant ainsi des vecteurs clés de la palette expressive du chanteur.
Afin d’y parvenir, une écoute répétée et prolongée du corpus a été réalisée, et la voix de Michael Jackson a été analysée de façon approfondie, notamment à l’aide de spectrogrammes. Les éléments extraits ont été scindés en trois catégories, toutes mises en parallèle les unes avec les autres : les données vocales (identification des types de voix, mécanismes laryngés et effets phonostylistiques utilisés), les données textuelles et musicales (analyse des paroles, de l’instrumentation et des sons d’ambiance) et les types de personnages caractéristiques du chanteur repérés dans chaque chanson.
Figure 1 – Résumé de la méthodologie établie pour comprendre le rôle joué par les effets phonostylistiques dans la polyvocalité et l’expressivité vocale de Michael Jackson.
« Thriller » (1982)
Analyse textuelle et musicale
Issue du sixième album solo de Michael Jackson intitulé Thriller (1982), la chanson du même nom et ses sonorités originales se trouvent au croisement de plusieurs styles musicaux dont la pop, le disco, le funk ou encore le R&B.
Dans « Thriller », Michael Jackson explore l’univers de l’horreur, de l’épouvante, des zombies et autres créatures terrifiantes. Le personnage qu’il incarne effraie sa petite amie en se faisant narrateur d’une scène d’horreur, comme on peut le voir dans son vidéoclip sous forme de court métrage et à travers les paroles de la chanson où il interpelle à plusieurs reprises sa bien-aimée (cf. les « girl » qui ponctuent son chant, dans le deuxième couplet ainsi que dans les refrains).
La tonalité est Do# mineur, le tempo est à 118 BPM, et l’instrumentation se compose notamment de batterie, basse, percussions, guitares électriques, synthétiseurs, piano électrique, thérémine, orgue, cuivres, chœurs, bruitages…
Dans « Thriller », nous avons repéré trois catégories de personnages types, sur la base d’éléments du texte :
- Un personnage narrateur, avec un certain caractère cinématographique : par les paroles « Night creatures call / And the dead start to walk in their masquerade / There’s no escaping the jaws of the alien this time », Michael Jackson s’extrait en effet de la scène pour la décrire d’un œil extérieur,
- Un personnage effrayant, répétant plusieurs fois « I’m gonna thrill you tonight »
- Un personnage nocturne, vivant la nuit : « It’s close to midnight », « This is thriller night », « All through the night I’ll save you from the terror on the screen ».
Enfin, il est important de souligner l’importance du rôle que joue la production musicale dans « Thriller », pour renforcer la trame narrative et l’interprétation vocale de Michael Jackson. Les sons choisis du côté de la réalisation et des arrangements musicaux définissent un réel cadre spatiotemporel pour l’histoire ; ils contribuent fortement à dresser une ambiance, un contexte narratif et participent à l’efficacité et à la crédibilité de l’histoire. On note, par exemple, le son d’une porte qui grince dès les premières secondes de la chanson, et des voix au loin qui rappellent des hurlements de loups. Plus tard, des sons du thérémine évoquent des hululements lugubres de fantômes ; et des riffs qui se répètent de façon obsessionnelle traduisent l’oppression. La dimension cinématographique est même atteinte, avec la participation de l’acteur Vincent Price (spécialisé en films d’épouvante) qui ajoute plusieurs parties de spoken word dans la chanson, tel un narrateur de film d’horreur, et conclut l’œuvre avec un rire machiavélique et répétitif. Tous ces éléments interagissent avec la voix chantée de Michael Jackson, et on peut même supposer qu’ils s’influencent les uns et les autres en vue d’augmenter la force et l’intensité du tableau d’horreur dressé au cours de la chanson.
Analyse des effets phonostylistiques
Maintenant, voyons comment, à travers l’interprétation, Michael Jackson accentue davantage ces facettes. Avant même d’entamer le chant, l’artiste commence son interprétation en lançant un « Mmmh » qui semble traduire quelque chose de pénible, un effort, une tentative de lutte contre une force obscure.
Puis, dans ses couplets, l’interprète joue beaucoup sur les paramètres d’articulation et de diction de son texte. Il insiste ainsi sur certains mots, comme moonlight où il prolonge volontairement le son « oo » de moon, ce qui tend à rappeler un hurlement de loup. De plus, l’artiste appuie volontairement sur les consonnes et les fins de phrases, ce qui donne un effet martelé au chant et joue alors sur l’impact émotionnel, la force du message et le rythme de la chanson.
« Thriller » est aussi l’occasion rêvée pour Michael Jackson de s’amuser avec les différents effets phonostylistiques qui composent sa signature vocale. On compte, dès le début de son interprétation, des sortes de « hoquets » placés précisément sur les contretemps. Au-delà de leur fonction rythmique, ils permettent de traduire la peur, les spasmes que peut ressentir un narrateur pris par des émotions fortes, tout comme l’angoisse, le stress, la panique et une perte de sang-froid face à une situation effroyable.
À cela s’ajoutent différents types de cris au cours de la chanson ; certains au loin et un peu prolongés faisant penser à ceux de fantômes ou de loups ; d’autres, plus brefs, perçants, avec parfois de la distorsion, exprimant une certaine exaltation du narrateur. Également, un autre élément extramusical permet au chanteur d’enrichir son interprétation : il s’agit du souffle qui vient s’ajouter à la production vocale, dans le texte chanté (par exemple, les mots door et cold sont allongés avec beaucoup de souffle dans le deuxième couplet, renforçant alors l’effet effrayant) ou sous la forme d’onomatopées soufflées. Dans les couplets particulièrement, cet air excessivement présent peut traduire la vulnérabilité et la fragilité du protagoniste, voire renforcer l’effet oppressant de l’histoire avec un personnage ayant du mal à contrôler son débit d’air, dans le tourbillon de la peur. Cela permet aussi de jouer avec les émotions de l’auditeur, qui se fait raconter une situation effrayante de façon proche, intrusive, directement dans l’oreille.
Michael Jackson utilise de la distorsion et des grognements à plusieurs reprises, plutôt sur des séries de quelques mots, sauf dans le pont où il prolonge l’effet sur une plus longue phrase (« There’s no escaping the jaws of the alien this time »). C’est, sans aucun doute, un élément nécessaire pour apporter de la crédibilité à sa narration. En effet, la distorsion et les grognements contribuent à donner un sentiment d’agression, de rage et d’hystérie ; sans compter la représentation d’un danger qui guette, ou même la lutte face à la force du mal qui s’apprête à frapper.
En dehors de ces effets, Michael Jackson compte sur des changements de mécanismes laryngés pour augmenter la profondeur de son interprétation et la force de caractère du personnage qu’il incarne. Tout d’abord le belting, utilisé à sa pleine capacité sur les refrains, représente une explosion des émotions, une certaine hystérie. Il est utilisé pour avoir encore plus d’impact sur le public et traduire la force de la peur, la dimension effroyable de la « bête » ou de la « chose aux quarante yeux » qui s’apprête à attaquer dans les phrases : « ’Cause this is thriller, thriller night / And no one’s gonna save you from the beast about to strike […] / ’Cause this is thriller, thriller night / There ain’t no second chance against the thing with the forty eyes, girl[13]. » Le belting sur les refrains pourrait représenter la paranoïa du personnage, la lutte intérieure contre une force externe et indéfinissable qui le terrorise et qu’il représente comme une figure de film d’horreur, un zombie.
« Bad » (1987)
Analyse textuelle et musicale
En 1987, Michael Jackson sort l’album Bad, mondialement attendu après le succès retentissant de Thriller sorti cinq ans plus tôt. Dans sa chanson homonyme « Bad », Michael Jackson joue un personnage rebelle, provocateur et mauvais garçon. À travers les paroles, il cherche à démontrer qu’il est un voyou, un « dur à cuire » et qu’il ne vaut mieux pas s’aventurer à le défier. Dans le vidéoclip, on voit aussi davantage le côté urbain du protagoniste, alors qu’il danse dans une station de métro new-yorkaise, vêtu de cuir noir et de chaînes et entouré de danseurs qui semblent être sa bande.
Cette chanson d’ouverture de l’opus du même nom est enregistrée en Sib mineur et présente un tempo de 114 BPM. On entend, parmi les instruments : batterie électronique, synthétiseur basse, guitare électrique, piano, piano électrique, divers synthétiseurs, orgue, cuivres, chœurs, et même quelques onomatopées vocales servant de percussions.
Enfin, une ambiguïté quant au caractère du personnage est à noter dans le texte de la chanson. En effet, dans le pont, le narrateur dit : « We can change the world tomorrow / This could be a better place / If you don’t like what I’m sayin’ / Then won’t you slap my face[14]. » Ceci peut laisser entendre qu’en fait, celui-ci tient tête à un mauvais garçon et ne se démonte pas, tout en lui suggérant qu’ils auraient tous deux les capacités d’agir pour un monde meilleur et plus agréable à vivre.
Analyse des effets phonostylistiques
De la chanson « Bad », on retient avant tout un personnage rebelle et menaçant. Dans ce but, Michael Jackson choisit délibérément des mécanismes laryngés et effets phonostylistiques à des endroits précis, ce qui permet d’illustrer les différentes parties de la chanson en y créant une atmosphère particulière et en révélant un certain état d’esprit (ou trait de caractère) du personnage. Ainsi, il utilise beaucoup de souffle dans les couplets – et plus particulièrement en fin de mots et de phrases –, en opposition à la distorsion et au belting dans les refrains ; chacun d’entre eux se voyant attribuer un rôle narratif spécifique que nous allons préciser ci-dessous.
Tout d’abord, le souffle traduit l’oppression ainsi que la très grande proximité entre le personnage et son interlocuteur. Cet effet ajouté à la production vocale renforce la sensation que l’interprète « rentre dans la bulle » de celui à qui il s’adresse, avec beaucoup d’agressivité, tout près du visage et menaçant. Par ailleurs, Michael Jackson ponctue son chant d’onomatopées soufflées, avec beaucoup de plosives. On peut facilement associer celles-ci aux sons que ferait un boxeur prêt à aller au combat, à affronter l’ennemi, en se mettant en condition et en position de force tout en cherchant à effrayer l’autre. Ces mêmes onomatopées ont aussi une fonction percussive ; elles font ressortir le rythme de la chanson et son aspect suffocant.
La distorsion, quant à elle, va se voir attribuer un rôle central et prédominant dans l’interprétation de Michael Jackson. Elle constitue une réelle évolution pour l’artiste qui a progressivement développé cet effet vocal depuis Off the Wall (1979). Dans « Bad », il multiplie ainsi la voix avec distorsion dans les refrains, dans le pont et ponctuellement dans le pré-refrain. Avec en prime un grognement bien senti sur le mot « lock » dans le deuxième couplet, il devient alors bien plus convaincant dans son rôle de mauvais garçon, agressif, brutal et décidé à écraser l’autre. Cela lui donne même un côté sauvage et animal, primaire.
Le belting, très présent dans les refrains, contribue de même à traduire un sentiment de rage, de force, d’explosion des sentiments. Notamment couplé aux onomatopées avec distorsion sur tous les « bad » que chante Michael Jackson, il permet d’accentuer le côté insoumis et cru du personnage qui se donne en spectacle et n’a pas peur de s’affirmer. La phrase « And the whole world has to answer right now / Just to tell you once again[15]… » constitue un pic d’intensité émotionnelle dans la chanson, que le belting fait ressortir en raison de sa puissance avec une mise en scène complètement assumée : le personnage « crie » sur son adversaire et met « le monde entier » de son côté pour rappeler « qui est méchant… »
Dans une moindre mesure, un autre élément permet à l’artiste d’enrichir son interprétation de « Bad » : il s’agit des cris qu’il pousse dans la dernière partie de la chanson. On trouve une série de trois « whoo » aigus, perçants et exécutés en voix de tête à la fin du refrain qui suit juste après le pont, puis un cri du même genre qui ponctue chacun des deux derniers refrains. Ceux-ci traduisent l’urgence, la folie, l’exaltation et encore une fois le côté animal, déchaîné et peut-être hystérique d’un personnage au comble de son excitation.
« Earth song » (1995)
Analyse textuelle et musicale
« Earth Song », chanson tirée de l’album HIStory : Past, Present and Future, Book I (1995), possède une tonalité de Lab mineur avant de moduler en Sib mineur plus tard dans la chanson, et le tempo est de 138 BPM. L’instrumentation est composée de batterie, percussions, basse, piano, piano électrique, guitares électriques, synthétiseurs (notamment pour les sons de cordes et de voix), harpe, cor et chœurs.
On pourrait décrire « Earth Song » comme une chanson engagée et présentée sous forme de ballade, avec également des inspirations et sonorités issues du gospel, rock progressif, musique classique (opéra) ou encore blues[16]. Michael Jackson incarne ici un personnage activiste et se bat pour une cause écologique, il dénonce le mal qui est fait à la terre et, plus précisément, à la flore et la faune qui la peuplent. Le caractère de ce titre a une certaine dimension dramatique, et l’artiste continue sur sa lancée d’éveil de la conscience sociale après des chansons comme « Heal the World » ou « Black or White », tirées de l’album Dangerous (1991).
Analyse des effets phonostylistiques
Le titre – qui frôle une durée totale de sept minutes – s’ouvre sur une longue section instrumentale de presque une minute, où on entend en plus des insectes et des oiseaux chanter. Pendant cette introduction, l’auditeur a l’impression d’être plongé dans une forêt enchantée, un rêve ou même une scène féerique de film, dans la nature. Mais ce moment doux et paisible se casse brutalement avec un son de clavier assez sombre et dans le bas registre, prenant le relais pour accompagner la voix fragile de Michael Jackson, comme si on était passé de l’autre côté du décor, dans une réalité douloureuse.
Puis, tout au long de la chanson, le narrateur change de perspective. Parfois il se plaint, parfois il dénonce. Il prend tantôt la position de celui qui constate ce que peut ressentir la nature ; tantôt, la position de celui qui fait partie des coupables, s’incluant alors dans les Hommes qui font du tort à l’environnement.
Dans les couplets, Michael Jackson privilégie une voix mixte à dominante voix de tête. Ce choix délibéré de n’être vraiment ni du côté du mécanisme laryngé M1 (voix de poitrine), ni de celui du M2 (voix de tête) permet de façon presque inconsciente de créer une sensation inconfortable, peu sûre. En fait, c’est un moyen d’installer un contexte d’entre-deux, de malaise voire de tiraillement intérieur. Toujours dans les couplets, le chanteur utilise aussi beaucoup d’hésitations, de souffle et d’étirement des mots qui démontrent sa consternation, sa fatigue émotionnelle et une certaine humilité devant un tel tableau. Par la même occasion, le vibrato répété sur les mots en fin de vers traduit une immense vulnérabilité. Les craquements dans la voix, à certains endroits sur des mots ponctuels en début ou en milieu de phrase, imagent la fragilité de la terre qui se brise et part en morceaux. Les sanglots dans la voix oscillent entre plainte et douleur face à une situation créant un sentiment de tristesse et d’impuissance.
Ensuite, Michael Jackson change de registre et opte pour la voix de tête sur les hooks vocaux. Cela donne un côté épique, parfois apocalyptique à son interprétation. Noyé dans les effets (réverbération, voire délai) et les voix doublées, son chant peut faire penser à l’immensité des étendues sauvages de la terre, ou même à un déchirement, un cri du cœur dans une scène d’après-guerre, de champ de bataille en ruines… On peut également y voir un mea culpa, un recueillement ; et même, toujours dans cet ordre d’idées (de demande de pardon), il est possible d’y déceler des références religieuses avec les sonorités gospel que revêtent les hooks, notamment dans les appels-réponses avec les chœurs avant l’outro.
Dans la longue section finale, Michael Jackson emmène l’auditeur dans une dimension supérieure. Il adopte pour cela une voix avec beaucoup de distorsion, en plus de lui donner un côté étranglé et de choisir le belting : on sent alors la peine qui se transforme en colère, en déchirement, en véritable désespoir. À cela, il ajoute même des cris vers la toute fin sur les deuxième et quatrième temps, et on comprend que le narrateur ressent et nous partage à ce moment-là un pic émotionnel.
Conclusion
On peut déduire de cette analyse que l’appréhension de la voix chantée par Michael Jackson a été innovante : en effet, l’artiste a poussé une certaine réflexion autour de l’utilisation, du placement et du dosage des effets phonostylistiques constituant sa palette vocale au sein d’une chanson. Dans « Bad » par exemple, il va sans dire qu’il a manifestement réfléchi et assigné au préalable des qualités et effets vocaux propres à chaque partie de la chanson ; tous se complétant et convergeant vers un seul et même but : celui de créer un personnage aux allures de mauvais garçon, méchant, rebelle et « dur à cuire ». De cette façon, il est intéressant de noter que l’utilisation des effets phonostylistiques, variables en intensité et en récurrence, participent à construire le personnage incarné par Michael Jackson et son caractère.
D’autre part, l’artiste a prouvé qu’il savait faire évoluer le ton émotionnel et le caractère progressivement au cours d’un titre, comme nous l’avons démontré dans « Earth Song » avec le passage graduel d’un personnage triste, désolé et vulnérable à un protagoniste en colère, déchiré et dénonciateur. Un texte ne veut donc pas dire une seule couleur et émotion (par exemple, tout en gaieté ou tout en tristesse) : une évolution soudaine ou progressive dans l’usage des effets phonostylistiques peut guider l’auditeur et le pousser à ressentir des sentiments différents grâce au travail qui a été fait en amont, par l’interprète, sur la modulation de sa voix et de son caractère.
Enfin, dans « Thriller », c’est la complémentarité des éléments textuels, musicaux et visuels avec ceux de l’interprétation vocale – et plus spécifiquement, avec les effets phonostylistiques – qui est ressortie. Car, en fonction de l’ambiance créée grâce aux paroles et à l’instrumentation, Michael Jackson a su démultiplier le pouvoir et la force de frappe de son chant par le biais d’effets vocaux qu’il a délibérément insérés à des endroits clés. Ces effets (tels que les cris, hoquets, souffle dans la voix) se sont même avérés être un élément indispensable pour apporter de la crédibilité à sa narration et augmenter la profondeur de son interprétation, en plus de renforcer la représentation du caractère du personnage incarné et l’effet créé chez l’auditeur.
Ainsi, c’est la richesse de sa technique vocale et des possibilités interprétatives qu’offrent ses textes et sa musique, d’une part, ainsi que son approche interprétative et expressive jusqu’à une incarnation totale de ses personnages, d’autre part, qui font l’originalité de Michael Jackson et de son approche de la voix chantée en musique pop. De cette façon, on pourrait décrire la technique vocale de l’artiste au travers du prisme de sa polyvocalité. Et celle-ci se révèle à travers la grande maîtrise des mécanismes laryngés et des effets phonostylistiques par Michael Jackson, offrant ainsi de nombreuses facettes vocales soigneusement travaillées et tendant vers un même but, celui d’incarner l’interprétation vocale.
Bibliographie
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Notes
[1] J. Randy Taraborrelli, Michael Jackson : The Magic, The Madness, The Whole Story, 1958-2009, Grand Central Publishing, New York, 2009.
[2] Étendue vocale d’un chanteur ; plage de fréquences allant de la note la plus basse à la note la plus haute qu’il est capable de produire vocalement.
[3] Barbara M. Doscher, The Functional Unity of the Singing Voice [1988], Lanham, Scarecrow Press, 1994, p. 189.
[4] Sons apparentés à des bruits que le chanteur utilise généralement pour enrichir son interprétation vocale et constituer son style, sa signature.
[5] Isabelle Stegner-Petitjean, « “The Voice in the Mirror” Michael Jackson : d’une identité vocale à sa mise en image sonore », Volume !, n° 8 : 2, 15 décembre 2011, p. 222.
[6] Philip Auslander, « Performance Analysis and Popular Music : A Manifesto », Contemporary Theatre Review, vol. 14, n° 1, 2004, p. 10.
[7] Auslander distingue l’individu tel qu’il est dans la vie réelle, influencé par son vécu qui peut d’ailleurs inspirer des chansons biographiques ; l’image publique de l’artiste qui dépend des choix artistiques, de la représentation médiatique et du marketing ; et les différents protagonistes incarnés au sein des chansons, relevant exclusivement de la fiction.
[8] Serge Lacasse, « Stratégies narratives dans “Stan” d’Eminem : le rôle de la voix et de la technologie dans l’articulation du récit phonographique », Protée, vol. 34, n° 2-3, 2006, p. 23.
[9] Pierre R. Léon, Précis de phonostylistique : Parole et expressivité, Paris, Nathan, 1993, p. 5.
[10] Michel Hart et Sylvie Heyvaerts, Découvrir sa voix : Parler et chanter avec plaisir et sans fatigue, Monaco, Éditions du Rocher, 2017.
[11] Nathalie Henrich Bernardoni, La voix chantée : Entre sciences et pratiques, Bruxelles, De Boeck-Solal, 2014.
[12] Johan Sundberg, « Acoustic and Psychoacoustic Aspects of Vocal Vibrato », Speech Transmission Laboratory. Quarterly Progress and Status Reports, vol. 35, n° 2-3, 1994, p. 45-68.
[13] « Parce que c’est un thriller, la nuit du thriller / Et personne ne va te sauver de la bête qui s’apprête à attaquer […] Parce que c’est un thriller, la nuit du thriller / Et il n’y a pas de seconde chance contre la chose aux quarante yeux, girl. »
[14] « Nous pouvons changer le monde demain / Ça pourrait être un monde meilleur / Si ce que je dis ne te plaît pas / Alors, vas-tu me gifler? »
[15] « Et le monde entier doit répondre tout de suite / Juste pour te dire encore une fois… »
[16] Joseph Vogel, Man in the Music : The Creative Life and Work of Michael Jackson, New York, Sterling, 2011, p. 196.