La praxis artistique comme espace collectif de nouvelles stratégies de résistances

Marie Juillet

Artiste auteure indisciplinée (La Réunion)Sorbonne Nouvelle Paris 3

Abstract

This text explores artistic praxis through choreographic, literary, and performative works of Reunionese artists, examining its role as a collective space for resistance. Geographically centered in the Indian Ocean, it highlights the praxis of Regina José Galindo and Maria Adela Diaz, questioning their ability to generate collective spaces of resistance. Analysis of Florence Boyer’s works explores Reunionese Maloya, emphasizing multidisciplinarity and orality as features of artistic praxis. The text concludes by addressing ecofeminist, decolonial, and global visibility concerns, pondering the possibilities of circulation and dissemination in a geopolitics of ecofeminist, decolonial, and situated resistances.

Keywords: dances, roots, body narratives, transculturalities, artistic praxis             

 

Ce texte repose sur l’analyse initiale d’œuvres chorégraphiques d’artistes réunionnaises telles que Sylvette Annibal, Dolsy Baudry, Florence Boyer, puis d’œuvres littéraires comme Le théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal et Purity Impurity, Séparation de Maria Lugones. Enfin, il explore les pratiques performatives de Regina José Galindo et Maria Adela Diaz. Cette réflexion examinera la praxis artistique en tant qu’espace collectif de stratégies de résistance, imbriquées transversalement par les notions-stations de racines et de transculturalités. Par « notions stations », nous faisons référence à des concepts qui, à l’instar des stations d’arrêt dans tout type de transport collectif, urbain ou rural, insulaire ou continental, terrestre, maritime ou aérien, partagent la même fonctionnalité. Elles accueillent, le temps d’une durée, une question qui, au contact, s’enrichit d’elle sans nécessairement se laisser assimiler par cette « notion-station ».

Avant d’approfondir davantage, il est crucial de situer géographiquement et disciplinairement mes recherches dans l’océan Indien, me présentant en tant qu’autrice, poétesse et artiste. Il convient de préciser que cette étude toujours en cours adopte une perspective artistique et d’autrice. L’objectif est d’établir un dialogue entre les chorégraphes du corpus, les œuvres littéraires et performatives, ainsi que ma propre personne. Cette démarche constitue une expérience aux frontières de l’oralité, de la performance, des cultural studies, des sciences humaines et de l’art, oscillant entre enquête objective et interprétation subjective. S’agit-il ici d’une danse de l’oralité ou d’un récit dansé ? C’est les deux, fusionnant dans la substance qui traverse le corps du texte, parfois non, dans certaines parties de ce corps. Nous proposerons des pistes d’arpentage et une hypothèse de réponse à cette question, présentées dans le format d’une conférence performée et en corrélation avec cet objet vidéographique non identifié .[1]

Les praxis artistiques du corpus, que ce soit à travers les gestes chorégraphiques, l’écriture littéraire ou les arts visuels, redessinent un écosystème de liens que les artistes tissent dans leurs œuvres. Ces liens construisent des récits corporels façonnés lorsque les corps traversent et sont traversés par des narrations, marqués par le colonialisme, le néo-colonialisme et les décolonialités. Plongeons dans cette exploration des expressivités avec sept escales. Les pays ou îles ayant une histoire partagée, marquée par le colonialisme et les décolonialités, présentent également des motifs, symboles et pratiques communs. Ces biens communs transculturels se manifestent dans les danses des chorégraphes réunionnaises Sylvette Annibale, Dolsy Baudry et Florence Boyer, les praxis performatives des plasticiennes guatémaltèques Regina José Galindo et Marie Adela Diaz, ainsi que dans les deux œuvres littéraires du corpus, Le théâtre de l’opprimé, pratique du théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal et Purity Impurity, Séparation de Maria Lugones.

Les trois danseuses réunionnaises, Dolsy, Florence et Sylvette, partagent dans leurs répertoires chorégraphiques et leurs recherches esthétiques, qui s’affirment dans des perspectives différentes, une dimension curactive de leurs praxis. L’adjectif « curatif » se réfère à la pratique artistique de l’artiste invisuelle, Alexandra-Péron-Diop, qui a la maternité de ce terme, Curaction, qu’elle a créé pour désigner sa recherche et sa praxis artistique, semblable à un sadhana empreint de bienveillance activée dans tous les contextes et sur tous les terrains. Les praxis de Florence, Dolsy et Sylvette partagent également la caractéristique d’un déplacement géographique des corps, qu’il s’agisse des leurs, de ceux de leurs danseurs complices ou de leurs compagnies qui s’incarnent en utilisant la métaphore d’autres corps déplacés, que ce soit par les politiques migratoires de l’île lorsqu’elle était une colonie ou dans son histoire plus récente, avec les déplacements de populations comme ceux qui ont eu lieu avec le Bumidom.

Regina José Galindo et Marie Adela Diaz sont toutes deux originaires du Guatemala et ont grandi dans les années où leur pays était marqué par la guerre civile. Les deux artistes déploient dans leurs œuvres un répertoire de formes qui questionnent la guerre et les luttes sociétales de leurs pays nataux. Augusto Boal et Maria Lugones, dans leurs praxis littéraires respectives, ont proposé des manuels d’émancipation des corps et des esprits face à toutes les injonctions ou assignations décidées par d’autres. Quels sont ces récits de corps que nous murmurent cette poétique et ses danses ?

Récits de corps, danses

Pour soutenir mon analyse, nous faisons le choix d’un corpus hétérogène de danses, toutes ancrées culturellement et géographiquement dans l’océan Indien, appartenant à l’histoire des migrations de l’île de La Réunion, qu’il s’agisse de celles provoquées par la Traite de l’esclavage ou de l’Engagisme indien. Que ce soit la danse africaine pour Sylvette, le maloya pour Florence ou la danse indienne pour Dolsy, nos trois chorégraphes, tout en explorant de nouvelles formes contemporaines, intègrent dans leurs processus de création des dynamiques transculturelles qui réveillent des mémoires longtemps confisquées, masquées ou oubliées.

D’autre part, bien que natives de l’île de La Réunion, nos trois chorégraphes ont toutes trois expérimenté des déplacements géographiques et territoriaux, motivés par la nécessité intérieure de se réapproprier un matrimoine et un patrimoine culturels, cultuels, historiques et artistiques à la fois singuliers, intimes et imprégnés de mémoires collectives. Ce qui ressort de manière intéressante des entretiens que nous avons menés avec elles, c’est que leurs objets chorégraphiques et leurs terrains d’études prennent racine dans leurs propres corps.

Dolsy, qui a quitté l’île pour la Normandie après avoir été adoptée à la naissance, a découvert ses origines réunionnaises, métisses et indiennes en faisant ouvrir son dossier. Un parallèle inconscient se dessine dans son choix artistique, le Bollywood, une danse populaire indienne qui se métisse avec d’autres cultures. Le nom de sa compagnie, Massala, fait référence à un genre de cinéma indien. Elle crée ainsi une praxis d’expression indienne qu’elle réancre dans le contemporain. À travers des pièces telles qu’Île en elle, facîle, et sa dernière création, l’Effet Lotus, elle interroge l’altérité présente dans les corps en scène. Dolsy aborde également les difficultés initiales à être programmée, certains financeurs institutionnels de l’île ayant du mal à identifier sa gestuelle hybride. Sa démarche artistique fusionne la danse classique indienne et la danse contemporaine. Actuellement soutenue par la Région Réunion grâce au dispositif d’accompagnement à la diffusion de la création artistique Guetali, la compagnie entame une période de transition. Dolsy poursuit son exploration de l’altérité et de l’acceptation de soi à travers sa pièce l’Effet Lotus.

Avec la danse indienne et ses expressions métissées contemporaines, Dolsy renoue avec son île natale tout en explorant son métissage culturel. Elle accueille avec un principe d’équivalence les deux berceaux culturels qui ont contribué à la construction de son être et de sa praxis : celui transmis par ses parents adoptifs et celui redécouvert et tissé avec sa famille réunionnaise en rencontrant sa mère biologique. Il s’agit des éléments actifs constituant ce que nous désignons comme une écologie relationnelle sensible, possible lorsque les relations sont contextualisées et que les individus préservent leur éloignement vis-à-vis des pratiques d’assimilation, d’acculturation ou de domination. Briser les académismes et les codes imposés par les exigences des financeurs, et s’ancrer dans une pratique émancipée qui ne confine ni les corps ni les esprits dans un néocolonialisme latent, constitue l’acte de résistance de ces compagnies qui, sur le terrain, demeurent debout face à ces enjeux.

Sylvette Annibal est danseuse, thérapeute, artisane, designer culturelle, interprète et pédagogue. Naviguant à travers divers domaines culturels de l’île de La Réunion, elle a occupé plusieurs postes, notamment au CDNOI sous la direction de Ahmed Madani et au TCO dans la structuration de l’EIAO. Sylvette a toujours dansé dans la kour, comme elle le dit elle-même. Le terme « artisaneuse » est le concept qu’elle a créé pour définir l’ensemble de ses pratiques. Bien qu’ayant suivi une formation en danse classique, jazz et danse moderne, elle a également reconnu l’importance d’avoir une profession, motivée par le soutien de ses parents. La danse est son moteur pour avancer, questionner et résister. Elle a conscience depuis son jeune âge que la danse offre des réponses profondes à la vie. Pour Sylvette, la danse est aussi un moyen de transmission qui favorise la joie chez les individus. Après des études à Paris, elle continue à se former en danse dans divers ateliers, amorçant un parcours qui mêle les danses urbaines. De retour sur l’île, elle travaille en tant que journaliste puis chargée de production dans le secteur culturel, en administratrice de compagnies. Sylvette danse avec des compagnies d’Afrique du Sud et initie des recherches sur les pratiques chorégraphiques de l’Afrique de l’Ouest.

Sa praxis ne se conforme pas aux cadres académiques attendus. Travaillant en tant que designeuse culturelle, Sylvette Annibal transmet son art par le biais de cours et de performances dans des espaces interstitiels, de manière confidentielle. Elle prend conscience du lien qu’elle tisse avec un flux qui la transcende, connectant avec des metteurs en scène et chorégraphes aux pratiques émancipées, tels que la troupe réunionnaise Téat Vollard, qui a joué un rôle clé dans la structuration du théâtre réunionnais. Sylvette choisit ses collaborateurs en fonction de son engagement politique et artistique, affirmant que « Être artiste est politique ». Actuellement consacrée entièrement à la danse, elle prépare sa première création à Paris, reconnaissant en elle la présence du Maloya, bien qu’elle ne soit pas une danseuse de Maloya.

Toutefois, elle incarne dans son corps l’esprit du Maloya, une danse de résistance qui sert de lien avec les terres d’origine de ceux qui ont migré vers l’île, que ce soit par contrainte ou par choix, établissant ainsi une relation animiste et écopoétique avec la Terre et les ancêtres. Le Maloya devient un espace de création où ces résistances fournissent également un moyen de catharsis. Il représente un lieu où la langue et le langage corporel fusionnent pour exprimer des éléments qui s’opposent à la verticalité des systèmes cherchant à réduire ces corps à des objets à briser. Le Maloya se manifeste comme un lieu de rencontre entre des percussions d’origines diverses, créant une musicalité percussive qui ouvre un espace sacré de connexion, de transe, devenant ainsi un outil pour observer et comprendre le monde qui nous entoure. L’improvisation est également tissée dans le Maloya, avec ses évolutions s’appuyant sur des bases qui le connectent aux mémoires universelles. C’est un langage qui offre au corps la liberté d’exprimer son être.

Le Maloya ouvre la voie à la mixité et met en lumière une facette poignante et résiliente de l’âme de l’île. Sylvette, en tant que danseuse, chorégraphe et performeuse, affirme que « la technique est au service de ce que son corps transmet en tant que conducteur de ses luttes. » Beaucoup de femmes qui l’ont accompagnée ont contribué à sa compréhension subtile des modalités de transmission de la danse. Aujourd’hui, pleinement engagée dans sa passion, elle se souvient des paroles de ses parents, qui lui disaient que « Danseuse n’est pas un métier, you can dance all your life but you must find a job. » Pourtant, aujourd’hui, elle a un travail épanouissant en tant qu’artiste, danseuse cosmique, et travaille pour croire en sa propre pratique chorégraphique.

Originaire de l’est de l’île de La Réunion, Sylvette a toujours été sensible aux questions sociétales de son île en observant l’espace autour d’elle, ses interstices, et en comprenant que l’acceptation de soi passe par l’acceptation du corps et de la nature. Elle a témoigné de la dégradation de la biodiversité au cours de sa vie sur l’île, constatant que l’amnésie des corps révèle aussi celle du territoire. Bien qu’elle n’ait pas grandi avec la culture des Servis Kabaré, les valeurs de la culture Maloya la traversent. Son Maloya dans la Kour, en milieu urbain, a été son terrain de jeu où elle a ressenti très tôt les dimensions curactives.

Quelle est l’étendue de la dimension curative dans le geste artistique de Sylvette Annibal ?

Dimension curactive

Sylvette Annibal manifeste un intérêt particulier pour les danses africaines. Ses réflexions sur les principes de décolonisation corporelle dans les praxis chorégraphiques résonnent avec sa pratique personnelle thérapeutique du chant, de la danse et de la musique. La danse provoque des basculements d’états et l’entraîne vers une posture de médiatrice chorégraphique, s’inscrivant dans les principes de l’école Fredansons, héritée de Catherine Dunham, une danseuse afro-américaine qui a codifié les danses afro-américaines, tout en étant anthropologue et réalisant des recherches sur les danses haïtiennes. Elle s’est interrogée sur la manière dont la danse peut soigner les corps entravés de celles et ceux qui arrivent sur un territoire, contraints par un système qui exerce une violence sur les corps. Comment, au sein de chaque mouvement, peuvent-ils se réapproprier leur liberté et guérir les endroits qui ont été entravés ?

 À Paris, lors d’une performance de l’artiste Judith Profil, également connue sous le nom de Kaloune, Sylvette Annibal rencontre Diane Héquet, artiste visuelle, et lui demande de la filmer. Ensemble, elles commencent à tisser des liens. Cette rencontre survient pendant la période du couvre-feu post-confinement, une période qui interroge la séquestration des corps. Depuis son installation à Paris, où elle enrichit sa palette professionnelle avec la pédagogie Free Danse Song, une conversation avec Diane Héquet donne naissance, dans la pensée et la praxis réflexive de Sylvette, à un terme nouveau : celui d’artisaneuse. Ce terme définit des praxis dont les praticien·nes portent en eux des germes de guérison liés à ces déplacements, s’affiliant aux tisaneneurs, medecine-mans et medecine-women de La Réunion. Ensemble, elles travaillent sur la première création de Sylvette, rejointes par Isabelle Maurel, praticienne de Butho, une danse née en rupture avec les praxis vivantes de Nô et du Kabuki dans les années soixante, après les premières explosions de bombardements atomiques au Japon. L’occupation de l’espace et la gestuelle chorégraphique, en rupture avec une tradition tout en la renouvelant, découlent d’une série de déplacements géographiques des corps. Quels enseignements les déplacements géographiques des corps apportent-ils à ces praxis collectives de résistance ? 

Déplacements géographiques des corps

Les thématiques abordées par Florence Boyer gravitent autour des sujets marquants de l’imaginaire de La Réunion. Florence est profondément affectée lorsqu’elle prend conscience des mémoires et de l’histoire liées à l’esclavage sur l’île. Après avoir quitté La Réunion, influencée par une chanson du musicien et chanteur Davy Sicard, elle se questionne sur la nature des praxis chorégraphiques et des danses de son pays au XIXe siècle, découvrant ainsi un manque dans la mémoire collective. Pour explorer cette lacune, elle entrelace ses recherches avec ses interrogations en tant que danseuse et ses investigations anthropologiques. Bien qu’elle ait déjà amorcé un travail sur le Maloya de manière intuitive, son approfondissement anthropologique des détenteurs de la danse Maloya la pousse à lancer un appel, une injonction à vivre le rituel du Maloya, dont elle ignore alors la provenance. Les portes s’ouvrent alors sur les Servis Kabar, et elle entame un dialogue avec Marimar Basaline, d’origine malgache, qui a préservé dans ses rituels domestiques familiaux les cultes dansés du Maloya. Dans cette forme rituelle, la danse vient couronner la réussite du rituel, soulignant ainsi l’importance centrale du mouvement et de la danse dans la validation de l’exécution du rituel.

Traversée par ce travail pendant une décennie, héritage des corps esclavagisés, Florence déclare : « kan la trap mon corp, la pa regarder si mi té yab, sinois, malabar, la trap mon korp etc ‘est toit ». Les deux dimensions de sa recherche se sont entrelacées pour inspirer la demande de rendre visible cet héritage, mis en lumière dans la pièce Sharoy. Elle utilise la farine, un ingrédient présent dans ce rituel, comme un élément pour dessiner un espace de protection avec le pouvoir de laisser entrer les invité.e.s, mais pas nécessairement l’ensemble des vivant.e.s et des non-vivant.e.s présents lors de l’exécution du rituel. Ce qui est révélé est célébré. Il s’agit d’un continuum entre l’espace qui sépare ceux d’ici et ceux de l’autre côté de la mort physique des corps. Le Candomblé au Brésil et dans tous les pays afro-descendants, en Afrique, en Asie sous d’autres formes, ont des rituels similaires et des danses rituelles associées. Ce qui est permanent, c’est le lien au vivant, plus précisément à l’âme des corps que la vie a désertés, mourant dans notre espace-temps pour habiter un autre. Ces questionnements prennent source dans l’enfance de Florence, où à partir des légendes insulaires locales, elle s’interroge sur la nature de la vie et du rêve, qu’elle décrit comme le vaisseau lui permettant d’aller chercher des particules de ces mémoires, de ces dialogues avec les morts. Le lien d’aujourd’hui à la vie et à la mort est présent dans son corps de femme, dans sa chair. L’arbre est un motif récurrent, toujours présent dans son parcours, sans qu’elle ait nécessairement eu conscience, dans les prémices de ses actes chorégraphiques, de cette connexion. Ayant grandi dans un verger planté par ses parents, elle entretient un lien très charnel avec les arbres, souvent perchée dans leurs branches.

En 2009, lors d’un séjour où, pour la première fois, elle revient professionnellement pour présenter un spectacle, Florence exécute un rituel au volcan et rencontre un arbre, un tamarin de l’Inde, qui semble l’appeler. Elle y grimpe et colle son nombril contre lui. Elle vit une expérience magique où elle se reconnecte à l’île. Elle décide de revenir s’y installer et travaille sur sa pièce Danser dans les arbres, où elle transmute ses phobies, telles que le vertige. Elle s’embarque dans une recherche sur les liens du végétal et crée une pratique singulière de danse dans les arbres avec un imaginaire des fantômes de femmes blanches, appelées des zamérantes. Florence explique : « En travaillant sur les arbres, je me suis aperçue après coup que les corps suspendus étaient comme des métaphores de ses offrandes rituelles que l’on peut voir dans les arbres ». Ravaz six heur lo soir, sa pièce qui marque le retour au pays natal, est donc une racine, un rhizome qui manifeste son lien à la nature, à l’île, à la vie et la mort dans une dimension alchimique de la relation funéraire. Dans sa dernière pièce, la danse comme espace agentif des mémoires est de plus en plus présente, et dans Kaniki, elle explore les corps déplacés par des processus de transplantations de population dans ce que l’on nomme la diagonale du vide en France Continentale : elle creuse les mémoires en lien avec les personnes déplacées par le Bumidom. Dans l’ensemble de ces pratiques, une des formes récurrentes est celle du cercle. Que nous dit cette figure ? 

Le cercle, le rhizome, l’improvisation comme un espace sacré, un maloya universel

Les formes circulaires, où la frontière est celle du rituel et où les personnes peuvent être appelées à pénétrer l’espace du plateau, sont des typologies symboliques universelles. Dans l’ensemble des pratiques performatives ou chorégraphiques du corpus, le quatrième mur brechtien est abattu. Dans une relation où le spectateur.spectatrice-actant.e est invité.e à célébrer, convier, devenir acteur.ice du dispositif dont i.el.le n’est plus le.la simple contemplateur.ice. La perception des porosités entre le monde des vivants, des morts et des mots comme rhizome cultuel et culturel se manifeste dans plusieurs cultes et croyances de l’île de La Réunion mais aussi de manière universelle sur la planète. Toutes ces pratiques s’appuient sur l’improvisation comme espace sacré, où les transculturalités à l’œuvre sont autant de décentrements, de déhanchements où les pratiques des pays du sud questionnent les colonialités, à partir de vues métisses et où leurs décolonialités s’emploient aussi bien à transmettre, éclairer que transcrire.

Ces opérations de translations, comme celle que produit Florence Boyer lorsqu’elle s’attaque à la notation du Maloya, notation qui devient son critère de casting pour évaluer l’applicabilité de sa recherche : elle fait le choix de vérifier la transmissibilité des codes du Maloya par des corps qui n’en ont pas une praxis intime. Ces chorégraphes, autrices et artistes revisitent dans leurs recherches et expériences les contours de la stratégie de résistance, où leurs pratiques deviennent de nouveaux espaces collectifs de celle-ci. Et dans Purity, Impurity, Separation, Maria Lugones, avec une focale précurseure, écoféministe et intersectionnelle, voyage dans ses opérations de translations, pour cartographier comment se manifestent ces phénomènes de transfrontiérités dans les corps, notamment en s’attaquant à la question des genres et des sexualités.

Transcription, translation, arts visuels

Les pratiques performatives de Regina José Galindo et de Maria Adela Diaz, artistes visuelles d’Amérique du Sud, procèdent-elles aussi par transcriptions de réalités, d’opérations de translations, de désensorcellements de celles-ci pour offrir aux esprits émancipés des corps capables de résister dans les luttes, les guerres. Le corps comme arme artistique est au cœur de la dialectique de la praxis de Regina José Galindo, poétesse, artiste et écrivaine, militante guatémaltèque dont l’expressivité privilégiée est les arts performatifs. Ses œuvres portent en elles une charge explosive politique et critique où son corps devient le terrain métaphorique des luttes sociétales. Celle qui a vécu le conflit armé guatémaltèque entre 1960 et 1996 aiguise le maniement des mots et des images dans des entreprises de publicité avant d’œuvrer avec son corps à des dispositifs de réalités narratives guerrières et transgressives.

Dans une affiliation aux performances de l’Actionnisme viennois ou de Marina Abramovic, l’artiste utilise son corps comme une page blanche où elle imprime au couteau une poésie militante, où elle se laisse traquer par un char ou encore recroquevillée, peinte en noir et en position fœtale, accepte de se faire uriner dessus. Elle recourt au lexique de la guerre pour interpeller son public dans ses performances et alerter sur les défaillances systémiques politiques, juridiques et administratives de son pays. Ainsi, avec Perra, chienne en espagnol, dans un entretien donné à l’émission culturelle Tracks, elle déclare qu’il était nécessaire d’accomplir ce sacrifice douloureux pour dire ce qu’elle avait à dire. L’artiste transmute la violence de son pays dans son propre corps en revisitant une esthétique de la violence où elle convoque le champ lexical de la traque, des fluides, de l’agression et de l’agressivité. Elle explique que, dans un acte de désensorcellement du fait médiatique, elle reprend le pouvoir sur eux et provoque ainsi son propre réempuissancement d’elle-même, notamment sur la réalité cauchemardesque de la découverte de charniers de cadavres de femmes sur lesquelles étaient écrites au couteau « chienne ».

En s’infligeant elle-même cette torture, l’artiste affirme ainsi s’émanciper de la violence potentielle qui pourrait être faite à son corps. Elle s’insurge ainsi contre toutes les agressions subies, en lui donnant une charge corrosive, pendant le génocide perpétré contre les autochtones Maya lors de la guerre guatémaltèque. En 2003, à la Biennale de Venise, avec sa performance Quien Puede Borrar Las Huellas, Regina utilise une forme spectaculaire où trempant ses pieds dans une bassine remplie d’un liquide rouge sanguinolant, elle marche laissant ainsi des pas ensanglantés. Elle dénonce par cette performance l’implication des pouvoirs politiques de son pays, qui jouissaient d’une impunité totale. Treize ans plus tard dans Tierra, nue dans un champ où un tractopelle retourne la terre, elle s’insurge contre la libération de l’ancien président guatémaltèque pour vice de procédure. La performance appartient à la collection du Guggenheim. Si d’un point de vue des représentations et de la visibilisation d’une lutte qui, dans le brouhaha médiatique dont les contenus informationnels sont toujours avides de toujours plus d’immédiateté, chasse une guerre par une autre et invisibilise ainsi les nombreux espaces en ruines de la planète, les performances de Regina José Galindo demeurent, au niveau d’un art qui, si subversif soit-il, reste dans l’écosystème relationnel des institutions.

Si le propos de l’artiste qui invite à une émancipation des corps par celle de l’émancipation des esprits et que grâce à son œuvre, un fait sociétal majeur et des luttes actuelles sont largement documentées, nous pouvons émettre que cette praxis de résistance, toujours en générant du commun, ne provoque pas toujours des espaces collectifs, bien que dans sa démarche soit à l’œuvre une stratégie de résistance qui s’appuie sur les mêmes modes opératoires de la publicité et des arts médiatiques. Elle pose la question de l’usage des corps en rejouant les jeux de pouvoir par la mise en scène des tortures. Dans cette mise en abyme du sang, son œuvre La Sangre del Cerdo en 2017, elle repose la question de la responsabilité individuelle dans la portée collective. Dans le travail de Marie Adela Diaz, artiste visuelle et graphiste, née aussi au Guatemala pendant la guerre, qui utilise son corps comme vecteur où, par différents médiums, l’artiste attaque et déconstruit les imaginaires des sociétés patriarcales en mettant en scène la transformation du spectateur dans un contexte de quotidienneté. Dans l’ensemble de ces praxis qui se situent à l’échelle de la représentation dans l’art, que nous disent les œuvres littéraires sur la possibilité d’écosystèmes de liens pour des espaces collectifs de stratégies de résistances ?

Les œuvres littéraires, les écosysèmes de liens

Si les performativités de Maria Adela Diaz et Regina José Galindo sont opérantes pour bousculer les représentations actuelles et pour questionner les écosystèmes de liens qui peuvent naître de ces pratiques, nous nous sommes interrogées sur des pratiques militantes qui, pour certaines, sont héritées des techniques décrites par Augusto Boal dans Le théâtre de l’opprimé. En décrivant un système qui déjoue l’aspect vocationnel du théâtre pour le reconfigurer dans l’agora sociale, Augusto Boal redonne à la cité un outil pour exhorter ces luttes, les dire et les mettre en dialogue. Le corps, ici, est encore convoqué par une physicalité, des jeux esthétiques et des improvisations qui transforment la praxis théâtrale en un outil de recherche et d’enquête sociale, sur les conflits, les problèmes, collectifs ou personnels d’un groupe. Ce manuel n’est pas sans rappeler d’autres traditions d’art vivant en lien avec les pratiques de l’oralité, du conte qui deviennent des espaces de représentations et de partage au sein du groupe pour se créer, se doter de nouvelles cosmologies émancipatoires et favoriser un écosystème résilient de liens.

Quitter la plantacratie pour les jardins, les lieux interstitiels, les lianes, c’est le geste chorégraphique entamé par Florence Boyer, chorégraphe, danseuse et anthropologue lorsqu’elle prend la décision d’aller investiguer le Maloya et de documenter cette forme rituelle en s’entretenant avec Madame Baba, une des femmes passeuses gardiennes des secrets de ces cérémonies funèbres d’offrandes aux ancêtres, aux défunts. Cette forme ouverte, socialisée et rituelle est très présente à la fois dans la culture populaire réunionnaise, dans un large spectre d’expressivités dans les arts visuels, les chansons, etc. Formes ouvertes, socialisées, rituelles, culture populaire, c’est ce qui se tisse dans les œuvres et dans les récits de corps fabriqués. L’économie d’une œuvre parle aussi de l’œuvre. Une œuvre qui renie l’économie de la subvention, où les artistes vont penser en autonomie, n’est pas évaluée de la même manière que des œuvres qui ont bénéficié des aides institutionnelles et/ou privées. En Asie du Sud-Est, en Inde ou dans d’autres pays voisins de la Zone Océan Indien, une compagnie est pluridisciplinaire avec des rôles partagés où les êtres sont multipotentiels et multitâches. Dans l’ensemble des contextes d’émergence de ces praxis, quels sont les contours de la résistance ?

Praxis artistiques de résistances & ses contours

Praxis, en tant que stratégie de résistance, ne recouvre pas de manière systémique les pratiques qui se revendiqueraient résistantes, mais peut également l’être dans sa singularité d’existence. Nous savons bien que les résistances ne se fabriquent pas seules. Pour pouvoir résister à quelque chose, il est nécessaire d’avoir identifié ce à quoi nous résistons, de repérer les vents contraires. Cependant, cela ne se manifeste pas nécessairement par une collision avec les autres (les pouvoirs en place ou les forces en présence) ; cela peut également survenir lorsque nous nous affirmons soudainement dans ce que nous sommes.

Conclusion

Ces chorégraphes, danseuses, auteures et artistes revisitent dans leurs recherches et expériences les contours de la stratégie de résistance, où leurs pratiques deviennent de nouveaux espaces collectifs. Les écritures singulières du Maloya par Florence Boyer, Dolsy Baudry et Sylvette Annibal témoignent de la manière dont, sur l’île de La Réunion, les pratiques artistiques travaillent à l’ouverture à l’autre sans renier les luttes traversant l’histoire de l’île. Elles explorent la manière dont la mémoire traverse les corps, provoquant des transes chez ces orfévres qui tissent de nouvelles formes entre cultures connues, savoirs invisibles, technicités et intuitions. Ces formes parlent de l’époque coloniale, de ses rebellions, du néo-colonialisme actuel et des espaces de résistance existants.

Agir, pour reprendre les mots de Florence Boyer, c’est une dislocation évoquant celle des corps qui ont été eux-mêmes disloqués dans leurs migrations, pour ré-assembler un langage singulier, propre, le leur. Découvrir que cette singularité est déjà présente dans des formes plus anciennes se résume en trois mots : Œuvrer, désœuvrer, réœuvrer. La praxis artistique, en tant qu’espace collectif de nouvelles stratégies, se manifeste à la fois par la redécouverte d’un patrimoine et matrimoine disponibles par l’oralité, les traditions, l’étude et les allers-retours entre l’île, les divers continents et les îles de l’Océan Indien, berceaux des populations ayant participé au peuplement de l’île. Ces praxis sont viscérales, présentes bien avant leur institutionnalisation.

Ainsi, la pluridisciplinarité, la transdisciplinarité, l’oralité, la danse des corps sont des caractéristiques de la praxis artistique, à la fois singulière mais existantes depuis la Préhistoire : les femmes et les hommes ont toujours dessiné, parlé et dansé. Dans ces moments se nouaient des relations qui elles-mêmes devenaient, selon les contextes, des terreaux de résistances, comme pendant la Commune à Paris, la révolte des esclaves à Saint-Leu en 1811 ou dans le Chiapas dans les années quatre-vingt-dix. À l’heure où la comédienne et performeuse genevoise Kayije Kagame est nommée aux Oscars pour son rôle dans le film Saint-Omer d’Alice Diop, qui, en s’appuyant sur un fait divers et son procès, pose la question d’une maternité choisie et non subie, il est important de noter que la praxis artistique, comme espace collectif de nouvelles résistances, est bien à l’œuvre, que ce soit dans la fondation d’ONG telles que Matria par l’artiste et militante féministe Daphnée Vogel Garcia, dans l’alliance de l’artiste Claird Dehove, ambassadrice de WOS Agence des Hypothèses, avec d’autres complices dans l’activation des ambassades en tous contextes, des propositions de visibilisation de pratiques artistiques périphériques de la Collective, PASLAb, etc. Nous terminerons sur ces mots de Maria Lugones dans son texte Hacia un feminismo descolonial, La Manzana de la discordia, « Nous circulons dans une époque de carrefours, où nous nous reconnaissons les unes les autres dans la différence coloniale. Nous construisons une nouvelle sujette d’une nouvelle géopolitique féministe du savoir et de l’amour. »

Dans cette nouvelle géopolitique de praxis de résistances écoféministes, décoloniales et situées, quelles sont les possibilités de circulations, de diffusions et de visibilisation de celles-ci sur leurs territoires et sur la Planète Terre ?

Bibliographie

  • Rouge Gorge 6, Antonio Gallego & José Maria Gonzalez, 2007.
  • La Route, catalogue d’exposition collective, ESAR, 2009.
  • La grève des déambulants, Art & Anarchie collectif, éditions K’A, 2015.
  • Ligne de fugue, nouvelle, Un si Beau Voyage, recueil collectif, édition gens du monde 2017
  • Les Soliloques & autres poésies, Poésies et illustrations, Ma plus belle histoire dAmour, recueil collectif, édition gens du monde, 2018.
  • La Baignoire de Romain, Le Récit-Page 2018.
  • Les Fraisiers, Revue De Facto, 2018.
  • Éponges Séquences Narratives, Écart, éditions Diaph8, 2019.
  • Diabolo Menthe, Fragment, recueil collectif, Gens du monde 2020.
  • Les entrechocs de Vautier et les entrelacs de Matisse, «Tout va bien Monsieur Matisse » 2020.
  • Les danses silencieuses, Revue Cabaret, 2020.
  • Le Coefficient de Joies Vécues, Revue de Paris, 2020.
  • «Les ambitions et les limites » des dimensions sociologiques de l’art invisuel et son dépassement, 2022.
  • Le migrateur, Revue Econaute, 2022.
  • To be your face or not to be, ceci n’est pas une critique, Revue Inter Art Actuel, N° 1140, 2022. 

Quelques colloques et journées d’études

Note

[1] Objet vidéographique non identifié corollaire à l’intervention : https://vimeo.com/787749305