La poétique de la langue créole dans les chansons zouk de Kassav /

The poetics of the creole language in Kassav’s zouk songs


Corinne MENCÉ-CASTER

Sorbonne Université

Abstract 

In their zouk songs, the singers of the group Kassav have explored and developed a poetics of the Creole language, through an approach aimed at shifting Creole from the “prosaic” realm of everyday life onto poetry.

The purpose of this paper is to explore how Kassav’s creative practice has highlighted the potential of the Creole language, which was still partially hidden before, by mixing the language with rich imagination. This has enabled their songs to reach the status of a “poetic language”.

Le succès international du groupe Kassav est chose incontestable et démontre, à tous ceux qui ont pu en douter, qu’il est possible de  réussir à exporter la culture antillaise, et singulièrement, sa musique. Qui plus est, de le faire en langue créole, en créant une forme d’« antillanité », puisque ce groupe compte des Martiniquais, des Guadeloupéens et des Antillais nés à Paris. Autre caractère d’exception : la longévité de ce groupe qui, en 2019, fête ses quarante ans, a de quoi susciter l’admiration, notamment lorsqu’on la compare à celle de nombreuses autres formations musicales antillaises qui, pour diverses raisons, se sont délitées au bout de quelques années seulement.

Jocelyne Béroard, dans une interview donnée au journal Le Parisien en 2013 indiquait : « Quand on sait les guéguerres de village qui subsistent, c’est quand même extraordinaire d’avoir réuni des Guadeloupéens et des Martiniquais aussi longtemps[1]. » 

Si je commence par souligner ces aspects, c’est bien parce que la recette « Kassav » est sans doute la plus difficile à  reproduire. Face à cette exemplarité, on pourrait être tenté de se dire que Kassav est un produit d’exception et que, comme tel, il n’est ni imitable, ni reproductible. Phénomène unique, Kassav serait alors une sorte de figure de la singularité dans un paysage musical plus commun et terne, ce qui pourrait conduire à appréhender cette formation musicale comme un miracle, c’est-à-dire un événement inouï, quasi surnaturel, un don des Dieux.

Ce n’est pourtant pas la posture que j’ai choisi d’adopter dans cet article où je me propose d’examiner la poétique de la langue créole dans les chansons de zouk du groupe Kassav. S’il y a, à n’en pas douter, un « miracle Kassav », il n’en est pas moins fondé sur des compétences musicales avérées, auxquelles s’adjoignent ce que je dénommerais des compétences linguistiques et poétiques fortes, en relation avec un projet identitaire et culturel bien affirmé.

Le contexte de bouillonnement culturel du début des années 1980 : qu’en est-il de la langue créole ?

 

Comme le dit joliment Jocelyne Béroard, toujours dans l’interview qu’elle a accordée au journal Le Parisien :

Nous ne voulions pas seulement faire danser tous les Antillais, nous voulions les faire réfléchir à leur identité, à une époque où il ne fallait pas parler créole, confirme Jocelyne Béroard, qui a rejoint le groupe en 1983. Et je crois que nous leur avons donné une certaine fierté[2].

Derrière les propos de Jocelyne Béroard transparaît clairement une intentionnalité artistique, inscrite dans une démarche réflexive à visée identitaire : « nous voulions les faire réfléchir à leur identité[3]. » Cette démarche n’est pas exempte d’une dimension transgressive liée à la langue « à une époque où il ne fallait pas parler créole[4]

Il n’est pas inintéressant de mettre en relation cette déclaration de Jocelyne Béroard en 2013 avec la manière dont le journal L’Humanité, se référant à Pierre-Édouard Décimus, résume la trajectoire qui a abouti au choix du nom « Kassav » pour le groupe.

Durant ses années au sein des Vikings, Pierre-Édouard Decimus avait entendu plus souvent qu’à son tour cette remarque : comment se fait-il qu’un groupe guadeloupéen ne se produise pas sous un nom guadeloupéen mais emprunte à l’étranger et à la langue coloniale ? « Décimus réalise que ces remarques sont révélatrices d’un problème d’identité », écrit l’ethnomusicologue Jocelyne Guilbaut qui en tire une exigence : que la musique antillaise soit plus précise et moderne techniquement, afin de s’adresser à tous.

Quant au nom, ce sera Kassav’, qui désigne en créole une galette de manioc. Pourquoi le manioc ? Toujours selon L’Humanité :

D’abord, car il est un légume consommé par un demi- milliard d’hommes vivant dans les campagnes d’Afrique, d’Amérique, d’Asie, des Antilles… D’autre part, à cause de la symbolique : pour être mangé, le manioc doit être épuré. Pour Pierre-Édouard, ôter ce qui empoisonnait nos musiques et les empêchait d’être exportables était la première réflexion[5].

Il s’agissait donc de se frayer une voie dans un labyrinthe identitaire complexe, de démêler des fils et de trouver une manière de se dire, non seulement sur le plan musical, mais aussi sur le plan linguistique, depuis une modernité qu’il fallait précisément trouver et identifier. Comme le soulignait Jocelyne Béroard, danser oui, mais aussi se dire au monde, en se disant soi. Cette problématique n’a pas échappé à Jocelyne Guilbaut qui écrit : « Kassav’ pose tout le problème : par quelle musique et quel système de valeur se définit l’Antillais[6]

Aborder les modalités de la constitution du groupe Kassav fournit donc des informations extrêmement précieuses sur les questionnements primordiaux et les enjeux qui s’y trouvaient rattachés.

Pour rappel, en 1979 au moment où naît le groupe Kassav, la Négritude césairienne a acquis ses lettres de noblesse depuis quelques quarante ans (Cahier d’un retour au pays natal a été publié en 1939) et les Antillais ont récupéré – certes de manière symbolique – une part de leur identité africaine. Toutefois, la départementalisation de 1946 a plongé les Antilles dans un entre-deux problématique, dans la mesure où elle s’est accompagnée d’une forme de modernisation accélérée qui a brouillé les identités antillaises en construction. L’octroi de la citoyenneté française n’a donc pas été sans conséquences sur l’image de soi de l’Antillais. L’acquisition de cette citoyenneté a eu aussi un impact considérable sur les rapports que ce dernier entretenait jusqu’alors avec le créole et le français. C’est, en effet, vers la fin du XXe siècle que Jean Bernabé[7] situe le basculement qui conduira, selon lui, le créole à devenir la langue, non plus maternelle ou co-maternelle des Antillais, mais leur langue matricielle, du fait d’une francisation massive. À l’orée des années 1980 du XXe siècle, le processus de francisation est donc bien enclenché et le créole continue de connaître un déficit d’image, en même temps que la maîtrise du français s’affirme chaque jour davantage, comme meilleur moyen de s’immerger dans la modernité occidentale et de progresser socialement. C’est ce qu’affirme Jean Bernabé dans un entretien avec le psychanalyste Charles Melman, en 1989, soit une dizaine d’années après la naissance du groupe Kassav :

En linguistique, la langue maternelle a un sens précis, c’est la langue apprise dans le plus jeune âge. Or dans ce sens – je suis désolé de le dire – aujourd’hui, pour la plupart des jeunes Martiniquais, la langue maternelle est le français. Dans la classe petite-bourgeoise, la langue que l’on enseigne dans la prime enfance, pour des motifs de promotion sociale, c’est le français. La langue créole qui est là va s’apprendre après par le biais de l’école, des contacts avec les autres enfants […].De plus en plus, le créole est considéré comme ce qui va empêcher l’enfant d’avancer et est refoulé. De plus en plus, il cesse d’être la langue maternelle des Martiniquais dans toutes les strates sociales, avec une intensification du français dans les médias[8].

Rien dans cette dynamique ne semble donc favorable au créole : en 1979, les autorités françaises voient d’un très mauvais œil tout ce qui peut, de près ou de loin, ressembler à un mouvement d’émancipation culturelle et lui prêtent presque spontanément des velléités politiques d’indépendance. L’usage du créole reste interdit à l’école et à la radio. Rappelons qu’à l’époque, il n’existe qu’une seule radio (RFO) qui diffuse en langue française. La musique locale n’y reçoit qu’un écho très limité.

Toutefois, les années 1980 vont de manière presque paradoxale représenter un tournant : l’élection de François Mitterrand en 1981 va favoriser un mouvement d’émancipation culturelle, avec l’apparition des premières radios libres (Tropic FM, Radio latina, Radio Caraïbes) qui diffuseront davantage de musique locale. Se développe alors une véritable effervescence artistique et intellectuelle : en 1981, Édouard Glissant a publié Le Discours antillais et Pierre-Édouard Décimus ne s’est jamais caché de l’influence que le mouvement de l’Antillanité a pu avoir sur sa propre création artistique. Le groupe Malavoi, qui est né une décennie plus tôt que Kassav, s’inscrit aussi dans cette quête d’une identité culturelle qui passe par une sorte de lutte d’affirmation de soi et des valeurs fondatrices de la société antillaise, quête, si l’on en croit Paulo Rosine, jugée indispensable avant toute avancée dans le domaine politique. C’est aussi au début de ces années 1980 si riches et bouillonnantes que l’écrivain martiniquais Raphaël Confiant publie plusieurs livres en langue créole (Bitako-a, 1985 ; Kod Yanm, 1986 ; Marisosé, 1987) et qu’est fondé le GEREC (Groupe d’Études et de Recherches en Espace Créole), dirigé par Jean Bernabé et auquel participe activement Raphaël Confiant. En 1989, paraît L’Éloge de la créolité de Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant.

On voit bien comment le basculement symbolique de la langue créole, du statut de langue maternelle à celui de langue co-maternelle, puis de langue matricielle, s’accompagne d’un sursaut tout à la fois scientifique et militant, mais aussi artistique et culturel. La lutte pour le maintien et la survivance du créole prend place dans une quête plus ample qui est celle de la définition de l’identité antillaise, non plus à partir de ses seules racines africaines (même si celles-ci occupent une large place, avec notamment tout le travail autour du Bèlè et du Gwo ka), mais dans la prise en compte de la diversité ethnique et culturelle qui fonde son originalité.

La musique a ainsi un rôle déterminant à jouer, aux côtés de la littérature et des autres arts, notamment les arts plastiques, la quête des valeurs fondatrices de la culture créole devenant rapidement son épicentre. C’est ce qui permet à Gérald Désert de lire dans cette nouvelle manière qu’a l’Antillais de se représenter sa culture, une rupture qui met à mal le rapport de forces traditionnel avec la France[9].

En effet, dès 1981, sort le troisième album de Kassav intitulé « Soucougnan », créature qui jette un pont entre l’Afrique et les Antilles où la croyance dans les esprits animaux a été réinterprétée ; on pourrait dire « créolisée ». Ensuite les choses s’accélèrent : en 1983, Jocelyne Béroard intègre le groupe. En 1984, c’est le succès planétaire du titre « Zouk la sé sel médikaman nou ni » qui fonde véritablement le mouvement musical du zouk.

Toujours, partout, dès le départ, on note un travail d’orfèvre sur la langue créole, laquelle, tout autant que les rythmes et les sons, devient la marque de fabrique de cette formation musicale. Ainsi, dans le contexte peu favorable à l’expression en langue créole que j’ai brièvement rappelé, Kassav, on l’a vu, choisit délibérément, et de manière militante, de chanter en créole. Ce geste transgressif auquel on peut assigner une dimension politique, est éminemment audacieux, à un moment où la langue créole est engagée dans un tournant quant à son avenir.

Poétique de la langue créole

Je ne reviendrai pas ici sur le fait que Kassav a su créer une musique originale, profondément enracinée dans la culture créole des Antilles, mais aussi suffisamment riche d’apports divers pour s’exporter internationalement et permettre au groupe de connaître un succès planétaire. Ce que je veux montrer, c’est qu’au-delà de ce rôle de génie musical, Kassav a su forger un langage commun aux Antillais, qu’ils soient des îles ou de Paris, en trouvant dans la langue créole, une langue qui leur soit propre. Il faut entendre par là que Kassav a su « trouver ou retrouver non seulement ce qui existait déjà dans la langue créole mais a su aussi y inscrire « du neuf et de l’inouï ». Du neuf et de l’inouï ?

Je revendique l’usage de ces adjectifs qui me paraissent qualifier véritablement la démarche du groupe Kassav, dans sa volonté de mise en œuvre d’une nouvelle poétique de la langue créole, sommée d’exprimer des choses qu’elle n’avait pas eu à exprimer jusqu’alors. Il y aurait beaucoup à dire sur ce point, mais de manière schématique, et pour que tout un chacun prenne conscience du prodigieux travail accompli par Kassav, pour l’avènement de cette nouvelle poétique en langue créole, je m’en tiendrai à ce que Glissant a répertorié comme fonctionnalités de la langue créole -ce qu’il appelle « les ruses du créole » dans Le discours antillais :

  • ♦ Créole fonctionnel, souvent rituel (Dans le rapport au Commandeur, au Géreur, etc.)
  • ♦ Créole comme réticence (Par habitude de simuler l’incompréhension de l’édit.)
  • ♦ Créole standard (Créole des békés, le plus « normal »)
  • ♦ Créole comme paravent (La phrase précipitée, mangée, au-devant du sens)
  • ♦ Créole comme ornement (La francisation, dans le rapport aux supérieurs sociaux)
  • ♦ Créole équivoque (Par volonté de révéler et de cacher tout à tour des significations, dans et derrière l’image)
  • ♦ Créole scandale (Langue de l’auto-agression et du détour)[10]

Hormis peut-être ce que Glissant a dénommé le « créole équivoque », l’usage du créole par Kassav ne correspond à aucune des fonctionnalités de la langue créole identifiées par l’auteur du Discours antillais. Rien d’étonnant à cela, puisque toute l’entreprise de Kassav consiste à faire du créole un outil d’exploration poétique de l’imaginaire des arrière-mondes antillais. Soit un créole poétique qui débride l’imaginaire de la langue, et par conséquent, de la culture. Et paraphrasant Glissant, je dirais qu’avec les chansons de Kassav, le créole « jaillit en poétique naturelle[11] » et non plus en « poétique forcée ».

Je m’attarderai sur deux points qui me paraissent essentiels, d’autant qu’ils me permettent de jeter des ponts avec la littérature.

Kassav « dé-doudouises » la parole sur le paysage

Il me paraît important de souligner à quel point Kassav a su inventer, en créole, une parole poétique sur le paysage, contribuant ainsi à le « dé-doudouïser » : alors que les écrivains antillais avaient du mal à décrire ces visions en français, soucieux qu’ils étaient de ne pas tomber dans le piège de l’exotisme.

Pour rappel, il n’est pas erroné de dire que la parole sur le paysage en langue française avait été en quelque sorte confisquée par les poètes adeptes d’un certain mimétisme littéraire, ainsi que par les « découvreurs » de toutes sortes. Je renvoie aux pages d’Édouard Glissant dans Le Discours antillais sur la poétique du paysage européen, saturée par l’imaginaire de la source et du pré. On pourrait dire que, dans les îles, cette topique du paysage est saturée par l’imaginaire de la plage et du sable blanc. Maryse Romanos, dans son ouvrage intitulé La Poésie d’expression créole de 1960 à nos jours, qu’a préfacé Raphaël Confiant, insiste sur cette vision « exotisée » des Antilles dans la poésie d’expression française antérieure aux années 1960.

Elle donne une vision touristique du monde antillais. Avant les années soixante, la poésie en Guadeloupe était essentiellement de facture extravertie et s’inspirait d’images venant de la France hexagonale : Daniel THALY reste un des modèles du genre :

L’ILE LOINTAINE

Je suis née dans une île amoureuse du vent, /où l’air a des odeurs de sucre et de vanille/ Que bercent, au soleil du tropique mouvant, / Les flots tièdes et bleus de la Mer des Antilles[12].

Pour résumer, je dirais que cette sorte de crispation sur la description du paysage antillais qui caractérise la littérature antillaise contemporaine (après les années 1960) d’expression française n’a pas lieu d’être en créole où les « mots n’ont pas encore été occupés » par des poètes « de facture extravertie », comme le dit Maryse Romanos. Il y a une place vide que Kassav va presque monopoliser, nous offrant ainsi l’opportunité d’un regard neuf et inouï sur le paysage antillais, lequel sera évoqué par des métaphores neuves et suggestives en langue créole. Cette inventivité en créole favorisera ainsi, à travers cette langue qu’ils rejettent, l’identification des Antillais à leur propre « moi ». On peut ainsi prendre l’exemple de la chanson « West-Indies[13] », où est décrit un lever du jour antillais, tel qu’il n’a jamais été décrit auparavant, avec des images qui convoquent tous les sens : le goût (dékolaj o koko), le sentir/palper (an ti van ka vanté), l’odorat (lodè vaniy), la vue à travers la métaphore (jou ka ouvè). Les métaphores qui sont ainsi créées (sizè d’maten sonné ; jou ka ouvè) permettent le déploiement d’un monde paradisiaque (zozyo ka chèché flè pou yo sousé) qui, sans être l’univers exotique des cocotiers, plages de sable blanc, coucher de soleil flamboyant, devient un monde quotidien habité par l’insolite : 

        • Dékolaj o koko
        • Sizè d’maten sonné jou ka ouvè
        • (West Indies, West Indies, West Indies, yeah)
        • On ti van ka vanté 
        • Zozyo ka chèché flè pou yo sousé 
        • (West Indies, West Indies, West Indies, yeah)
        • Lè mwen santi an ti lodè vaniy
        • Mwen savé sé’w ki ka vini doudou

           

Parmi les anecdotes les plus fréquentes qui sont souvent rapportées sur la langue créole, il y a celle relative à l’impossibilité de faire la cour en créole à la femme aimée, à moins d’être un vjé nèg. Par respect pour la dame, le courtisan se doit de la séduire en français sous peine d’être éconduit immédiatement.

Les anecdotes, comme on sait, ne sont jamais totalement anecdotiques. Elles disent souvent quelque chose de profond qui renvoie à des codes sociaux tacites mais tenaces. On rétorquera que d’autres styles musicaux, comme la biguine par exemple, ont chanté l’amour en créole. Certes, mais qu’on me permette de faire remarquer que les paroles des morceaux de biguine sont souvent d’une tonalité ou d’une veine plus grivoise ou parodique. J’en veux pour preuve, parmi les plus célèbres, la biguine « Zaffé Kó Ida » où une analphabète Ida, malgré sa volonté de s’instruire, sera abusée par son moniteur. On peut évoquer également la chanson où il est question de Mam’zelle ChaCha, (une gérante d’un restaurant créole à Fort-de-France) qui aimait beaucoup les beaux jeunes garçons et se payait leurs charmes.

Il me semble que Kassav a su chanter l’amour, certes de manière ironique parfois, mais chose plus nouvelle, dans une tonalité sérieuse aussi. Chanter l’amour au quotidien entre un homme et une femme, sans mièvrerie ni faux semblants, dans une langue créole, où les veines satirique et parodique sont déjà bien « travaillées », n’est pas chose facile, surtout dans une société antillaise où les hommes répugnent à exprimer leurs sentiments amoureux. La littérature antillaise offre peu d’exemples d’expression de ces sentiments, si ce n’est à travers les métaphores du gwo pwèl ou de l’érotisation outrancière.

Kassav, une fois de plus, va puiser dans les ressources latentes de la langue créole, pour forger une poétique de l’amour que l’on pourrait presque qualifier d’ « amour courtois à la créole », au sens où cette poétique n’est fondée ni sur l’érotisme, ni sur le grivois, mais sur les transports sincères que suscitent les sentiments amoureux et le désir qui lui est rattaché. On peut prendre l’exemple de « Bèl kréati[14] ». Là encore les images poétiques neuves sont légion (voir passages en gras) et convoquent des éléments de la vie quotidienne qui sont « revivifiés » à travers les métaphores : « vjé zèb, nou ké pé simen bon grenn pou nou choyé, Lapli mové tan menm si i mouyé nou. » 

        •  
        • Bèl kréati
        • Ti doudou bèl kréyati, ou kouché la
        • Mwen ka gadé’w, épi lanmou épi tandrès ayayay 
        • Épi ti mélodi-tala, sé sèl mannyè man pé fè’w wè 
        • Ou ké konprann, ou ké sézi 
        • Bondié sa mwen ka fè si ou pa la 
        • Mwen ka tatoné mwen avèg, sé twop pou mwen 
        • San wou doudou pa ni jounen pa ni lannuit ayayay 
        • Bèl kréyati si mwen gadé dèyè 
        • Sé pa kon yè 
        • Sé vyé zèb-la man raché yo 
        • La nou ké pé simen bon grenn pou nou choyé 
        • Lapli mové tan menm si i mouyé nou 
        • Nou ké chofé kò nou doudou, nou ké séré

           

Autre fait d’exception : ce ne sont pas uniquement les hommes qui peuvent exprimer leur amour heureux ou malheureux en créole (je pense en particulier à Patrick Saint-Éloi mais aussi à Pascal Vallot dans « Limbé [15] »), mais aussi les femmes. Je crois que l’on n’a peut-être pas suffisamment pris conscience de cette absolue radicalité des chansons de zouk en créole sur l’amour, chantées par des femmes, et en l’occurrence par Jocelyne Béroard. Loin des clichés de la femme abandonnée qui pleure son amour perdu, prête à perdre toute dignité pour le retrouver, une chanson comme « Ké sa lévé[16] » magnifie la douleur liée à l’amour, en dressant le portrait d’une femme déterminée à ne pas se laisser anéantir par cette perte. L’imaginaire de la fanm potomitan est mis à mal par le chagrin amoureux, mais c’est cet imaginaire, dans le même temps, qui est implicitement convoqué pour traduire la résistance, la vie qui reprend peu à peu ses droits.

On peut souligner le travail d’écriture poétique, proche de l’orfèvrerie, à travers les métaphores suivantes (voir ce qui est en gras dans le texte ci-dessous). 

        • Ké sa lévé
        •  
        • Si’w pou chapé, souplé ralé pòt-la dèyè’w
        • […]
        • Pa rété pli lontan
        • Chak ti pawòl ni lodè sa bout
        • Dé mo pou konsolé, pé ké fè lavi mwen mofwazé
        • Si’w pou chapé, souplé ralé pòt-la dèyè’w
        • Pou soley pa vini makrélé, sa ka rivé mwen jòdi-a
        • Sé pa lapenn fè wòl ni gran penn ban mwen
        • (i bout)
        • Lélé doulè ki pé ké sa ladjé mwen
        • […].

Après ce rapide survol, j’espère avoir réussi, même de façon succincte, à montrer à quel point le groupe Kassav a su créer une poétique nouvelle en langue créole qui est aussi une poétique nouvelle de la langue créole. L’invention de cette poétique passe par la création d’images neuves, souvent liées à des métaphores qui exploitent les éléments référentiels de la quotidienneté antillaise pour les magnifier et les poétiser, déployant ainsi un imaginaire d’une richesse infinie. En ce sens, Gérald Désert a tout à fait raison de parler de « conscientisation de la langue créole dans son élaboration esthétique[17] » chez Kassav. Kassav a ouvert l’horizon -poétique- de la langue créole et révélé que cette langue régionale pouvait s’exposer et susciter des traductions dans des langues dites « véhiculaires ». Les « zoukeurs » des générations postérieures n’ont pas nécessairement approfondi cette expérimentation pourtant fort réussie, puisqu’ils chantent pour la plupart d’entre eux en français.

Je terminerai en précisant que j’ai choisi de m’intéresser à l’expression en créole de la parole du paysage et à la parole amoureuse pour mettre en évidence les fondements de cette poétique, peu exploitée dans les textes romanesques antillais, et donc particulièrement novateurs. Toutefois, il est important de rappeler que les sujets traités par Kassav sont bien plus amples et variés. Pour le démontrer, je terminerai sur ces propos de Jocelyne Béroard, lors d’une interview donnée à RFI en 2013 :

Quelle chanson de Patrick Saint-Éloi vous a, entre autres, marqué ?

Réhabilitation[18], par exemple, qui parle d’histoire. Patrick a été celui qui a touché à tous les thèmes. Il n’est pas resté que le crooner chantant des chansons d’amour. Il a chanté sur la violence envers les enfants, sur le qu’en-dira-t-on, sur les SDF…

Et pourtant, ce n’est pas l’image qu’on en a gardée. Êtes-vous, vous aussi avec Kassav’, prisonniers d’une étiquette ?

On nous dira qu’on ne comprend pas les textes parce qu’on chante en créole. Mais quand je dis à longueur de journée qu’on ne chante pas seulement « Chéri doudou, viens danser », les gens ne cherchent pas à se demander ce qu’on raconte. Ce qui les intéresse, c’est de dire que Kassav’ a le sens de la fête et ça s’arrête là, alors qu’on parle de tout ! On n’est pas aussi consensuel qu’on pourrait le laisser penser[19].

Bibliographie

Désert Gérald, « Le Zouk de Kassav : Une conscientisation de la langue créole dans son élaboration esthétique », Les Cahiers du Patrimoine no31, Collectivité Territoriale de la Martinique 2018, juin 2018.

Glissant Édouard, Le Discours antillais, Paris, Éditions du Seuil, 1981

Guilbaut Jocelyne, Zouk: World Music in the West Indies, Chicago, The University of Chicago Press, 1993, 279 p.

Melman Charles, « 1. Bas-Belle. Conférence puis débat avec le professeur Jean Bernabé », Lacan aux Antilles. Entretiens psychanalytiques à Fort-de-France. Toulouse, ERES, « Poche- Psychanalyse », 2014, p. 16-56, en ligne : https://www.cairn.info/lacan-aux-antilles–9782749240657-page-16.htm.

Romanos Maryse, La poésie d’expression créole de 1960 à nos jours, Paris, Éditions L’Harmattan, 1998, 240 p.

 

Discographie

Béroard Jocelyne, « Ké sa Lévé », CD #9, Difé, Label Colombia, 1995.

Saint-Éloi Patrick, « Misik cé lanmou », Vinyl B3, Misik cé lanmou, 2M Production, 1982.

Saint-Éloi Patrick, « Rehabilitation », Zoukolexion, Vol. 1, CD2 #6, Label Note A Bene, 2007.

Marthély Jean-Philippe, « Bèl kréati », Vinyl B3, Jean-Philippe Marthély, Label GD Productions, 1985.

Vallot Pascal, « Limbé », CD # 2, Pascal Vallot, Label Tropic Productions, 1988 .

•••••••••••

[1]Entretien accordé au Parisien le 6 juin 2013, en ligne : http://www.leparisien.fr/espace-premium/culture-loisirs/kassav-a-toujours-du-punch-06-06-2013-2870951.php.

[2] Ibid. C’est nous qui soulignons.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] L’Humanité, « Et de Kassav naquit le zouk », https://www.humanite.fr/article-sans-titre-669111 (14 mars 2019).

[6] Jocelyne Guilbaut, Zouk: World Music in the West Indies, Chicago, University of the Chicago Press, 1993.

[7] https://www.potomitan.info/bernabe/creole.php.

[8] Charles Melman, « 1. Bas-Belle. Conférence puis débat avec le professeur Jean Bernabé », Lacan aux Antilles. Entretiens psychanalytiques à Fort-de-France. Toulouse, ERES, « Poche – Psychanalyse », 2014, p. 16-56. URL: https://www.cairn.info/lacan-aux-antilles–9782749240657-page-16.htm.

[9] Gérald Désert, « Le Zouk de Kassav : Une conscientisation de la langue créole dans son élaboration esthétique », Les Cahiers du Patrimoine, Collectivité Territoriale de la Martinique 2018, Juin 2018 (31). ⟨hal-01900016⟩.

[10] Édouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Seuil, 1981, p. 235.

[11] Ibid., p. 237 : Glissant, pour sa part, écrit : « le créole qui aurait pu jaillir en poétique naturelle (puisqu’en lui langue et langage sauraient correspondre avec bonheur) s’épuise ».

[12] Maryse Romanos, La poésie d’expression créole de 1960 à nos jours, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 29.

[13] Patrick Saint-Éloi, « Misik cé lanmou », Vinyl B3, Misik cé lanmou, 2M Production, 1982.

[14] Jean-Philippe Marthély, « Bèl kréati », Vinyl B3, Jean-Philippe Marthély, Label GD Productions, 1985.

[15] Pascal Vallot Pascal, « Limbé », # 2, Pascal Vallot, Label Tropic Productions, 1988.

[16] Jocelyne Béroard Jocelyne, « Ké sa Lévé », CD #9, Difé, Label Colombia, 1995.

[17] Gérald Désert, art. cit.

[18] Patrick Saint-Éloi, « Réhabilitation », CD2 #6, Zoukolexion, Vol. 1, Label Note a Bene, 2007.

[19] https://musique.rfi.fr/actu-musique/musique-antillaise/album/20130524-kassav-sonje.