Kepone Dust & Le Présent de l’Artiste Anticolonialiste-Écologiste en Caraïbe Francophone

Stéphanie Melyon-Reinette

Abstract

The article explores the aftermath of chlordécone poisoning in Guadeloupe and Martinique. It introduces the concept of “Plantatiocène” to describe the complex relationship of Afro-descendants with the environment, emphasizing the crucial role of the body in resilience against historical traumas. By analyzing the works of committed artists such as Jean-François Boclé, CIMA, and Anaïs Verspan, the article highlights their artistic expression of anticolonialism and ecology. The performance “KEPONE DUST” is examined in the context of the triptych “KEPONE EXPERIMENT,” providing an in-depth reflection on the impact of chlordécone. Finally, the text explores the potential of chlordécone as a “myth refounder,” suggesting it could be a resource for reevaluating Franco-Caribbean history and fostering ecological and political awareness in these communities.

Keywords: Chlordécone, Anticolonialism, Decolonial Ecology, Committed Artist, Plantatiocène

Prolégomènes

L’empoisonnement des corps subalternisés est, selon toutes apparences, consubstantiel du système capitaliste. Le dernier en date, soldé par un non-lieu, concerne l’empoisonnement des sols, des nappes phréatiques, des fonds marins et des corps en Guadeloupe et en Martinique, survenu par épandages, aspersions et ruissellements du pesticide chlordécone dans les bananeraies de ces territoires. C’est de la condition toxique du plantationocène (Ferdinand, 2019 : 184) dont cet épisode de l’histoire franco-caribéenne constitue un des épitomes. Ce constat saisissant amène chaque afrodescendant.e et corps noir à prendre une position. Ce créolisme (plutôt que prendre position) exprime plus clairement l’idée d’un nécessaire positionnement tant politique qu’identitaire comme d’une posture physique, d’une corporéité qui doit répondre à l’affront ontologique d’une naissance civilisationnelle entachée de la bestialisation, de l’instrumentalisation, de l’aliénation que constituent l’esclavagisation et la colonisation, consubstantielle et subséquente. La blessure ontologique, redondante dans nos travaux, est le point névralgique de toute saillance identitaire et culturelle franco-caribéenne. Pour ce faire, il fallut offrir à l’esprit un exutoire, une catharsis, un exorcisme. Une manière de palier la douleur du quotidien. Une façon de transcender l’immolation de la matière. Le corps sera cette matière, tout à la fois réceptacle et filtre des souffrances de la géhenne plantationnaire et vecteur et creuset d’une résilience par le mouvement, par la danse, le rituel chorégraphique. Aussi le corps devint-il le véhiculaire d’une nouvelle puissance discursive, d’une nouvelle éloquence, d’une nouvelle possibilité de narration.

Par ailleurs, de la même manière, interroger l’écologie décoloniale a posteriori confère un droit de réflexion sur la versatilité et l’impertinence des termes anthropocène-capitalocène pour négocier nos stratégies de défense contre l’empoisonnement de nos terres. Inscrire le corps noir dans cette logique, c’est peut-être foncièrement oblitérer l’origine du mal et leur privation incessante d’extraversion identitaire. C’est pourquoi le terme Plantatiocène vient supplanter cette terminologie, dans cette réflexion transdisciplinaire entamée depuis plus de vingt ans. Sans que le Plantatiocène n’ait réellement traversé philosophiquement le processus de création de la performance-fil rouge Kepone Dust, le concept méritera une incise dans la partie conclusive de ce texte.

Enfin, l’approche théorique semblerait ici limitée. Toutefois, il est à noter que c’est en notre qualité, d’artiste performeuse, mais aussi de curatrice et de sociologue, que cette réflexion est menée, a posteriori sur notre création Kepone Dust ; et par la curation, les arts visuels sont, aussi, au cœur de ce texte, avec l’ambition de mettre en lumière un corpus de travaux iconographiques, picturaux, photographiques ou performatifs, pour faire de cette dé/monstration une fresque, un spectacle vivant.

Ces prolégomènes étaient, somme toute, indispensables pour comprendre la démarche qui régit cette démonstration, ces travaux visuels, plastiques, au présent du Chlordécone, au présent anticolonialiste-écologiste. Cette démonstration s’articule en écho avec mon triptyque de performance Kepone Experiment, créé en 2016 avec ma compagnie ANAMNESIS-K. Ce triptyque est composé de trois mouvements décortiquant ma propre déconstruction de mon expérience avec le chlordécone. Le premier mouvement est de loin le plus souvent interprété, pièce-phare de la compagnie et de mon travail solo, puisqu’il est racinaire et primordial dans le rhizome de mes recherches sociologico-performatives. Il sera donc inscrit dans un flux générationnel de créations contemporaines, démontrant tant la démarche cathartico-exorcisante de l’art comme l’érection de ce scandale en tant que mythe refondateur des peuples guadeloupéens et martiniquais.

Des artistes au présent anticolonialistes-écologistes          

« La chimie des maîtres désigne cette configuration de l’habiter colonial où la condition toxique est à la fois la conséquence de l’exploitation capitaliste de ces écosystèmes par ces maîtres et la cause qui renforce la domination de ces territoires par ces mêmes maîtres « (Ferdinand, 184).

L’anticolonialisme est de loin le sentiment et le mouvement qui prévaut au sein des populations franco-caribéennes. Les antagonismes sédimentés entre les corps noirs — descendants d’esclavagisé.e.s — et les békés — les corps blancs pour la symétrie des formes — résultent des effritements successifs des structures et autres bâtis socioculturels, voire socio-psychologiques, instaurés par le système dominant. En d’autres mots, dès les abolitions, une nouvelle organisation sociale est mise en place par la superposition ou surimpression des formes culturelles françaises, notamment des organes structurants d’une francité canonisée. Toutefois, cette structure ne résiste pas à la pression de ses incohérences et failles. L’effondrement est donc inachevé (ou inachevable) mais laisse filtrer les possibles fantasmés de territoires libérés d’une oppression qui change de peau et de visage. En conséquence, l’anticolonialisme prédomine à travers l’inaccessible auto-détermination et l’insolubilité de l’émancipation culturelle et politique.

Lorsque se déclare la crise sociale — sociogénétique – liée à l’empoisonnement du chlordécone, c’est invariablement le positionnement anticolonialiste qui s’imprime sur la ligne médiane discursive d’un mouvement contestataire qui rassemble organisations syndicales, ouvriers, artistes à la sensibilité autonomiste-nationaliste, etc. En effet, faut-il rappeler que l’affaire du chlordécone n’est qu’une autre turgescence des violences de l’économie coloniale. Ce nouveau traumatisme qui ravive les antagonismes entre les castes ontologiques de la société guadeloupéenne et martiniquaise confirme la colonialité intrinsèque des faits, et donc la réponse réflexe des contaminé.e.s. La seconde raison qu’il nous faut avancer est évidemment la relation de révulsion qui a longtemps repoussé les descendant.e.s d’esclavagisé.e.s loin des plantations et autres lieux de l’agriculture, dès qu’il leur fut possible d’y échapper. Une autre forme de marronnage qui les conduit à intérioriser le tropisme de l’occidentalisation.

Ainsi, l’écologie ne peut-être, selon nous, une philosophie naturelle au.x afrodescendant.e.s de nos territoires, non seulement parce que l’énigme identitaire et la problématique de la réhumanisation restent irrésolus, mais aussi parce que l’aliénation à l’environnement de l’île est également ontologique. Même lorsque l’on nous opposerait la connaissance de la pharmacopée des générations qui nous ont précédé.e.s, nous soutiendrons que la relation à l’écosystème était biaisée, voire empêchée par l’état d’esclavagisation lui-même. Hormis, le phénomène généralisable à toutes les systèmes plantationnaires qu’est la reproduction d’un espace nourricier derrière les cases — le jardin créole contemporain, ou jadis ont pu être transplantés des plants amenés d’Afrique, comme le gombo — la relation au territoire était non seulement restreinte mais elle était également contrainte. Sans laisser-passer du maître, la circulation était bornée à la propriété du maître, et la relation à la culture du sol à la survie ou à la souffrance. Pendant longtemps, il nous faut croire que l’attachement au territoire n’était qu’une sorte de refuge satellitaire, périphérique à l’espace colonial, discontinu. Un espace de préservation. Il s’agissait de préserver les reliques civilisationnelles d’une africanité morcelée. Fanon écrivit : « La zone habitée par les colonisés n’est pas complémentaire de la zone habitée par les colons. Ces deux zones s’opposent, mais non au service d’une unité supérieure. Régies par une logique purement aristotélicienne, elles obéissent au principe d’exclusion réciproque : il n’y a pas de conciliation possible[1] […] » (Fanon, 1961). L’écologie impliquerait une conscience d’un espace en relation et non d’un espace en fragmentation, en partition ou en opposition.

Certaines poches de la population ne sont entrées que récemment en relation avec la terre au travers de revivalisme politique de l’agriculture au nom d’une guadeloupéanité authentique. C’est un sujet qui nous intéresse mais qui ne sera pas développé plus longuement ici. Certain.e.s artistes franco-caribéen.nes en font partie, à travers leurs productions artistiques, iels mettent en lumière cet anticolonialisme-écologique, avec au cœur de leurs réflexions le chlordécone. Sans doute, l’art se fait-il catalyseur d’une réflexion et catharsis de la nouvelle blessure ontologique.

La mobilisation intellectuelle et artistique de nos imaginaires coïncident avec la montée en puissance du scandale du chlordécone dans les médias, dans les consciences, dans les discours politiques. Le corpus de propositions plastiques autour de la question du ou de la chlordécone dans la Caraïbe francophone s’enrichit de propositions chorégraphiques ou performatives (notre cas). Jusque-là, l’esclavagisation avait (et a toujours) une puissance évocatrice plus forte chez les artistes et les intellectuel.le.s, notamment des premières générations. Le vingtième siècle tend à trouver le chemin de nos écritures et syntaxes, qu’elles soient poétiques, chorégraphiques, plastiques ou performatives.

Les dernières productions artistiques sont donc extrêmement récentes. Mais Jean-François Boclé, lui, fit de la toxicité et de la chlordécone des sujets plastiques depuis le début des années 2000. Avec son installation éphémère et interactive The Tears of Banana Man (2009-2012) — un amoncellement de bananes cavendish scarifiées d’un champ lexical multilingue de la dégradation du corps — il représente l’humanité contaminée, plus spécifiquement la Martinique contaminée par la chlordécone. Il lui offre une réverbération dans une œuvre plus récente, Manifiesto Bananero (2022), une installation composée de dessins de bananes. La gamme de ses créations met en lumière un anticolonialisme clair, de son installation Consommons Racial ! à son océan de sachets bleus : autant d’œuvres révélant la volonté de Boclé de déconstruction décoloniale. Toutefois Boclé illustre, à travers cette dernière œuvre, une approche au carrefour du décolonial et de l’écologie : résonance ici entre le passage du milieu et la pollution du milieu océanique.

Toujours de la Martinique, en 2021-2022, CIMA, artiste graphiste — icono-infographiste — produit une série de visuels détournant des affiches des producteurs de bananes martiniquais, Kepone 5%, qui représentent un homme à tête de mort, portant un régime de bananes, avec le drapeau français, bleu-blanc-rouge, en arrière-plan ou avec une esthétique plus proche du street art et du graffiti. Il produit également une installation à partir de coutelas d’ouvriers des plantations de bananes. Symboliquement, il leur redonne du sens et du contexte. Comment CIMA commence-t-il à travailler sur ces travaux ? Au cours d’un entretien-fleuve, il m’explique la genèse de cette proposition émergeant d’une réflexion qu’une iconographie publicitaire produite par les producteurs de bananes martiniquais pour le déploiement de leur produit dans l’Hexagone provoque en lui — un corps de nègre sans visage donc sans âme portant un régime de bananes :

 

« […] La genèse de [ce travail] prend racine dans une réflexion que j’initie alors que je vivais encore à Paris. […] Je vis à la télé les premiers spots publicitaires pour la banane de Guadeloupe et de Martinique en France. […] l’identité visuelle a interpelé l’infographiste que je suis, par son efficacité et sa pertinence : elle a tendance à titiller nos propres représentations de nous-mêmes et que nous avons intériorisées. […] très vite j’ai senti ce regard colonial condescendant dans l’approche iconographique […] Puis, le scandale du chlordécone s’est fait de plus en plus présent dans les médias. Quand je suis arrivé en Guadeloupe, j’ai étudié les différentes symboliques autour de l’utilisation du coutelas, l’outil ‘banal’ transformé en objet d’art […] je considère cet outil-là comme le maillon d’une chaîne d’esclave. […] C’est un outil de torture d’une certaine façon, mais aussi de révolte. Toute cette réflexion sur la façon dont on se l’est approprié. Vient s’ajouter le magico-religieux, indo- ou afro-descendant, que j’ai exploré à travers les syncrétismes de la Caraïbe (Martinique, Guadeloupe, Haïti) ou d’Amérique (Brésil etc.) […] [C’est ainsi] que j’ai découvert Baron Sanmdi, le protecteur des cimetières… les pièces du puzzle s’emboîtaient, il y avait aussi une résonance avec la chanson Angoulous sé lanmó d’Eugène Mona qui dit « nou sé dé kadav doubout[1] ». […] »

Dans son exposition, Et si l’espace muséal était une Kaz ?, installée au Fonds d’Art Contemporain à Saint-Claude, la plasticienne guadeloupéenne Anaïs Verspan propose une photo-performance intitulée Je suis chlordéconée. L’artiste est en pleine chimiothérapie pour son cancer du sein, déclaré suite à sa grossesse. Dans cette photo, l’artiste est habillée d’une robe de princesse, une jupe blanche et d’un corset fait de feuilles de bananier séchées. Elle trône au milieu d’une bananeraie, et son corset laisse apparaître une cicatrice sur sa poitrine, en lieu et place de son sein gauche. Elle a le visage couvert d’un masque de tête de mort et est couronnée d’une coiffe créole. Anaïs Verspan est chlordéconée, malade du cancer et transcende, par son travail plastique, ce destin funeste. Son corps est un discours à la fois anticolonialiste, écoféministe et écologique. Seulement, il questionne d’abord l’espace plantationnaire, plus que l’écologie dans son sens le plus global.

Un motif récurrent : la banane, ce fruit exotisé et porteur d’imaginaires coloniaux, mais aussi symbole de l’empoisonnement désormais. On y voit directement la critique sociale et géo/politique contemporaine de la société postcoloniale, stratifée en catégories phénotypico-sociales, et larvée d’antagonismes ontologiques et séculaires : la blessure de l’esclavagisation par laquelle tout converge et tout émerge. Les œuvres susmentionnées traduisent une implication émotionnelle, théorique, pratique et sémiotique de l’écologie. L’aspect écologique est toutefois une autre affaire. Pour complétude de ce paysage, nous terminerons sur notre performance kepone experiment, un triptyque de performances traitant de manière transversale la question du chlordécone.  

Kepone experiment, introspection pour un dialogue            

Clare Finburgh-Delijani décrit l’amorce de la performance Kepone Dust qu’elle découvrit en vidéo : « Dans la pénombre, dans l’espace liminal du rivage caribéen, ni nuit, ni jour, ni mer, les trois figures sont des présences ténébreuses à demi-visibles. Le nom de la société qui a créé Kepone Dust contient le terme grec anamnesis, qui signifie le souvenir ou la réminiscence des choses passées. Ils deviennent les fantômes “Ubuntu” des esclaves, victimes à moitié mortes d’abus dénigrés dans la vie, non commémorés dans la mort[2]. » (2022: 40). La figure du fantôme est bien présente et tangible dans cette performance, bien qu’elle n’ait pas été, à partir de moi, pensée directement sous les traits de la zombification. Ce terme, très connoté depuis notre perspective afrodescendante, s’exclut de notre imaginaire incarné. Il appartient toutefois à un imaginaire postcolonial. Elle ajoute, déchiffrant encore la performance :

« kepone dust englobe le fait qu’aucun pesticide n’a réussi à éradiquer ce que Melyon-Reinette appelle “le germe de la mort” planté sur les îles lorsque les Africains ont été ramenés de force à terre et que les habitants indigènes ont été massacrés, et qui poussent encore aujourd’hui comme une espèce envahissante (kepone) […] Les interprètes de kepone dust rejouent le colonialisme historique pour mettre en avant son rémanences dans la catastrophe écologique contemporaine, qu’elles vivent elles-mêmes. Kepone dust pourrait donc transformer plus facilement l’urgence et l’agence de sensibilisation…[3] » (2022: 44).

Lorsque nous performons kepone dust sur la plage, nous l’inscrivons dans une série de rituels qui invitent les spectateur.ices à participer à une grande conversation. Arriver avant le lever du jour alors que nous préparons le site, assister à cette fresque émotionnelle de la traversée du corps noir et enfin partager un didiko[4] au petit matin pour recevoir leurs paroles, leurs émotions, leurs questions. Kepone dust s’inscrit, d’abord dans un triptyque kepone experiment, qui constitue les trois grandes réflexions qui ont mobilisé mon esprit et mon corps, mon écriture, la syntaxe chorégraphique. Elle ne s’est pas adossée à la production contemporaine, qui selon nous, s’exprime dans l’espace virtuel davantage dans les années qui suivent. Il s’agit effectivement de rejouer, de retraverser, de ressentir de nouveau, et de révéler sans doute une épigénétique enfouie, mais bien présente dans les idiosyncrasies. Il s’agissait d’explorer des dynamiques connues, reconnues, comme celle du marronnage.

Que nous commencions à discuter de cette pièce performative à travers l’analyse de Clare Finburgh Delijani nous démontre qu’elle est pleinement opératoire, non seulement en tant qu’outil de réflexion sur une histoire (inégalement) partagée, l’histoire de l’esclavage, mais encore que les sémiotiques présentes en mille-feuilles dans son déroulé sont également appréhensibles, même au-delà des distances géoculturelles[5] imposées.

L’aspect performatif de cette production est la forme plastique la plus proche d’une pratique que l’on caractériserait comme écologiste et anticoloniale. Tout d’abord, parce que la performance est historiquement, à partir du monde occidental, une pratique qui s’inscrit au nexus de l’art, de la politique et de la géopolitique. Elle s’inscrit dans l’espace (public), et de ce fait, impose ses discours à travers celui-ci, l’imprime, le questionne, le bouleverse. Citons Jane Chin Davidson:

« Depuis la fin du 20ème siècle, la performance a joué un rôle vital dans l’activisme environnemental / écologique, et la pratique est souvent liée aux concepts d’éco-art, d’art écoféministe, de land art, de théâtralité, et de « paysages en performance ». Avec l’avènement du discours sur le Capitalocène, la performance a été utile à la réincorporation de la nature et de la culture en abordant la crise écologique[6] » (Davidson, Feb 2019)

La performance est un outil de contestation, de réflexion, d’action, mais aussi de mémorialisation. Ramener cette définition à nos propres pratiques syncrétiques et idiosyncrasiques, Kepone Experiment est par essence une pratique environnementale, puisque son premier mouvement est créé en milieu naturel, bien qu’au centre de la réflexion il y ait le corps noir, épicentre de l’écosystème colonial. Performer sur la plage traduisait une nécessité de se réapproprier l’espace public, dont les plages sont parties intrinsèques au regard des lois administratives françaises. De plus, l’océan traversé lors du passage du milieu portait les germes de la mort, de la malédiction. L’espace offert par la plage de Saint-Félix offrait en un même espace comme une sédimentation des milieux symboliques du marronnage et de la relation du corps noir à l’espace de la colonie, du nouveau monde : bois, mangrove, plage, mer… Ces milieux proches, sédimentés en un seul espace, permettent de raviver les écosystèmes coloniaux, de figurer et de revivre les interactions humaines, mais aussi le rapport esclavagisés/Monde nouveau.

Kepone Experiment est donc un triptyque de performances élaborent des discours chorégraphiques, performatifs et corporels autour de l’impact du chlordécone dans nos vies, nos corps et nos esprits. Les deux autres mouvements traitent plus du rapport au corps, malades ou contaminés, par la société contemporaine et des agentivités elles aussi contemporaines. Blue Code (2) explore nos comportements en confrontation avec le scandale et l’urgence, entre rage et fatalisme, tandis que Pópót Léta questionne les responsabilités gouvernementales dans les politiques sanitaires indexées à l’économique : nous sommes des poupées chlordéconées, des poupées à l’esthétique perfectionnée, plastique, aux corps ‘contaminés mais conformes’. 

Kepone dust, en avant-cène.

Comment analyser et évaluer la création au regard des récentes théories et nouveaux paradigmes qui ont émergé dans un contexte français, francophone et global, en mutation entre révolutions intellectuelles, sexuelles et déconstructions des théories du genre et des racialisations ? Comme mentionné en incipit, Kepone Dust naît avant notre appréhension de la terminologie géologique ou géocentrée du Capitalocène et de l’Anthropocène. Nous sommes, corps noirs et affiliés corps colonisés, quantités négligeables dans et pour le Plantatiocène. Malcolm Ferdinand décrie dans Une Écologie Décoloniale la caste béké-dirigeants pour qui le maintien des classes phénotypico-sociales sont indispensables. Il écrit qu’ « Un ensemble de maîtres-possédants ont intérêt à maintenir l’habiter colonial à travers cette chimie, quand bien même cela conduit le monde au naufrage. A chaque publicisation d’un danger sanitaire des pesticides, les voiles sont recousues et les écoutilles réparées. […] » (Ferdinand, 191). En conséquence, les corps noirs ont produit des pratiques émancipatrices et révolutionnaires, contestataires et libertaires, politiques et critiques, dans leurs espaces et à partir de leurs propres expériences et nécessités discursives. Cette conscience écologique et politique de l’espace guadeloupéen poursuit son enracinement et son déploiement en nos consciences et nos imaginaires, nos créations.

Il écrivait plus avant dans l’ouvrage que « La contamination au CLD […] découle surtout de cet habiter colonial de la Terre qui transforme le monde en Plantation. En transformant ces îles en plantations, cet habiter colonial a enfermé les Antillais et leurs futurs à l’intérieur des plantations » (Ferdinand, 187). En somme, en reprenant cette assertion à notre propre raisonnement et expérimentation, le corps noir est captif d’un système fondé sur un ensemble de valeurs fondatrices inaliénables. L’empoisonnement au chlordécone pourrait s’avérer un nouvel apport dans la construction identitaire des Franco-caribéens, une nouvelle cicatrice de l’histoire, elle aussi toujours purulente. Dans quelle mesure la contamination au Chlordécone se muera-t-elle en un mythe refondateur ? En ce qu’il est un nouveau jalon dans les processus de conscientisation d’une civilisation caribéenne enfantée dans la douleur. S’il nous est possible de le considérer comme tel, ce mythe refondateur mais non encore réformateur de l’histoire, constituerait une ressource pour une remise en perspective de nos écosystèmes fondés dans la colonialité. « L’écologie impliquerait une conscience d’un espace en relation et non d’un espace en fragmentation, en partition ou en opposition », écrivions-nous plus précédemment. Il est donc inconcevable de proposer un habiter décolonial sans se défaire de l’alchimie des maîtres.

Bibliographie

  • Verspan Anaïs. Et si l’espace muséal était une kaz. Catalogue de l’exposition. https://issuu.com/anaisverspanart/docs/catalogue_cb_anai__s_verspan_bat_2
  • Finburgh Delijani Clare, « The Ghosts of Slavery in Contemporary Theatre from the Francosphere », L’esprit créateur Vol. 62, N°2, Summer 2022.
  • Ferdinand Malcolm. Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen. Paris : Éditions du Seuil, 2019.
  • Fanon Frantz, Les Damnés de la Terre, Paris, Maspero, 1961.
  • Legault Frederic, « Anthropocène ou Capitalocène? Quelques pistes de réflexion », L’Esprit Libre, 12 juin 2016. https://revuelespritlibre.org/anthropocene-ou-capitalocene-quelques-pistes-de-reflexion
  • Jane Chin Davidson, « Performance Art, Performativity, and Environmentalism in the Capitalocene », Subject: Literary Theory and Cultural Studies, Theater and Drama [Online], Feb 2019.
  • Melyon-Reinette Stéphanie, « Chorégraphier en pays dominé », Memorializing and Decolonizing Practices in the Francophone Caribbean and Other Spaces, sous la direction de Stéphanie Melyon-Reinette, Cambridge Scholar Publishing, 2021.

Notes

[1] Traduction : « Nous sommes des cadavres debout »

[2] Traduit de: “In the half-light, in the liminal space of the Caribbean shoreline, not night, not day, not sea, the three figures are half-visible shadowy presences. The name of the company that created Kepone Dust contains the Greek term anamnesis, meaning the recollection or reminiscence of things past. They become the “Ubuntu” ghosts of the enslaved, half-dead victims of abuse denigrated in life, uncommemorated in death.” (Clare Finburgh Delijani, 2022: 40).

[3] “Kepone Dust encapsulates the fact that no pesticide has succeeded in eradicating what Melyon-Reinette calls “the germ of death” planted on the islands when Africans were forcibly brought ashore and indigenous inhabitants were massacred, and still growing like an invasive species today (KEPONE) […] The performers in Kepone Dust replay historical colonialism to foreground its legacy in contemporary ecological catastrophe, which they themselves are living. Kepone Dust might therefore transform awareness-raising urgency and agency more readily …”. (2022: 44).

[4] Le mot Didiko désigne le petit-déjeuner traditionnel en Guadeloupe. En quelque mots, ce petit-déjeuner, héritage des pratiques des familles ouvrières,

[5] Nous nous rencontrons virtuellement au colloque « Blood on the Leaves/ Blood at the Roots : reconsidering forms of Enslavement and Subjection Across Disciplines » (24 au 26 juin 2021) où elle découvre cette performance.

[6] Traduit de: “Since the late 20th century, performance has played a vital role in environmental activism, and the practice is often related to concepts of eco-art, eco-feminist art, land art, theatricality, and “performing landscapes.” With the advent of the Capitalocene discourse in the 21st century, performance has been useful for acknowledging indigenous forms of cultural knowledge and for focusing on the need to reintegrate nature and culture in addressing ecological crisis.” (ABSTRACT — Jane Chin Davidson, Performance Art, Performativity, and Environmentalism in the Capitalocene, literary Theory and Cultural Studies, Theater and Drama, Feb 2019)