Hold-up sur les « universels », la philosophie de Kwasi Wiredu (1931-2022)
Christophe Premat
Université de Stockholm (Suède)
Abstract
This article offers a critical analysis of Kwasi Wiredu’s philosophical project concerning the problem of universals within African and Western epistemic frameworks. Wiredu deconstructs the Eurocentric imposition of philosophical categories as purportedly universal (a “conceptual hold-up”) that systematically marginalizes African intellectual traditions. Advocating for conceptual decolonization, he emphasizes the necessity of situating universals within specific cultural and linguistic contexts, drawing upon indigenous African conceptual schemes. Rejecting both absolutist universalism and cultural relativism, Wiredu proposes a pluralistic and dialogical approach to universality that preserves the emancipatory potential of African philosophy. Through rigorous engagement with analytic philosophy, language, ontology, and political thought, his work reconfigures the conditions for intercultural philosophical dialogue and challenges hegemonic epistemologies.
Keywords: Kwasi Wiredu, conceptual decolonization, universals, African philosophy, intercultural philosophy
Introduction
En 1968, l’artiste soudanais Ibrahim El-Salahi propose The Mosque, une composition à l’encre et à la gouache mêlant formes calligraphiques abstraites et références architecturales islamiques. À première vue, l’œuvre semble énigmatique : est-ce un lieu, un symbole, un langage ? La frontière entre texte, forme et sens y est brouillée, comme si l’artiste invitait à repenser les modalités mêmes de la représentation. Par cette démarche, El-Salahi, figure majeure de la modernité artistique africaine, propose une réflexion visuelle sur les signes, leur signification et leur ancrage culturel. Loin d’un simple jeu formel, son travail s’inscrit dans une interrogation plus vaste sur la relation entre signifiant et signifié, mais en la réinscrivant dans une épistémologie non occidentale. De manière parallèle, le philosophe ghanéen Kwasi Wiredu (1931-2022) adopte une posture critique face aux prétentions universalisantes de la pensée européenne. Pour Wiredu, le problème n’est pas l’universalité en soi, mais l’usage imposé qui en est fait dans un contexte de domination historique. Il dénonce ce qu’on peut appeler un « hold-up conceptuel » – une expression que nous utilisons ici de façon métaphorique et critique, pour désigner le processus par lequel certaines traditions philosophiques européennes ont élevé leurs propres catégories de pensée au rang de normes universelles, marginalisant de facto d’autres traditions. Il ne s’agit pas d’une accusation morale ou juridique, mais d’une analyse épistémologique et politique des effets d’une hégémonie intellectuelle. Cette appropriation unilatérale a conduit à reléguer les pensées africaines au rang de curiosités ethnographiques ou de périphéries intellectuelles. Décoloniser la philosophie, selon Wiredu, consiste donc à interroger cette prétendue universalité, à en dévoiler les racines culturelles, et à proposer une refondation des universels à partir de cadres conceptuels situés. Décoloniser la philosophie, selon Wiredu, implique alors de refuser ces discours classificateurs et de repenser les universels à partir de contextes culturels situés. Selon ce dernier, décoloniser la philosophie africaine implique de refuser ces discours classificateurs et de réinterpréter les universels dans leurs contextes culturels propres, Cet article s’appuie principalement sur l’analyse de l’ouvrage Cultural Universals and Particulars: An African Perspective (1996), où Wiredu interroge la portée des universaux philosophiques en mettant en avant la nécessité d’un cadre épistémologique affranchi de toute suprématie. En effet, cet ouvrage est sans doute celui qui résume au mieux les conceptions du philosophe et qui synthétise ses travaux antérieurs.
Cet article cherche à comprendre comment Wiredu remet en cause l’appropriation culturelle des universels par l’Europe et en quoi sa pensée permet de repenser ces notions dans un cadre philosophique décolonial. En les envisageant comme culturellement situés, il s’agit pour lui d’émanciper la pensée africaine de sa dépendance envers les cadres philosophiques européens. L’hypothèse défendue ici est que la critique wireduienne des universels n’aboutit pas à un repli relativiste, mais à une redéfinition stratégique de l’universalité à partir d’un retour aux matrices conceptuelles africaines – un “Back to Africa” non nostalgique, mais épistémologique. Il ne s’agit pas simplement de substituer des contenus africains à des contenus européens, mais de repenser les conditions mêmes de l’universalisation à partir des langues, des logiques et des systèmes de pensée africains. Cette hypothèse permet d’examiner si la revendication d’universels situés constitue une démarche intrinsèquement philosophique ou un outil dans une lutte énonciative contre l’hégémonie des canons occidentaux. La distinction entre « universels » et « universaux » devient ici essentielle. Tandis que les universaux désignent des traits communs empiriques et observables (comme les universaux linguistiques), les universels s’inscrivent dans le domaine des valeurs abstraites et normatives (liberté, égalité). Dans Cultural Universals and Particulars, Wiredu insiste sur l’impossibilité de formuler les universels de manière unilatérale dans toutes les langues, montrant ainsi que leur prétendue neutralité masque en réalité des ancrages culturels spécifiques. Ainsi, la nécessité d’une décolonisation conceptuelle s’impose, appelant à repenser les universels dans des systèmes concrets et culturellement situés.
La philosophie analytique au service d’une émancipation intellectuelle
Le philosophe ghanéen Kwasi Wiredu est unanimement reconnu comme l’une des figures les plus influentes de la philosophie africaine contemporaine. En hommage à son décès le 8 janvier 2022, l’ancien vice-recteur de l’Université du Ghana a déclaré : « Je ne connais personne, en personne ou par réputation, dont la pensée soit aussi pénétrante ou aussi exhaustive. […] Il est le seul Africain à figurer parmi les cent plus grands philosophes du monde ». Tout au long de sa carrière, Wiredu a renouvelé l’approche de la philosophie africaine en abordant des questions fondamentales, notamment celle des « universaux », dans une perspective critique et décoloniale. Wiredu s’est engagé dans une entreprise ambitieuse : remettre en question l’imposition des normes épistémiques occidentales sur les réalités africaines. Pour lui, les « universaux » doivent être situés culturellement, et non imposés par une tradition dominante. Cette démarche s’inscrit dans ce qu’il a nommé la « décolonisation conceptuelle », visant à critiquer les cadres hérités de la colonisation tout en puisant dans les ressources locales pour reconstruire une pensée philosophique autonome (Osha, 2022). Wiredu n’a pas hésité à critiquer les « rois philosophes » des indépendances africaines, tels que Léopold Sédar Senghor, Sekou Touré, Kwame Nkrumah ou Julius Nyerere, dont les idées ont souvent été instrumentalisées comme outils de propagande (Wiredu 145). Le recours au terme de « rois philosophes » pour désigner les figures comme Senghor, Nkrumah, Touré ou Nyerere mérite d’être précisé. Ce syntagme ne renvoie pas seulement à une fonction politique, mais à un double statut : celui de leaders intellectuels investis d’une mission idéologique, et celui de chefs d’État utilisant cette pensée comme outil de légitimation. Ces figures ont joué un rôle crucial dans la construction des identités postcoloniales. Nkrumah, par exemple, dans son projet de consciencisme (1964), a tenté de concilier marxisme, traditions africaines et spiritualités abrahamiques – un effort de synthèse philosophique qui, bien qu’ambitieux, s’est aussi heurté à une centralisation autoritaire du pouvoir. Senghor, de son côté, a incarné une forme d’humanisme poétique à travers la négritude, mais non sans essentialiser la culture africaine autour d’un imaginaire du rythme et de la sensibilité. Wiredu ne conteste pas la profondeur intellectuelle de ces figures, mais leur usage des concepts philosophiques dans une logique parfois instrumentale, peu soucieuse de la diversité des contextes culturels. Ce qu’il critique, ce n’est pas tant l’ambition que la stratégie : l’absence de prise en compte des modes délibératifs propres à certaines sociétés africaines, et l’adoption rapide de modèles politiques exogènes, souvent à travers des partis uniques qui réduisent la pensée à des slogans. À cet égard, la notion de consensualisme (Wiredu 134), développée par Wiredu à partir de la tradition politique ashanti, représente une alternative précieuse. Contrairement à la logique majoritaire issue du libéralisme occidental, la délibération politique ashanti reposait sur la recherche d’un consensus, à travers des discussions collectives impliquant les anciens, les chefs et les représentants des différents clans. L’objectif n’était pas de faire triompher une majorité, mais de maintenir l’harmonie sociale par l’écoute mutuelle et l’accord général. Cette pratique montre que l’exercice du pouvoir peut s’ancrer dans des traditions de dialogue structurées, ouvrant la voie à une démocratie endogène. En s’en inspirant, Wiredu propose une pensée politique enracinée, qui ne rejette pas les principes de gouvernance partagée, mais les reformule à partir des dynamiques sociales africaines.
En réalité, selon Wiredu, la plupart de ces leaders anticolonialistes, se sont retrouvés face à l’exigence postcoloniale de reconstruire des tissus culturels et de former une politique nouvelle. Que ce soit par le biais du socialisme ou du romantisme de la négritude, ces leaders charismatiques ont affiché une ambition intellectuelle forte, mais ils ont cédé à une forme de gouvernement simplifiée, à savoir le parti-machine, qui les a totalement coupés de cette quête d’identité culturelle (Wiredu 146). En d’autres termes, ils sont tombés dans le piège du professionnalisme politique avec ce souci de contrôler le pouvoir sans comprendre les grammaires culturelles et intellectuelles des sociétés qu’ils gouvernaient. Ce sont des exemples de ce que Wiredu dénonce, à savoir l’imposition d’une philosophie universelle qui risque de devenir le stéréotype de pratiques politiques étrangères aux sociétés africaines[1].
Wiredu a souligné les dangers d’une philosophie exotisée et réduite à des slogans, qui ne rend pas justice à sa richesse et à sa pertinence universelle (Wiredu 146). Pour lui, la philosophie africaine ne doit pas se contenter d’être une curiosité ethnographique : elle a un rôle crucial à jouer dans les débats mondiaux, à condition d’adopter une approche interculturelle des universaux et de valoriser le pluralisme des idées[2]. Au cœur de sa réflexion se trouve une méthode de « consensualisme », inspirée des traditions politiques africaines, comme celles des Ashanti, où la délibération collective prime sur la confrontation majoritaire. En intégrant les spécificités culturelles dans la conceptualisation philosophique, Wiredu a proposé une alternative aux paradigmes occidentaux, tout en affirmant l’importance d’un dialogue philosophique interculturel. À travers sa critique des universaux, sa réflexion sur la langue et la pensée, et son plaidoyer pour une philosophie enracinée mais universelle, Wiredu offre une perspective unique sur l’héritage universel des traditions philosophiques africaines. Ce n’est pas le langage qui est universel, mais le fait de parler qui est constitutif des communautés humaines.
Sans communication, la communauté est impossible, et sans pensée, la communication est impossible. Mais sans certaines normes communes de discours, la communication est impossible, et sans normes communes de pensée, les normes communes de discours sont inexistantes. Par conséquent, sans certaines normes communes de pensée, une communauté humaine est impossible[3] (Wiredu 34).
En communiquant, les hommes construisent un être-ensemble dans des contextes culturels précis. Certes, Wiredu relève le fait que l’on parle de « communauté internationale » (Wiredu 34), mais cela signifie qu’au-delà des particularités culturelles et linguistiques, il existe une recherche de normes communes. La philosophie de Wiredu repose avant tout sur une philosophie du langage pour comprendre ce qui fait la particularité de la communication. La communication est possible dans une langue dans la mesure où il existe des conventions, sinon le fait de communiquer serait tout simplement impossible (Wiredu 14). Wiredu s’exerce ainsi à des arguments de la philosophie analytique pour remettre en cause les universaux abstraits tels qu’ils ont été énoncés dans certaines philosophies occidentales.
Supposons, par exemple, qu’un certain drapeau flottant au-dessus d’une maison signifie qu’un roi est présent à cet endroit. Il serait idiomatique de dire que le drapeau signifie le roi. Mais, strictement parlant, ce qui est signifié n’est pas le roi, mais l’idée que le roi est présent. En réalité, dans chaque utilisation d’un symbole ou d’un signe significatif, qu’il s’agisse d’un mot, d’une variable ou d’une entité telle qu’un drapeau ou un geste, ce qui est signifié est une pensée, jamais une entité. Il est vrai que les symboles font fréquemment référence à des objets, à des entités. Cependant, le point essentiel est que lorsqu’un symbole fait référence à une entité, cette entité ne peut jamais être considérée comme la signification ou le sens du symbole. L’entité est le référent, non la signification, et c’est la signification qui nous dirige vers le référent. Il convient toutefois de noter que la signification d’un symbole ne nous dirige pas toujours vers un référent. Le mot « non-existence », par exemple, est significatif ; il a une signification, un sens, mais il n’existe assurément rien auquel il pourrait être dit faire référence par cette signification (Wiredu 15).
Le passage analysé met en évidence une distinction fondamentale entre la signification d’un signe et son référent, un thème central dans la sémiotique et la philosophie du langage. Lorsqu’un drapeau flotte au-dessus d’une maison pour signaler la présence d’un roi, ce qui est véritablement signifié n’est pas le roi lui-même, mais l’idée que le roi est présent. Cette distinction rappelle les concepts développés par Charles Sanders Peirce, fondateur de la sémiotique moderne, qui propose une classification triadique du signe composée du representamen (Peirce 163), l’élément perceptible du signe, de l’objet, soit ce à quoi le signe réfère, et de l’interprétant, qui correspond à l’effet cognitif produit par le signe. Dans cette perspective, ce qui est « signifié » dans le passage n’est pas l’entité référentielle mais bien l’effet interprétatif que le drapeau produit dans l’esprit des observateurs. Peirce insiste sur le fait que le signe ne peut jamais être compris en dehors de son interprétation : il est toujours médiatisé par un processus cognitif (Wiredu 25). Ce principe souligne une rupture avec une vision strictement référentielle du langage, telle que celle développée par des théories plus positivistes du signe. Le passage analyse également la manière dont certains signes peuvent avoir une signification sans nécessairement renvoyer à un référent existant. L’exemple du terme « non-existence » illustre parfaitement cette problématique : il a bien une signification linguistique, mais il ne correspond à aucun objet réel dans le monde. Cette idée trouve un écho direct dans la classification peircienne des signes, notamment dans la distinction entre icônes, indices et symboles. L’icône entretient une ressemblance avec son objet, l’indice a un lien causal ou physique avec lui, tandis que le symbole fonctionne par convention et dépend d’un système interprétatif. Le terme « non-existence » appartient clairement à cette dernière catégorie : sa signification n’est pas déterminée par un lien avec un référent réel, mais par un cadre conceptuel qui permet de lui donner du sens. Ce constat est fondamental, car il remet en question une approche strictement réaliste du langage où tout mot devrait nécessairement correspondre à un objet tangible.
L’analyse de la relation entre signification et référent dans le passage étudié peut être approfondie en mobilisant la discussion des universaux développée par Quine, un sujet que Kwasi Wiredu a longuement examiné dans ses réflexions philosophiques ((Wiredu, 2020). Quine, dans sa critique du réalisme des universaux, rejette l’idée que les termes généraux correspondent nécessairement à des entités abstraites existant indépendamment du langage. Il adopte une position nominaliste, affirmant que la référence à des catégories universelles n’implique pas l’existence d’entités métaphysiques correspondantes. Cette position rejoint l’idée que certains signes, bien qu’ayant une signification linguistique, ne renvoient pas nécessairement à des objets concrets, un point central dans la distinction entre le signe et son référent évoquée précédemment. Dans cette optique, le cas du mot « non-existence » s’inscrit dans un cadre plus large de questionnement sur la nature des entités que le langage semble désigner. Si l’on suit l’approche de Quine, ce terme ne renvoie pas à une entité abstraite, mais fonctionne simplement comme un élément syntaxique et conceptuel structurant le discours. Quine percevait les malentendus de la philosophie dans le fait que les philosophes se référaient souvent au langage quotidien pour construire leurs raisonnements logiques (Quine 261). Wiredu, dans son dialogue avec Quine (Wiredu 25), a critiqué certaines implications du nominalisme en soulignant la nécessité, dans certaines traditions philosophiques africaines, de maintenir une distinction ontologique entre différentes catégories d’êtres, y compris des entités non empiriquement vérifiables. Cependant, il reconnaît également la pertinence de la critique quinéenne du réalisme ontologique, notamment dans le cadre d’une philosophie analytique du langage.
Cette discussion s’inscrit dans un débat plus vaste sur la manière dont les concepts sont formés et interprétés dans différentes traditions philosophiques. Si, comme le souligne Peirce, la signification d’un signe repose sur son interprétant plutôt que sur une correspondance directe avec un objet du monde, alors les universaux ne sont pas des réalités indépendantes mais des conventions structurantes du discours humain. Cette approche remet en question l’idée qu’un langage est nécessairement un miroir du monde extérieur et suggère plutôt qu’il est un système dynamique d’interprétations évolutives. Ainsi, l’analyse de Wiredu engage une réflexion critique sur la tension entre nominalisme et réalisme, tout en reconnaissant que les catégories linguistiques ne sont pas de simples reflets du réel, mais des outils cognitifs façonnés par des traditions philosophiques et culturelles spécifiques (Wiredu 16). En conséquence, l’étude des signes, qu’elle soit inspirée de Peirce ou de Quine, met en lumière une rupture avec une approche strictement référentielle du langage et ouvre la voie à une compréhension plus souple et contextuelle de la signification. Wiredu, en dialoguant avec ces perspectives, interroge non seulement la nature du langage, mais aussi la manière dont différentes traditions philosophiques construisent leurs propres cadres ontologiques et sémantiques. Il a publié au début des années 1970 des études sur la logique et l’ontologie en s’appuyant sur les cadres de la discussion décrits par Quine (Wiredu, 2020).
Comprendre un signe revient ainsi à comprendre comment il nous amène à penser ou à agir. Ce raisonnement a des conséquences profondes sur notre manière d’appréhender le langage et la connaissance, car il suggère que les mots, les symboles et les signes en général ne sont pas de simples étiquettes collées sur la réalité, mais des médiations qui façonnent notre compréhension du monde. Ainsi, la signification ne peut jamais être réductible à une relation directe entre un mot et une chose, mais implique nécessairement un processus interprétatif complexe (Peirce 13). C’est en vertu de ces principes que Wiredu fait jouer une tradition anglo-saxonne contre les énoncés de la philosophie continentale qui ont souvent été présentés de manière coloniale. Cette réflexion sur la médiation du sens et la nécessité d’un cadre interprétatif situe la critique de Wiredu dans une logique plus large de décolonisation conceptuelle (Wiredu 136). Si la signification d’un concept est toujours médiée par un interprétant, alors l’universalisation des cadres de pensée européens empêche l’émergence d’interprétants situés dans des contextes africains. En d’autres termes, les catégories philosophiques forgées dans une tradition donnée ne peuvent être transférées telles quelles sans tenir compte des structures linguistiques et culturelles qui les sous-tendent. Wiredu s’attache ainsi à montrer que les universaux philosophiques européens ne sont pas neutres, mais historiquement et culturellement situés. Décoloniser la philosophie implique donc de remettre en question ces prétentions hégémoniques et de revaloriser les systèmes de pensée indigènes, en les prenant non pas comme de simples curiosités ethnographiques, mais comme des cadres philosophiques légitimes.
La critique peircienne de la signification devient ainsi un outil puissant pour appuyer l’argument de Wiredu qui, même s’il cite très peu ce dernier, se réfère à cette école pragmatiste (Osha 173). En insistant sur le fait que la signification n’est jamais directement rattachée à un objet mais toujours médiatisée par un processus d’interprétation, elle permet de comprendre pourquoi l’imposition d’universalismes eurocentrés est problématique. Cette médiation interprétative, loin d’être une simple abstraction sémiotique, a des conséquences épistémiques et philosophiques majeures : elle justifie la nécessité de reconstruire la pensée africaine en évitant l’assimilation non critique des cadres conceptuels occidentaux. C’est dans cette perspective que Wiredu développe son projet de décolonisation conceptuelle consistant à reconsidérer les catégories philosophiques en fonction de leur ancrage linguistique et culturel.
Décolonisation conceptuelle
Kwasi Wiredu s’attaque directement au « mal africain » qui est de répéter la malédiction d’une exclusion en étant au mieux une périphérie folklorique au pire un espace à coloniser. Dès la première page de ce livre, le projet initial est explicité :
Alors que, d’une part, on assiste à une intensification sans précédent des interactions informationnelles entre les différentes cultures du monde, on observe, d’autre part, un scepticisme croissant envers les fondements mêmes de ce discours, à savoir la possibilité de canons universels de pensée et d’action. Par une sorte de recul (pas nécessairement explicite) autocritique face à l’auto-glorification intellectuelle passée de l’Occident, certains courants de pensée très influents en son sein – notamment, mais pas exclusivement, le postmodernisme – manifestent une retenue extrême à l’égard des revendications de l’universalité. Dans le même temps, les peuples autrefois marginalisés (en raison du colonialisme et d’autres adversités connexes) ressentent le besoin, en cherchant à redéfinir leur identité propre, de mettre en avant leurs particularités – ces particularités autrefois non respectées ou négligées – plutôt que des universaux. Dans la mesure où l’on pourrait penser, à la lumière de tout cela, qu’il existe une incompatibilité nécessaire entre les perspectives universalistes et particularistes, la position de ces essais est que cette impression est illusoire (Wiredu 1).
D’emblée, Kwasi Wiredu dénonce l’écueil des pensées africaines tentées par le relativisme culturel (affirmation des particularités dans un monde post-colonial) et ainsi bercées de manière paresseuse par les sirènes du postmodernisme (négation de toute prétention à un métarécit). Loin de se contenter d’opposer l’universalisme à la particularité culturelle, Wiredu s’attaque à une dérive qu’il identifie dans certaines pensées africaines postcoloniales : celle d’un relativisme culturel nourri par un postmodernisme importé. Ce dernier, en valorisant la multiplicité des récits et la critique des métarécits, a pu séduire des intellectuels africains en quête d’une parole affranchie. Toutefois, cette posture, incarnée par certains courants de la French Theory (Lyotard, Derrida dans sa période déconstructiviste) ou des études culturelles anglo-saxonnes, risque selon Wiredu de déboucher sur une impasse : celle d’une pensée africaine cantonnée à la célébration de ses différences, sans prétention à l’universalité. Wiredu critique ainsi non le postmodernisme en tant que tel, mais l’usage paresseux qui en est fait lorsqu’il sert de justification à un retrait des exigences conceptuelles. Le passage sur la langue française et Senghor doit donc être resitué dans ce cadre. Ce n’est pas la langue en soi que Wiredu critique, mais l’usage qu’en fait Senghor, notamment dans son essai « Langue française, langue de culture ». En opposant les langues africaines, conçues comme intuitives, orales et rythmiques, à la langue française, porteuse d’un héritage rationaliste gréco-romain, Senghor naturalise un clivage problématique entre émotion et raison, entre oralité et abstraction. Pour Wiredu, au contraire, la capacité de philosopher n’est pas l’apanage d’une langue donnée, mais réside dans la possibilité d’élaborer des concepts à partir de toute structure linguistique. Philosopher en akan ou en ewe n’est pas moins rigoureux que le faire en français ou en anglais, à condition d’en faire un usage critique et réflexif. C’est en ce sens que l’appui sur Ngugi wa Thiong’o prend tout son sens. Certes, l’un s’exprime dans le champ littéraire et l’autre dans le champ philosophique, mais leur combat converge : tous deux dénoncent le pouvoir de formatage des langues coloniales et plaident pour une réappropriation des langues africaines comme outils de pensée. Ngugi wa Thiong’o alerte sur les effets de la domination linguistique sur l’imaginaire, là où Wiredu pointe les effets d’une colonisation conceptuelle sur l’architecture même de la pensée. L’un vise l’émancipation littéraire, l’autre l’autonomie philosophique, mais tous deux articulent la langue, la culture et la souveraineté cognitive. Leur rapprochement permet ainsi de mieux comprendre que la « décolonisation » chez Wiredu ne se limite pas à un geste critique : elle engage une refondation du penser à partir des langues et structures symboliques africaines elles-mêmes.
L’expression « canons universels » dans le passage susmentionné est ici fondamentale car elle met en avant cette recherche d’appropriation des normes universelles qui est exposée de manière historique (l’Europe accumule les mémoires philosophiques en inscrivant dans le marbre les grandes querelles comme celle des universaux par exemple) et philosophique en décontextualisant ces canons et en en faisant des propriétés universelles (de Libera, 2014). La cible ici est sans aucun doute Léopold Sédar Senghor qui a diffusé le stéréotype de langues africaines intrinsèquement liées à la danse et au rythme contrairement à la langue française qui porterait en elle un héritage gréco-romain de la raison[4]. Les philosophies africaines existent justement parce qu’on peut philosopher dans les diverses langues africaines (Kodjo-Grandvaux 107). Cette position entre en résonance avec celle de Ngugi wa Thiong’o qui insistait sur la nécessité de « décoloniser l’esprit » :
Les colonisateurs en vinrent, par la culture, à contrôler la perception que le colonisé avait de lui-même et de sa relation au monde. L’emprise économique et politique ne peut être totale sans le contrôle de l’esprit. Contrôler la culture d’un peuple, c’est contrôler la représentation qu’il se fait de lui-même et de son rapport aux autres (Thiong’o 38).
Le risque d’acculturation serait fatal pour celles et ceux qui immédiatement acceptent la langue du pouvoir sans pratiquer leur langue maternelle, ce qui signifie penser dans l’horizon de cette langue. Ngugi wa Thiong’o cible en particulier les littératures produites au contact du colon tandis que Wiredu se limite strictement au domaine de la pensée philosophique pour dénoncer la manière dont l’Occident s’est approprié culturellement ce champ (Hallen 48). En outre, cette géographie philosophique ne tient pas dans le temps car les catégories « Occident » sont relatives et dépendent de ce qui est inclus dans ces zones[5]. Se soumettre à l’auto-glorification de la pensée philosophique occidentale est une erreur fatale et il importe pour cela d’opérer une véritable décolonisation conceptuelle.
Par décolonisation conceptuelle, j’entends deux aspects complémentaires. Du côté négatif, cela signifie éviter ou renverser, par une prise de conscience critique de soi, l’assimilation non examinée dans notre pensée (c’est-à-dire dans la pensée des philosophes africains contemporains) des cadres conceptuels intégrés dans les traditions philosophiques étrangères qui ont influencé la vie et la pensée africaines. Du côté positif, il s’agit d’exploiter autant que possible, de manière judicieuse, les ressources de nos propres schémas conceptuels indigènes dans nos réflexions philosophiques, y compris sur les problèmes les plus techniques de la philosophie contemporaine. Le négatif n’est, bien sûr, que le revers du positif. Mais je le mentionne en premier parce que la nécessité de la décolonisation nous a d’abord été imposée par la superposition historique des catégories étrangères de pensée sur les systèmes de pensée africains par le biais du colonialisme (Wiredu 136).
Le mouvement de pensée est double, car la lutte pour l’émancipation intellectuelle passe par la confiance dans les cadres conceptuels des pensées « indigènes » et le refus des catégories étrangères sur les philosophies africaines. En d’autres termes, il apparait essentiel de se méfier des universaux, c’est-à-dire des formulations des universels (ces derniers correspondant aux valeurs) car on risque de prendre ces universaux pour des universels, même s’il ne s’agit pas ici de discuter la célèbre querelle entre les écoles réaliste et nominaliste. En outre, il serait audacieux et erroné de partir d’une différence entre ce qui est naturel et métaphysique (supranaturel) car cette distinction ne se pose pas forcément dans les mêmes termes. En revenant à la langue akan, Wiredu note :
Dans ma branche de la tradition africaine, nous avons, d’une part, une expression (Aboa onipa), qui contient toute une vision philosophique et peut être littéralement traduite par ‘Personne, l’animal’ ; mais, d’autre part, nous avons également l’expression ‘L’enfant comme Dieu’ (Akwadaa Nyame), qui traduit une perception de la continuité traversant toute existence sensible, depuis ses bases biologiques jusqu’à toutes les spirales des potentialités humaines (Wiredu 35).
La citation finale de Wiredu illustre parfaitement la nécessité d’une décolonisation conceptuelle en mettant en évidence la richesse et la complexité des cadres conceptuels en langue akan. À travers les expressions akan Aboa onipa (« Personne, l’animal ») et Akwadaa Nyame (« L’enfant comme Dieu »), Wiredu montre que la pensée africaine ne repose pas sur une dichotomie stricte entre le naturel et le surnaturel, comme c’est souvent le cas dans la tradition occidentale. Cette continuité de l’existence sensible suggère une vision holistique du monde, où l’humain s’inscrit dans une relation dynamique avec la nature et le divin, sans séparation catégorique. Ce point renforce l’idée centrale de Wiredu : la pensée africaine doit être réexplorée à travers ses propres concepts, plutôt que d’être enfermée dans des cadres philosophiques exogènes qui pourraient altérer sa compréhension authentique. Ainsi, cette citation sert d’exemple concret à son appel à exploiter les ressources des langues et traditions africaines pour enrichir la réflexion philosophique contemporaine.
Décoloniser l’ontologie : l’existence située et la critique du dualisme cartésien chez Wiredu
La décolonisation conceptuelle s’accompagne inévitablement d’une remise en question des cadres épistémologiques hérités, notamment ceux issus de la tradition philosophique occidentale. Parmi eux, le dualisme cartésien occupe une place centrale, structurant durablement la distinction entre matière (res extensa) et esprit (res cogitans).Wiredu, dans sa critique des catégories philosophiques importées, s’interroge sur la pertinence de cette séparation dans le cadre de la pensée akan. En examinant la langue akan, il met en évidence une conception différente de l’esprit, moins substantielle et plus fonctionnelle. Contrairement à la tradition cartésienne qui conçoit l’esprit comme une entité autonome, la langue akan tend à le penser comme un processus, une activité de la pensée plutôt qu’une substance immatérielle. Wiredu note en effet que dans l’usage akan, le mot adwene (Wiredu 16) est utilisé aussi bien pour désigner l’intellect que pour exprimer l’acte de penser. Cette absence d’une distinction nette entre l’« esprit » et la « pensée » traduit une approche qui ne fait pas de l’intellect une entité séparée du corps, mais plutôt une fonction émergente de l’activité cognitive humaine. Ce point est fondamental car il permet de comprendre pourquoi adwene n’apparaît pas dans la liste des éléments constitutifs de la personne humaine dans la tradition akan (Wiredu 17). Dans cette conception, la pensée n’est pas une substance indépendante, mais un phénomène dynamique qui ne peut être isolé de l’ensemble des facteurs qui structurent l’existence humaine. Ce rejet implicite du dualisme cartésien a des implications majeures. Il remet en question la pertinence d’une philosophie qui postule une opposition radicale entre le corps et l’esprit, et invite à repenser la nature de la subjectivité dans un cadre épistémologique moins marqué par l’héritage métaphysique européen. La critique de Wiredu s’inscrit ainsi dans une démarche plus large de décolonisation conceptuelle : il ne s’agit pas seulement d’affirmer l’existence d’une pensée africaine autonome (Hallen 82), mais de démontrer comment certaines catégories philosophiques, perçues comme universelles, sont en réalité historiquement et culturellement situées. Sa critique du vocabulaire cartésien lui fait proposer des formulations alternatives : ainsi, il ne faudrait peut-être pas voir la res cogitans comme une chose immatérielle, mais plutôt une chose non physique (Wiredu 17), ce qui irait d’ailleurs dans le sens du cartésianisme avec la physique analysant la res extensa tandis que la métaphysique s’occupe de la res cogitans (Wiredu 2009 : 9). À plusieurs reprises, Wiredu revient sur les raisonnements équivoques de la tradition occidentale en prenant en compte la notion aristotélicienne de « substance » qui a été abondamment commentée par Descartes, Leibniz, et Spinoza et bien d’autres penseurs occidentaux (Wiredu 96).
Wiredu critique la persistance implicite de la notion aristotélicienne de « substance » dans la pensée philosophique occidentale, même chez les empiristes britanniques (Locke, Berkeley, Hume), qui prétendaient pourtant la rejeter. Locke n’a jamais réussi à abandonner totalement cette idée, restant attaché à une « substance » mystérieuse et indéfinie ; Berkeley a rejeté la substance matérielle mais s’est accroché à la notion de substance spirituelle ; enfin, Hume (Wiredu 39), malgré son rejet explicite de la substance comme une « chimère inintelligible », n’a pu s’en défaire complètement, puisqu’en définissant les choses comme de simples ensembles de qualités, il dépendait encore indirectement du concept de substance. En réalité, ces philosophes n’ont jamais totalement échappé à l’idée que la substance serait nécessairement corrélée aux qualités, ce qui révèle une ambiguïté conceptuelle profonde dans leur pensée. Wiredu souligne également que l’influence de cette idée provient d’une confusion récurrente entre la structure grammaticale du langage (sujet-prédicat) et la structure réelle du monde. La distinction substance/qualité est, selon lui, une interprétation ontologique abusive d’une simple distinction linguistique. Autrement dit, le fait que le discours organise la réalité en sujets et prédicats ne signifie pas nécessairement que la réalité elle-même soit structurée ainsi. Pourtant, la philosophie occidentale a souvent adopté cette confusion en attribuant à la « substance » un statut ontologique particulier, distinct de ses propriétés, contribuant ainsi à une métaphysique implicite omniprésente, jusque dans le langage courant.
Lorsqu’il s’agit d’examiner la manière dont la distinction substance-accident ou chose-propriété pourrait être traitée dans une langue africaine, nous sommes confrontés à une situation particulièrement glissante. Bien que la langue akan, par exemple, ne soit pas incompatible avec la distinction sujet-prédicat, l’hypostase du sujet en une entité autonome et du prédicat en un objet abstrait dépendant est, à ce jour, inintelligible dans ce cadre linguistique. Le mot akan pour « chose » est ade, et c’est le seul terme qui pourrait éventuellement être utilisé pour rendre le concept de « substance ». Cependant, le référent de ade doit être un objet concret et pleinement constitué ; ce mot ne peut pas être employé pour exprimer l’idée d’une existence abstraite indépendante de ses propriétés. Quant à la notion de propriété d’un objet, elle peut être traduite par vebea ou tebea, qui signifient littéralement « manière d’être » (Wiredu 97).
Cette approche remet en cause un présupposé fondamental de la philosophie occidentale : l’idée que l’existence d’une chose peut être pensée indépendamment de ses qualités. L’idée même qu’une pensée puisse exister indépendamment d’un support corporel ou qu’un objet puisse être défini en dehors de son mode d’être est étrangère à ce cadre. L’absence en akan d’une opposition tranchée entre un sujet substantiel et ses propriétés suggère un mode de pensée plus relationnel, où l’être est envisagé dans ses manifestations dynamiques plutôt que comme une entité autonome et abstraite (Wiredu 46). Ainsi, la philosophie akan ne semble pas opérer selon une dichotomie sujet/objet telle qu’elle est formulée dans la tradition occidentale. Au lieu d’un monde divisé entre substances autonomes et propriétés dérivées, elle conçoit plutôt l’être comme un tout indissociable, où chaque entité est définie par ses relations et ses modes d’existence. Cela permet non seulement de déconstruire la pertinence universelle du dualisme cartésien, mais aussi d’ouvrir la voie à une réflexion plus large sur la manière dont les cadres conceptuels sont façonnés par les langues et les traditions philosophiques qui les portent. Par le biais d’une discussion philosophique rigoureuse, Wiredu en vient à montrer le privilège d’une « philosophie de la relation » qui rappelle celle qu’a développée plus tard Édouard Glissant avec cette idée de « lieu commun » (Glissant 25) qui signifie le fait de penser ensemble à partir d’un lieu particulier et qui, finalement, exprime d’une autre manière les universels culturels et particuliers. Le « lieu commun » est très proche de la qualification de l’existence d’une chose en langue akan. Comme l’écrit Wiredu, « Exister, c’est wo ho, c’est-à-dire être là, en un certain lieu » (Wiredu 14). L’idée de relation plutôt que de substance, centrale dans la pensée de Wiredu, a des implications concrètes dans plusieurs dimensions de la vie africaine. Sur le plan moral, par exemple, les conceptions éthiques dans les sociétés akan reposent sur l’entraide et l’harmonie collective, non sur la responsabilité individuelle isolée. La notion de personne (« onipa ») y est toujours située dans un tissu de relations sociales : on ne devient « personne » que par l’interaction continue avec les autres. Sur le plan religieux, l’absence de rupture entre le naturel et le surnaturel dans la cosmologie akan implique une relation constante entre les vivants, les ancêtres et les forces invisibles – une conception qui refuse les dichotomies occidentales entre l’âme et le corps, ou le profane et le sacré. Enfin, dans la vie sociale, la décision communautaire est fondée sur le consensus, processus relationnel par excellence, où le statut d’un individu dépend de sa capacité à contribuer à l’équilibre du groupe. Ces exemples montrent que penser en termes de relations, et non de substances fixes, n’est pas un simple choix conceptuel mais une orientation existentielle. C’est à ce titre que le rapprochement avec Édouard Glissant prend tout son sens. Si Glissant développe une philosophie de la relation dans un contexte caribéen marqué par la créolisation, sa conception du lieu commun comme point d’ancrage pour une pensée plurielle et ouverte trouve un écho direct dans la vision de Wiredu. Tous deux refusent les fondements ontologiques figés pour leur préférer une pensée en mouvement, ancrée dans les lieux mais jamais clôturée. Là où Glissant pense la relation comme poétique du monde, Wiredu la conçoit comme cadre épistémologique de la pensée africaine : le « lieu » n’est pas seulement spatial, il est conceptuel. Penser à partir d’un lieu, c’est articuler le particulier et l’universel non par exclusion, mais par co-présence. Ainsi, leur dialogue virtuel illustre une convergence : la critique de l’universalisme abstrait et la revendication d’une universalité située, plurielle et dialogique.
Dans le passage sur le mot chose en langue akan, on voit la manière dont la notion d’existence est située. En effet, c’est un concept central dans la critique que Wiredu adresse vis-à-vis de certaines catégories philosophiques occidentales qu’il considère comme artificiellement universalisées. En comparant l’anglais et l’akan, Wiredu montre que la conceptualisation de l’existence n’est pas neutre, mais ancrée dans des structures linguistiques spécifiques qui orientent la manière dont nous pensons la réalité.
Dans la langue anglaise, le verbe « to be » possède un usage existentiel qui semble indépendant de toute localisation. Cette séparation entre être et être quelque part donne l’impression qu’une entité pourrait exister sans être située dans un espace précis. Ce concept d’existence pure, détachée du contexte spatial, est fondamental dans la métaphysique occidentale, où il a été mobilisé notamment dans la philosophie aristotélicienne et dans les débats médiévaux sur l’ontologie. Wiredu suggère que cette conception est en réalité une construction linguistique et non une vérité universelle. À l’inverse, dans la langue akan, l’existence est nécessairement située. Le verbe wo (« être ») ne peut être utilisé sans le localisateur ho (« là »), ce qui signifie que dire qu’une chose existe revient toujours à dire qu’elle est présente quelque part. Autrement dit, l’idée d’une existence en soi, indépendante de toute spatialité, est une notion absente de l’akan. Ce fait linguistique a des implications philosophiques majeures : il indique que la pensée occidentale, qui a conceptualisé l’être comme distinct du lieu, repose sur des abstractions qui ne sont pas nécessairement valides dans toutes les traditions philosophiques. Ce raisonnement s’inscrit dans la critique plus large de Wiredu contre l’universalisme conceptuel. Si une langue comme l’akan ne permet pas d’exprimer une existence délocalisée, cela signifie que la prétention des concepts philosophiques occidentaux à l’universalité est discutable. L’existence ne peut être pensée indépendamment des cadres culturels et linguistiques à travers lesquels elle est formulée. Cette idée rejoint la thèse de Wiredu selon laquelle les catégories philosophiques doivent être redéfinies à partir des langues et des traditions intellectuelles africaines, au lieu d’être simplement adoptées depuis la tradition européenne.
L’argument de Wiredu s’aligne également avec certaines critiques contemporaines du langage en philosophie analytique, notamment celles qui remettent en question l’idée d’une correspondance stricte entre les structures linguistiques et la réalité ontologique. Il rejoint aussi les courants pragmatistes et phénoménologiques qui insistent sur le fait que l’expérience humaine est toujours située et que l’abstraction totale de l’être par rapport à l’espace est une construction intellectuelle propre à certaines traditions. Cette invalidation d’une philosophie valable universellement dans tous les contextes s’inscrit dans une certaine philosophie de la relation avec la prise en compte du lieu. « Les poétiques ne cessent de combattre. Les poétiques particulières survenues au monde sont des politiques réalisables partout : comme poétiques et comme particularités non universelles » (Glissant 85). Elle permet d’éviter les pièges d’une abstraction conceptuelle imposée à des réalités qui lui sont étrangères. En montrant que certaines catégories philosophiques, telles que la séparation radicale entre l’esprit et le corps ou l’idée d’une existence indépendante de tout ancrage spatial, sont en réalité historiquement et linguistiquement situées, Wiredu propose une alternative épistémologique fondée sur les cadres conceptuels africains. Cette approche ne se limite pas à une critique externe des concepts occidentaux, mais cherche également à formuler une pensée autonome, enracinée dans les langues et traditions intellectuelles africaines.
C’est dans cette perspective que s’inscrit la question plus large de la redéfinition d’une philosophie africaine. En s’opposant à l’imposition de catégories importées et en valorisant les structures de pensée indigènes, Wiredu prolonge le débat ouvert par d’autres penseurs africains, notamment Paulin Hountondji (Houtondji 48). Cette redéfinition ne vise pas simplement à affirmer une spécificité culturelle, mais à interroger les conditions d’une philosophie qui puisse être véritablement universelle sans être hégémonique. Ainsi, il ne s’agit pas seulement de critiquer les influences occidentales, mais de définir les principes d’une pensée africaine autonome, une réflexion qui engage un dialogue avec l’ethnophilosophie et la philosophie critique du colonialisme.
Définir des philosophies africaines
La pensée de Wiredu est confrontée à un double écueil : soit reconduire les philosophies européennes en les plaçant au centre des énonciations épistémologiques ne serait-ce qu’en les commentant et en les dénonçant, soit basculer dans un relativisme culturel absolu. La critique des universaux (au niveau des propositions) rend impossible l’application de concepts universels en tous lieux. La colonisation conceptuelle est par essence inadéquation, elle force une translation de concepts qui ne peuvent être accueillis dans d’autres langues. Il met en évidence l’impact des traductions sur la compréhension des textes philosophiques africains, montrant comment elles peuvent altérer leur signification en les interprétant à travers des cadres conceptuels occidentaux. Cette distorsion est particulièrement visible dans les traductions en anglais des écrits en langue luo (Wiredu 85). Wiredu dénonce notamment l’introduction erronée de concepts chrétiens dans la langue akan pour expliquer la création du monde ((Wiredu 2009 : 10), une appropriation qui ne reflète ni la vision cosmologique akan ni sa structure linguistique. Il insiste sur le fait que certains concepts ne sont tout simplement pas traduisibles car ils ne possèdent pas d’équivalents directs en akan.
Pour Wiredu, la décolonisation conceptuelle implique également de dénoncer les stéréotypes des sociétés africaines que peut colporter un discours philosophique occidental soucieux de protéger son privilège de penser l’universel. Ces stéréotypes reprennent, de manière souvent lointaine et déformée, des clichés hérités des représentations européennes et coloniales de l’Afrique : certains y projettent une vision idéalisée d’un esprit communautaire, tandis que d’autres en proposent une définition abstraite, détachée des réalités concrètes des sociétés africaines.
Lorsque la vision sociale traditionnelle des Akan, ou plus généralement des Africains, est décrite comme communautariste, il est courant de la comparer à celle de la société occidentale en la qualifiant d’individualiste. Cette comparaison possède une certaine validité anthropologique évidente. Toutefois, quelques précisions s’imposent. Tout d’abord, il convient de rappeler que cette distinction ne concerne pas le contenu même de la moralité. Mis à part la différence dans la manière d’envisager l’ajustement des intérêts requis par la morale, la véritable distinction entre le communautarisme et l’individualisme relève davantage de la coutume et du mode de vie que d’autre chose. Bien que la notion de coutume tende à évoquer des pratiques sociales, tandis que le mode de vie est plus volontiers associé aux expériences individuelles, ces deux concepts sont, en réalité, de même nature et distincts de la moralité au sens strict. À ce propos, il peut être utile de noter que les histoires de l’éthique occidentale consacrent régulièrement une place importante à certaines représentations classiques de différents modes de vie. Par exemple, les traités d’éthique d’Aristote ou les discours des épicuriens et des stoïciens consistent en grande partie en des recommandations (raisonnées) de modes de vie particuliers et ne traitent des questions de morale pure que lorsqu’ils abordent, de manière relativement brève, des sujets tels que la justice. Si nos ancêtres communautaristes avaient consigné par écrit leurs réflexions sur ces mêmes sujets, il ne fait aucun doute que l’entraide y aurait occupé une place bien plus importante que la plupart des préoccupations des moralistes classiques (Wiredu 72).
Ce passage met en évidence la distinction entre le communautarisme africain et l’individualisme occidental, tout en nuançant l’opposition souvent simpliste entre ces deux visions du monde. L’auteur insiste sur le fait que cette différence ne repose pas tant sur le contenu de la morale que sur la manière dont elle est vécue à travers les coutumes et les modes de vie. Si les penseurs africains avaient consigné leurs réflexions de manière similaire, l’entraide et la solidarité auraient eu un rôle central. Cela met en lumière une approche plus collective de l’éthique dans la tradition africaine, contrastant avec l’accent mis sur l’individu dans la philosophie occidentale. Le passage invite ainsi à une revalorisation des traditions africaines en tant que systèmes philosophiques à part entière, et non comme de simples opposés à la pensée occidentale. Il suggère aussi que la morale, bien que partagée, se manifeste différemment selon les contextes culturels et historiques. Ainsi, le piège tendu par la philosophie occidentale est de rechercher une antithèse absolue enfouie dans une forme d’africanité rêvée et essentialisée. Il faut se déprendre de cet effet de miroir même si on peut reconnaître l’insistance sur des valeurs de solidarité dans les langues et les philosophies africaines.
Cette conception entre en résonance avec d’autres penseurs tels qu’Ernest Wamba-dia-Wamba. Ce dernier un pourfendeur de ces mythes de l’africanité élaborés par des philosophes africains enseignant et vivant dans des universités américaines et européennes (Wamba-dia-Wamba 234). Cette énonciation de l’extérieur a renforcé l’aliénation des consciences africaines qui doivent, selon Wamba-dia-Wamba penser leur division pour ensuite pouvoir résister à ces généralisations insultantes. Jean Kinyongo a très bien décrit l’empilement des traditions ethnologisantes coloniales qui ont fabriqué ces stéréotypes à leur avantage en faisant de l’Afrique, une terre résiduelle non concernée par les systèmes philosophiques. Il montre très bien que finalement, c’est l’appropriation culturelle des philosophies dans la compétition des soft powers qui ont construit cette histoire philosophique colonisée de l’Afrique.
Il est vrai – et on peut le souligner – que Platon n’a pas cherché à formuler une philosophie athénienne, que R. Descartes ne s’est pas proposé d’élaborer une philosophie française, ni Kant une philosophie prussienne, il n’en reste pas moins vrai que la philosophie africaine et la littérature africaine se sont faites et se font encore dans le déchirement, dans le combat pour la conquête de leur reconnaissance et de leur statut scientifique et que, de ce fait, elles portent encore les traces de cette lutte sans laquelle l’Afrique se serait, probablement, trouvée comme écartelée de la trame de l’histoire des civilisations « agréées » (Kinyongo 412).
Plutôt que d’opposer une philosophie « authentiquement africaine » à une philosophie « enseignée à l’étranger », il semble plus fécond de penser en termes de tensions entre lieux d’énonciation et positionnements intellectuels. Certains philosophes africains formés en Europe ou en Amérique du Nord n’en sont pas moins soucieux d’ancrer leur réflexion dans les langues et logiques africaines. À l’inverse, certains discours dits « enracinés » peuvent aussi reconduire des stéréotypes en essentialisant la tradition. Ce n’est donc pas tant le lieu géographique de la pensée qui importe, que la conscience critique des médiations qui orientent la production philosophique. Wiredu lui-même, formé à Oxford, n’a cessé de souligner cette dialectique entre distance et enracinement : il ne prône ni un rejet total de la philosophie occidentale, ni une pure revendication identitaire, mais une réarticulation réflexive des ressources locales dans une langue conceptuelle rigoureuse. Par ailleurs, l’opposition finale entre les philosophies africaines, marquées par une lutte pour la reconnaissance, et les pensées de Platon, Descartes ou Kant, peut sembler trop généralisante. Il convient de recontextualiser la reconnaissance philosophique dans ses conditions institutionnelles : ce n’est pas la « pureté » intellectuelle des auteurs européens qui leur a valu leur centralité, mais la puissance historique des institutions (universités, maisons d’édition, traductions, etc.) qui ont validé et diffusé leurs œuvres. En ce sens, ce que l’on appelle « canon philosophique » est aussi le produit d’un pouvoir culturel cumulatif. L’Afrique a été longtemps exclue de ce circuit de légitimation. C’est cette exclusion qu’interrogent Wiredu et d’autres penseurs contemporains : comment une philosophie peut-elle exister publiquement sans structures de reconnaissance ? Le combat philosophique devient ici aussi un combat pour les conditions matérielles d’une visibilité épistémique. L’auteur souligne que, contrairement à Platon, Descartes ou Kant, dont les œuvres n’étaient pas perçues comme des expressions nationales, la philosophie africaine s’est construite dans un contexte de résistance et de revendication. Cette lutte pour la légitimité témoigne des effets de l’histoire coloniale et de l’exclusion des pensées non occidentales du canon philosophique dominant. Ainsi, la philosophie et la littérature africaines portent encore les marques de cette bataille, illustrant la nécessité de réintégrer pleinement l’Afrique dans l’histoire universelle des civilisations reconnues. Wiredu, au terme de ses réflexions sur la philosophie du langage, s’en prend à l’énonciation de ces « canons » conceptuels qui sont intégrés à un discours philosophique autoritaire. L’exercice critique consiste à dénoncer cette paresse de la pensée qui s’instille dans ce discours (Wiredu 1993 : 462). Ce diagnostic est partagé par Valentin-Yves Mudimbe qui, en s’appuyant sur le concept d’épistémè de Michel Foucault (régime de savoir), a montré comment ce discours a rencontré un écho dans d’autres disciplines pour enraciner le stéréotype colonial de l’Afrique.
Le problème est que, durant cette période, l’impérialisme et l’anthropologie prirent tous deux corps, ouvrant ainsi la voie à la réification du « primitif ». Le concept d’Histoire avec un grand H est déterminant ici. L’évolution, les conquêtes et les différences deviennent les signes d’une destinée théologique, biologique et anthropologique, et attribuent aux choses et aux êtres tant leur place naturelle respective que leur mission sociale (Mudimbe 59).
Ce cadre idéologique a non seulement naturalisé les inégalités en assignant aux individus et aux sociétés des « places » et des « missions sociales », mais il a aussi légitimé la colonisation en la présentant comme une nécessité historique et biologique. Ce passage met ainsi en lumière les liens entre savoirs scientifiques et pouvoir colonial, dénonçant la manière dont l’Occident a imposé une lecture unilatérale du progrès et de la civilisation. Ainsi, en niant le fait qu’il y ait des philosophies africaines ou en leur attribuant un statut inférieur, on légitime un discours colonial qui fait de l’Afrique le continent des pensées prêtes à recevoir des énoncés importés. Wiredu a monté que la langue akan avait également un certain nombre d’énoncés abstraits et qu’ainsi l’abstraction ne pouvait être le monopole des pensées occidentales. D’une part, il faut toujours bien distinguer les choses et en particulier les idées abstraites véhiculées par des noms concrets (comme « homme », « temps ») et les noms abstraits pouvant véhiculer des idées abstraites.
Pour autant, à la différence de ce qu’implique ce contraste, il est tout à fait inexact de dire que la langue akan répugne à exprimer des idées abstraites. Les idées exprimées en anglais u en français au moyen de la catégorie grammaticale des noms abstraits sont exprimées d’une façon différente en akan, mais elles sont tout de même exprimées (Wiredu 2004 : 167).
La langue akan, bien qu’ayant une structure différente de l’anglais ou du français, est tout aussi capable d’exprimer des idées abstraites, déconstruisant ainsi l’idée fausse selon laquelle certaines langues africaines seraient limitées dans leur capacité conceptuelle. Ainsi, il est important de philosopher dans ces langues africaines pour faire émerger des manières de penser le monde et les relations, en dehors des discours philosophants qui incluent des jugements de valeur sur les productions de certaines aires culturelles.
[1] Dans son ouvrage Cultural Universals and Particulars, Wiredu ne s’attarde pas à décrire les formes de gouvernement politique de ces leaders. On pourrait par exemple analyser les modèles mis en avant à l’instar de celui de la Guinée de Sekou Touré qui proposait la généralisation de comités citoyens censés concrétiser les principes de la révolution. Voir Sekou Touré, Le pouvoir populaire, tome XVI, Imprimerie Patrice Lumumba, 1972.
[2] Wiredu insiste sur le fait que ce sont les individus qui dialoguent et non pas les cultures. Kwasi Wiredu, Cultural Universals and Particulars: An African Perspective, Indiana University Press, 1996, p. 191.
[3] Notre traduction.
[4] Léopold Sédar Senghor avait publié en novembre 1962 le texte « Langue française, langue de culture » dans la revue Esprit (pp. 837-844).
[5] N’oublions pas que si la Grèce est souvent définie comme le pays ayant vu l’émergence d’une pratique philosophique, ce pays a longtemps été vu comme pays oriental. En d’autres termes, la variabilité des classements géoculturels est une preuve supplémentaire de la difficulté à penser des universels abstraits. Wiredu ne s’aventure pas sur ce terrain, mais il montre comment le discours philosophique est devenu colonial en ignorant la situation culturelle des énoncés universels.
Conclusion
L’œuvre philosophique de Wiredu s’impose comme une contribution majeure à la décolonisation conceptuelle et à la redéfinition des universaux philosophiques dans une perspective africaine. En déconstruisant l’imposition eurocentrée des catégories philosophiques, Wiredu ne se contente pas de critiquer l’hégémonie intellectuelle occidentale ; il propose une reconstruction active de la pensée africaine à partir de ses propres cadres linguistiques et conceptuels. Son approche analytique met en évidence l’importance du langage dans la structuration des idées et révèle comment certaines notions, souvent présentées comme universelles, sont en réalité culturellement situées. Loin d’un rejet total de la pensée occidentale, Wiredu plaide pour un dialogue philosophique interculturel fondé sur la reconnaissance mutuelle des traditions intellectuelles. Il refuse toute instrumentalisation des pensées dans une optique de concurrence des soft powers. Ainsi, sa cible demeure celle de l’énonciation de ces canons universels qui sont utilisés comme des outils de propagande et qui reposent souvent sur des ambiguïtés et des contradictions révélant leur origine culturelle,
Son travail ouvre ainsi des perspectives essentielles pour la philosophie contemporaine : comment articuler des pensées enracinées dans des contextes culturels spécifiques tout en évitant le piège du relativisme absolu ? Comment concevoir un universalisme qui ne soit pas un instrument d’hégémonie, mais un espace de négociation conceptuelle entre différentes traditions philosophiques ? Ces interrogations appellent à des recherches futures sur la manière dont d’autres traditions philosophiques non occidentales interrogent et reformulent les notions d’universalité et de particularisme. Elles soulignent également la nécessité d’une prise en compte plus large des langues africaines comme vecteurs de pensée philosophique autonome, au-delà des traductions qui risquent d’altérer la richesse conceptuelle de ces traditions. En ce sens, le projet de Wiredu reste inachevé, non comme un manque, mais comme une invitation à poursuivre le travail de décolonisation conceptuelle et à inscrire durablement les philosophies africaines dans l’espace du débat philosophique mondial.
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