Filmer les jardins créoles, partage(r) du sensible

Lucile Combreau
Universités Sorbonne Nouvelle Paris 3 (France hexagonale)

Abstract

This article about Martinique and Guadeloupe creole garden films presents how Malcom Ferdinand’s study of these gardens invites us to explore (post)colonial inequalities of the « ecological distribution of the sensible », from the slave period until today, and also to examine how filming creole gardens can contribute to both reconfigure this distribution and generate new ways of « sharing the sensible » (Frédérique Menant). Florence Lazar’s, Sylvaine Dampierre ‘s and Frédérique Menant’s films allow, respectively, to give voice to refusals of the plantations’ destructive model and claims for other relationships to plants (Tu crois que la terre est chose morte, 2019); to question colonial archives within an organic film-making process where a family genealogy, conversing from gardens that are on both sides of the Atlantic, is rewoven (Le Pays à l’envers, 2009); and to start tuning in to the earth by sinking our hands into it to assert a life force (Le Jardin, 2019).

Keywords: creole garden, distribution of the sensible, decolonial ecology, documentary film, memory of slavery             

Introduction

Au sein et en contre-point des grandes plantations, les jardins de Guadeloupe et de Martinique – cultivés par les personnes esclavisées puis pars leurs descendants après les abolitions – accueillent une biodiversité et permettent la préservation et la transmission de savoir-faire grâce auxquels les populations insulaires se nourrissent, se soignent et affirment une autre relation à la terre que son exploitation. Issues de la période esclavagiste, ces petites parcelles de terre étaient confiées par les maîtres aux personnes esclavisées afin qu’elles subviennent à leurs besoins alimentaires. Après les abolitions, ces jardins ont perduré jusqu’aujourd’hui et évolué au fil des changements sociétaux[1], permettant la transmission des savoir-faire antillais relatifs à la subsistance et à la pharmacopée locale dans un contexte (post)colonial. La culture des jardins créoles aux Antilles françaises s’est fondée à partir des pratiques agricoles des premiers habitants des îles et des connaissances des personnes déportées d’Afrique et mises en esclavage, permettant non seulement une préservation de la biodiversité mais surtout des liens renouvelés avec celle-ci.

Dans sa réflexion en faveur d’une écologie décoloniale, Malcom Ferdinand mobilise le « partage du sensible » de Jacques Rancière[2] et propose de prolonger cette notion d’une perspective écologique qui s’avère majeure pour penser les inégalités de répartitions spatiales et environnementales. Si en déplaçant cette notion, il met de côté la question esthétique qui était au cœur de la pensée politique de Rancière, et que lui-même défend par ailleurs[3], la réflexion de Malcom Ferdinand s’avère particulièrement pertinente pour interroger les enjeux politiques et esthétiques des démarches cinématographiques qui prennent formes et vies dans les jardins caribéens. En retour, l’étude des processus de créations cinématographiques qui s’intéressent au milieu des jardins peut éclairer la possibilité d’une écologie décoloniale qui trouve une force de vie collective en invitant à partager du sensible entre humains et non-humains. Rare espace-temps de liberté au sein des plantations esclavagistes, les jardins créoles ont également permis un « espace de créativité agricole[4] » pour les personnes esclavisées, puis leurs descendant-e-s. Aujourd’hui, ces jardins continuent d’inspirer plusieurs auteurs et autrices de fictions[5], d’essais[6] et de films documentaires – les invitant à penser leurs processus de création en lien avec les écosystèmes caribéens. Dans les documentaires Le Pays à l’envers de Sylvaine Dampierre (2009), Tu crois que la terre est chose morte de Florence Lazar (2019) et Le Jardin de Frédérique Menant (2019), le « partage écologique du sensible » est investi à la fois de sa dimension politique et de son sens premier : à la colonisation du savoir[7] et à la cécité botanique[8] répond le partage d’expériences intimes des jardinières et des jardiniers, avec et par les réalisatrices qui les rencontrent. Les démarches cinématographiques permettent, non seulement de rendre visible et de reconfigurer le partage écologique et (post)colonial du sensible, mais aussi, comme Frédérique Menant nous invite à le penser, de partager du sensible au sein des jardins et des processus cinématographiques qui y prennent formes et vie.

Jardins d’histoire(s) et de mémoire

Dès le XVIe siècle, à Madère, les Portugais attribuèrent des terres aux personnes mises en esclavage pour qu’elles subviennent elles-mêmes à leurs besoins alimentaires. Dans les Amériques, en fonction des périodes, des lieux[9] et parfois de chaque propriétaire, les sources imprimées indiquent l’obligation pour les maîtres d’attribuer aux esclaves la nourriture nécessaire à leurs besoins et, ou, un lopin de terre accompagné d’une journée non travaillée pour le cultiver. Si ce dernier choix permettait aux maîtres de se défaire de la responsabilité de l’octroi de nourriture, il a été plus ou moins soutenu par l’administration coloniale, qui y a vu, tantôt une menace au système esclavagiste, tantôt un moyen d’ « attacher le nègre au sol[10] » en réponse au marronnage. Les vivres cultivés et vendus au marché pouvaient éventuellement permettre aux personnes esclavisées d’accumuler un petit pécule en vue de racheter leur liberté et les jardins offraient un espace-temps de relative liberté au sein de la captivité. Selon l’anthropologue Catherine Benoît, spécialiste des jardins créoles de la Guadeloupe, « le jardin [créole] fut la première forme d’appropriation et de construction du territoire pour les esclaves. [Il] est constitutif de l’identité antillaise car il est à la fois le lieu de mise en œuvre de la domestication de la nature et le lieu de projection des relations sociales, et de celles entre les vivants et les morts[11] ». Pour elle, les jardins de cases et les jardins vivriers peuvent être considérés « comme des lieux de mémoire où l’humanité marque son rapport au monde et son histoire[12] », et les jardins caribéens sont d’autant plus importants si l’on considère, avec l’ethnopharmacologue Emmanuel Nossin, que « la mémoire de l’esclave n’est pas sur la plante domestiquée […] dans l’habitation[13] », au sein des plantations de monocultures où il est forcé de travailler au profit d’autrui mais se tisse dans la relation aux plantes qu’il cueille ou cultive dans les jardins créoles ou les mornes, pour se nourrir et se soigner. Au cœur du système esclavagiste et en lien avec l’héritage amérindien, les jardins créoles sont des (mi)lieux où se transmet une mémoire vivante et qui permettent de penser conjointement la relation au passé et à la terre – une relation sensible précieuse au regard des multiples ruptures causées par le système (post)esclavagiste.

Les ruptures causées par le système (post)esclavagiste

Dans le contexte de la plantation (post)esclavagiste, Malcom Ferdinand met en relief les différentes ruptures à l’œuvre aux Caraïbes. Il souligne ainsi l’importance de la « rupture de l’esclave dans son rapport à la terre[14] » du fait de l’absence de liberté et de possibilité de prendre part aux responsabilités et aux décisions politiques relatives à l’usage des terres. L’administration coloniale a également tenté de mettre en place une « rupture avec la nature et les plantes[15] » en interdisant aux personnes esclavisées de concevoir des remèdes et de développer leur connaissance des plantes médicinales par crainte de possibles empoissonnements. Par ailleurs, l’agriculture intensive issue de la période esclavagiste a quant à elle causé une « rupture des équilibres écosystémiques[16] ». Le système de monoculture mis en place avec les plantations esclavagistes a évolué vers des exploitations agricoles intensives remettant en cause la relation de confiance des habitants entre eux et avec la terre comme en témoigne l’usage des pesticides chimiques utilisés dans les grandes plantations et qui se sont répandus jusque dans les jardins – en particulier le chlordécone utilisé aux Antilles de 1972 à 1993 pour lutter contre la prolifération de charançons alors que sa toxicité était connue depuis 1968. Dès lors, « cette contamination s’est insérée dans [la] relation à la terre, dans la confiance en la capacité nourricière de cette terre[17] » et dans les relations d’échange de légumes entre les habitant-e-s, au point que :

[…] cette contamination pénètre l’héritage culturel culinaire. Ces légumes-racines participent de repas typiques dont les grands-parents de chaque génération demeurent les gardiens de leur authenticité. En ce sens, les légumes-racines ne constituent pas uniquement un apport nutritionnel important dans le régime antillais, ils appartiennent à un espace où la culture se perpétue, un espace-refuge où l’Antillais reconnaît son héritage et s’y ressource[18].

Si les jardins créoles peuvent être considérés comme des lieux de mémoire, la pollution chimique de leurs terres par les plantations alentour affecte – et peut-être ravive – les relations, les mémoires et les pratiques culturelles qui s’y tissent. Les jardins caribéens s’inscrivent au cœur des ruptures causées par le système (post)esclavagiste et témoignent d’un partage (écologique) et (post)colonial du sensible dont les œuvres cinématographiques peuvent proposer une reconfiguration. 

Le partage (écologique) du sensible en contexte (post)colonial : les plantations et les jardins créoles

La notion de partage du sensible permet à Jacques Rancière de penser la participation politique au commun et les enjeux de la répartition de ce partage :

J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. […] Cette répartition des parts et des places se fonde sur un partage des espaces, des temps et des formes d’activité qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage. Le citoyen, dit Aristote, est celui qui a part au fait de gouverner et d’être gouverné. Mais une autre forme de partage précède cet avoir part : celui qui détermine ceux qui y ont part. L’animal parlant, dit Aristote, est un animal politique. Mais l’esclave, s’il comprend le langage, ne le « possède » pas. […] Le partage du sensible fait voir qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu’il fait, du temps et de l’espace dans lesquels cette activité s’exerce. Avoir telle ou telle « occupation » définit ainsi des compétences ou des incompétences au commun. Cela définit le fait d’être ou non visible dans un espace commun, doué d’une parole commune, etc[19].

Dès lors, dans un partage colonial du sensible, les personnes soumises à l’esclavage et assignées au travail forcé n’ont structurellement pas accès à la parole politique et cette exclusion se traduit concrètement dans l’inégalité de « découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit[20] ». Cependant, le philosophe précise quelques années après que cet homme, « est politique parce qu’il possède la parole qui met en commun le juste et l’injuste » et, dès lors, « la politique advient lorsque ceux qui ‘‘n’ont pas’’ le temps prennent ce temps nécessaire pour se poser en habitants d’un espace commun et pour démontrer que leur bouche émet bien une parole qui énonce du commun[21] ». Faire entendre les personnes qui ne sont pas considérées comme ayant part au commun et participer à redéfinir le juste et l’injuste, c’est remettre en question le découpage qui les tient du côté du bruit pour faire entendre leur parole comme ayant part à l’activité politique – de même qu’il est possible de reconfigurer les découpages des temps et des espaces. À la suite de Jacques Rancière, le partage écologique du sensible que propose Malcom Ferdinand met en avant la spécificité des inégalités de répartition des hommes dans l’espace. Les inégalités (post)coloniales se traduisent par des inégalités spatiales, d’accès – notamment aux terres – et d’exposition aux biens et aux maux environnementaux. En Martinique et en Guadeloupe, la situation environnementale se caractérise par une forte inégalité d’exposition aux pesticides. Il s’agit d’un partage écologique et postcolonial du sensible où les populations insulaires sont gravement exposées aux maux environnementaux causés par le chlordécone. Ce pesticide a été utilisé légalement jusqu’en 1993, au profit d’une agriculture intensive principalement à destination de la métropole, et ce alors même que son usage avait été classé comme cancérigène dès 1979 et interdit aux États-Unis et en métropole. Les jardins caribéens témoignent eux aussi de ce partage écologique et (post)colonial du sensible. Si selon Malcom Ferdinand les jardins créoles constituent « les premiers espaces de responsabilités de fait des esclaves [aux Amériques] vis-à-vis de la terre[22] », il insiste sur le fait que la liberté octroyée par ces jardins était relative, à la fois temporellement – les personnes qui subissaient l’esclavage avaient l’autorisation de cultiver ces jardins seulement lors de leur journée de repos – et spatialement, puisqu’ils étaient forcés de travailler dans la plantation les autres jours et n’y avaient aucun pouvoir de décision. De ce fait, selon le philosophe, la responsabilité politique née dans les jardins des esclaves fut elle aussi relative et limitée, « parcellaire et subordonnée à la non responsabilité globale de la gestion de la terre et de l’économie de l’île […], ce n’est qu’à la condition de cette déresponsabilisation généralisée de l’esclave vis-à-vis des terres d’une île dans leur globalité, qu’une responsabilité parcellaire fut concédée de fait[23] ». Pour le dire autrement, les parcelles octroyées ne peuvent être considérées comme des parts et des places à la participation d’un commun. Et pourtant, malgré les apparences, ces jardins ne sont pas sans liens avec la gestion politique des terres alentours et en particulier des plantations :

Morcelé, isolé, chacun cultive son jardin créole tel un îlot secret à l’abri de l’île et de la société, comme si celui-ci appartenait à un autre monde. Telle est la disposition politique étonnante de laquelle sont issus les jardins créoles.
             Existe sur ces deux îles une population antillaise à la main verte, une population particulièrement savante des pratiques de cultures, des plantes, des sols, des cycles de production et des récoltes, qui est pourtant exclue de la responsabilité politique collective liée à l’industrie agricole de ces terres. Les jardins créoles incarnent ainsi des espaces de marronnage où le soin et l’amour portés à ces lopins de terre coexistent avec l’absence d’une responsabilité pour le devenir de la Plantation. Dans ces méditations hebdomadaires à travers lesquelles ces jardins parcourus, nettoyés, plantés, travaillés, dans ces espaces où la paix intérieure accompagnant le soin des plantes semble faire fi du monde, la plantation se trouve bien loin des préoccupations : on pense pouvoir y échapper[24].

Au premier abord, le réconfort que permettent ces jardins « hors du monde » semble s’opposer aux enjeux politiques des plantations. Pourtant, cette affirmation d’une dissociation des jardins avec les plantations se révèle un leurre. Si la distance est soulignée par l’expression « bien loin », les modalisateurs « semble faire fi », « on pense » indiquent bien une illusion. Celles et ceux qui cultivent les jardins et les mornes ne sont pas invité·e·s à participer aux décisions politiques relatives aux plantations et à l’ensemble des terres de leurs îles, mais sont néanmoins directement impacté·e·s par les maux environnementaux du fait de la « solidarité organique des sols, des eaux et des écosystèmes assurant la circulation générale du chlordécone[25] ».

Les jardins créoles sont ainsi reliés, par les eaux et les sous-sols, aux plantations et aux enjeux écologiques caribéens, à l’égard desquels une responsabilité politique commune est dès lors revendiquée, soulevant la question du partage écologique du sensible, mais aussi de ses possibles reconfigurations. En effet, lorsque Jacques Rancière envisage le partage du sensible au regard des pratiques artistiques c’est pour mettre en avant la façon dont elles en permettent une reconfiguration, parce qu’elles ont en commun avec les pratiques politiques « des positions et des mouvements des corps, des fonctions de la parole, des répartitions du visible et de l’invisible[26] ». Dans le double prolongement de Jacques Rancière et de Malcom Ferdinand, penser les enjeux esthétiques du partage écologique et (post)colonial du sensible, implique de prendre en compte « des modes nouveaux du sentir[27] ». Par-delà cette reprise, inspirée par mes échanges avec la cinéaste Frédérique Menant, je propose de mettre au travail et en culture l’expression de partage (écologique) du sensible dans un sens plus large, et parfois différent : où le « sensible » est réinvesti de son sens premier, et où le partage peut désigner non seulement une répartition, envisagée comme division par les deux philosophes, mais aussi une transmission et une participation commune : « le fait d’avoir ou de faire en commun quelque chose avec quelqu’un[28] ». Or, c’est peut-être précisément ce mode de partage qui est à l’œuvre au sein des jardins créoles dont les scientifiques étudient la richesse de leurs écosystèmes[29], une notion qui met en avant l’importance des relations entre les différents éléments qui constituent un même milieu – celles que tissent les jardinières et les jardiniers avec les êtres vivants au sein des jardins caribéens, et que les cinéastes nous invitent à partager à travers leurs expériences. Dans les films, les jardins créoles ne sont plus « isolés » du monde : chacun de ces « îlot secret » s’ouvrent sur une réalité plus vaste et rejoint ainsi la scène du commun, la parole des personnes qui les cultivent permet de témoigner de la façon dont elles sont concernées et impliquées par la situation environnementale de leurs îles, tandis que les plantes et la terre, qui ne sont pas considérées par la politique (post)coloniale comme participantes de notre commun humain, et auxquelles nous sommes le plus souvent aveugles, sont redonnées à voir, à sentir et à entendre. Pour autant, cette reconfiguration du partage écologique du sensible que le cinéma des jardins caribéens met en œuvre implique un rapport particulier au dicible et au visible. Comme l’a étudié Samir Boumediene dans La colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du Nouveau Monde[30], aux Amériques la colonisation s’est accompagnée d’une volonté occidentale d’appropriation des savoirs autochtones et de ceux des populations esclavisées, notamment de leurs savoirs botaniques et thérapeutiques. Dès lors, le rapport à la connaissance des plantes s’inscrit dans une histoire politique de violence et de résistance, où la transmission s’accompagne d’un refus de communication, de stratégies du secret liée à la parole autant qu’à la vue. Comme le souligne l’historien Gabriel Debien, dans les jardins créoles :

C’était le désordre des lougans d’Afrique, scandale des esprits géométriques. Rien qui rappelât l’ordre carré des pièces de cannes et leur mosaïque savante quand elles étaient divisées par des allées pare-feu ou des rigoles d’irrigation, mais un tohu-bohu de pieds de mil, de maïs, de patates et de pois rampant, toutes hauteurs imaginables, un manque de dessin, qui faisait emmêlement pour l’œil, mais sans doute variété pour l’alimentation[31].

Cet « emmêlement pour l’œil » participent alors à transformer les dispositifs cinématographiques qui sont eux aussi amenés à se reconfigurer pour prendre en compte la question du visible et de l’invisible, ainsi que de la parole. Dans le film Le Jardin le son et l’image sont par exemple désynchronisés : les plantes nommées par Thérèse Bandou-Cabidoche ne sont pas montrées par Frédérique Menant, et les plantes montrées ne sont pas nommées. L’enjeu n’est pas celui d’une identification et d’une transmission de la connaissance des plantes, mais d’un partage intime et politique de la relation qu’il est possible d’entretenir avec elles et la terre, par les sens. Les démarches cinématographiques sont étudiées ici au regard de la façon dont chacune permet de nous rendre sensibles aux enjeux intimes et politiques des jardins créoles.

Tu crois que la terre est chose morte : faire entendre le vacarme des plantations et les revendications d’autres relations

Tu crois que la terre est chose morte, dont le titre est issu de la pièce La Tempête d’Aimé Césaire, s’inscrit dans le double sillage, de la dénonciation du pouvoir colonial esclavagiste – représenté par Propspero – qui cherche à dominer la nature, et de la résistance commune à cette domination par les personnes esclavisées – incarnées par Caliban – et la nature sauvage à laquelle elles sont alliées. Le documentaire commence par un plan d’une quinzaine de secondes où l’on aperçoit des bananiers à travers un film de plastique bleu. Cet obstacle à la vue et aux plantes est redoublé par les rayons d’un soleil aveuglant, posant ainsi la question de l’accès à la connaissance par le visible et la lumière. Le plastique qui se soulève par instants constitue un filtre visuel et sonore, il nous coupe en partie de la relation à la végétation et fait planer un doute et une menace. Le paysage caribéen n’est pas immédiatement lisible, le bruit du vent dans les feuillages est recouvert par le fracas du plastique. Après le titre du film, le montage parallèle permet de mettre en regard la relation aux plantes aromatiques et médicinales de deux femmes martiniquaises avec l’agriculture industrielle des grandes plantations de bananes. En suivant Marie-Nicolette Reibec et Suzette Mauzole le long du chemin, on découvre au fil de leurs discussions l’usage qu’elles font de telle ou telle plante dans leurs remèdes et rituels quotidiens. Leurs voix douces et tranquilles se mêlent au chant des oiseaux et au bruissement des feuilles. En contre-point, ce sont des grincements mécaniques stridents qui accompagnent le trajet des régimes de bananes, enveloppés de sacs plastiques bleus et accrochés par de grosses chaînes métalliques. Alors que Marie-Nicolette Reibec apprend le nom des plantes à un jeune homme qui travaille dans la serre avec elle, les ouvriers et ouvrières agricoles sont obligés de crier pour se faire entendre par-dessus le bruit assourdissant de l’entrepôt, ou de porter un casque pour s’en protéger. L’exploitation des ressources et la dégradation environnementale qui a lieu dans et par-delà les bananeraies aux bénéfices privés s’inscrivent dans la continuité de la mondialisation née avec la colonisation des Amériques. Les bananes sont principalement cultivées pour la métropole et consommées par des personnes qui ignorent en grande partie les conditions de productions des denrées consommées et celles des personnes qui travaillent dans les bananeraies ou vivent dans ces îles. C’est dans la séquence suivante du film, avec le témoignage de l’agriculteur martiniquais Moïse Chérubin-Jeannette, que des mots sont posés sur la situation agricole, économique et politique actuelle de l’île – et en particulier les enjeux de l’utilisation du chlordécone. Pour reprendre les mots de Malcom Ferdinand, le film participe ainsi à l’« irruption de la plantation dans l’espace public », une « visibilisation [qui] est déjà par elle-même politique[32] ».

Le film travaille par ailleurs à faire sortir de l’ombre l’herboristerie que les personnes esclavisées développèrent et conservèrent dans le secret. Interdite par le pouvoir colonial, cette « herboristerie nègre » témoigne de la résistance des liens que les personnes mises en esclavage ont tissés avec les plantes, notamment au sein des jardins créoles, dans une optique non seulement nourricière – selon la volonté des maîtres – mais aussi médicinale – cette fois-ci à leur insu :

Si [l]es édits échouèrent à éviter le développement d’une herboristerie nègre, d’une science naturelle par les esclaves, ils eurent pour conséquence de poser ces pratiques pourtant courantes à la marge d’une médecine orthodoxe et occidentale autorisée par les autorités. La science naturelle des esclaves prégnante et sue par tout le monde, se devait pourtant d’être exercée à l’ombre du grand jour. Les esclaves développèrent ces savoirs et les recours à cette « phytothérapie » furent courants. De nos jours en Martinique, l’emploi de concoctions, de tisanes et autres médications dérivées des plantes du jardin est commun […].
La conséquence principale de ces interdictions fut le positionnement de cette herboristerie nègre comme une science marronne. Elle est marronne au sens où, à l’instar du Marron […], il faut échapper au regard et à la suspicion des autorités pour assumer un rapport scientifique à cette nature, à ses feuilles et à ses plantes[33].

À l’instar d’une sortie de la cale[34], le penseur de l’écologie décoloniale exprime la nécessité d’une sortie de l’ombre des connaissances liées aux plantes médicinales dans le monde caribéen[35], qui rejoint sa revendication d’une reconfiguration du partage écologique du sensible et auquel le film de Florence Lazar participe. Le témoignage de l’ethnopharmacologue Emmanuel Nossin y inscrit cette science marronne, dans le sillage des connaissances amérindiennes, au cœur de la relation intime entre l’esclave auquel il prête sa voix et la plante à laquelle il s’adresse : « je suis malheureux, j’ai une situation difficile, c’est l’histoire qui a voulu cela, tu me comprends, tu es mon amie, tu es le recours de mémoire, c’est avec toi que je peux dialoguer ». À la violence du système esclavagiste répond une alliance mémorielle, transmise en secret, et qui peut aujourd’hui être énoncée et partagée. Le film Tu crois que la terre est chose morte rend donc visible le partage écologique et (post)colonial du sensible, des inégalités de répartition des parts et des places, d’accès aux terres et d’exposition aux maux environnementaux ; mais plus encore, il fait entendre les remises en cause de ce partage postcolonial par les luttes écologiques antillaises qui ont lieu dans les rues, dans les serres et sur les chemins, par des manifestations, par le partage de connaissances d’une pharmacopée issue de l’herboristerie nègre, par des agriculteurs et agricultrices qui se réapproprient des terres pour une agriculture locale et diversifiée opposée à la monoculture d’exportation. En créant d’autres formes de visibilité et d’audibilité, les démarches cinématographiques peuvent participer à une reconfiguration du partage écologique et (post)colonial du sensible. L’enjeu de la relation entre esthétique et politique mise en avant par Jacques Rancière est donc à l’œuvre ici, et le film participe pleinement de cette « activité politique [qui] fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit[36] ».

« Compost(er) dans le jardin créole » : donner une nouvelle vie aux archives et réunir les générations d’un jardin à l’autre dans le pays à l’envers

Dans Le Pays à l’envers, les jardins créoles vivriers font l’objet d’un concours, un événement qui vient s’inscrire dans une narration végétale plus vaste, liée à la fois à l’histoire de l’île et à celle de la réalisatrice et de sa famille. Ce film de Sylvaine Dampierre s’inscrit dans la continuité de ses quatre premiers documentaires réunis sous le nom D’un jardin, l’autre (2005) – le jardin créole vient prendre la suite des jardins communautaires, d’un jardin ouvrier, d’un autre au cœur d’une prison et d’un jardin d’insertion – mais cette fois-ci il ne s’agit pas seulement du jardin des autres, c’est un lieu qui se révèle lié à son passé et à son propre jardin. Dès l’ouverture du film, les images argentiques proposent un rapport intime à  l’histoire qui va suivre : l’ombre d’une main glisse le long d’une vitre, derrière laquelle on devine un jardin – d’abord inaccessible. La réalisatrice annonce à son petit garçon son départ pour la Guadeloupe. Le fils s’approche d’une plante d’intérieur, joue avec les feuilles du bout des doigts. Le toucher permet d’entrer progressivement dans une autre forme de sensibilité et de lien au végétal et la dimension haptique du cinéma permet de partager cette expérience. La mère tend ensuite à son fils le carnet de bord du paquebot qui, enfant, l’a amenée pour la première fois en Guadeloupe avec sa famille. Leurs mains tournent les pages, arpentent les noms des passagers et, comme son nom à elle est erroné, ils ajoutent la lettre manquante à son prénom. L’histoire débute donc par cette possibilité d’intervenir aujourd’hui sur les archives familiales. Une fois sur l’île, cette quête s’oriente vers les archives coloniales et se poursuit en dialogue avec les paysages de l’île, les lieux où ses ancêtres ont vécu et les jardins créoles qui continuent aujourd’hui d’être cultivés. Des mains fouillent les archives, d’autres creusent la terre, redonnent vie et sens à la matière de l’histoire.

Dans son texte « Compost in the Creole Garden: the Archive as Multispecies Assemblage », le cinéaste Louis Henderson envisage le remontage des images d’archives en situation postcoloniale, comme le compost d’un jardin créole, un milieu commun où se déroule le processus de décomposition et de recomposition des différents éléments qui le constituent. Marchant à la suite de Donna Haraway vers le slave garden[37], et d’Édouard Glissant vers le jardin créole[38], l’idée de la rencontre et de la symbiose – entre diverses espèces et entre différentes cultures – rejoint pour lui celle du montage de différents éléments selon une pensée créole. À la monoculture de la plantation, fondée sur l’exploitation de la terre et de la force de travail d’une population mise en esclavage, s’oppose la diversité du jardin créole. Les images et les sons, comme les espèces vivantes, partagent un espace au sein duquel ils peuvent s’apporter une protection réciproque et encourager leurs mutations mutuelles, la création et l’invention de nouvelles formes au sein desquelles les images d’archives coloniales peuvent prendre un nouveau sens[39] :

Peut-on ainsi considérer ces archives, remplies de cette mort-vivante, comme un vaste amas composté de résistance collective ? D’ailleurs le film celluloïd lui-même, en tant que matière organique, se décompose lentement et crée ainsi de nouvelles images et de nouvelles façons de lire ces moments de l’histoire. Ne laissons jamais l’histoire se figer dans les archives, laissons-la plutôt se décomposer et se recomposer, et ainsi nous pourrons comprendre le potentiel fertile de l’engagement de la mort au sein de la vie[40].

À l’image de la décomposition de la pellicule argentique qui, selon Louis Henderson, peut participer à la création de nouvelles images, dans le film de Sylvaine Dampierre, le montage met en regard les textes législatifs coloniaux relatifs aux jardins créoles avec la persistance de ces lieux aujourd’hui. Filmer les archives papier issues de la période coloniale permet également à la cinéaste de reconstituer son arbre généalogique – qui inclut ses ancêtres aussi bien que son jeune fils. La première rencontre avec Suzette Créantor et Adeline Jacques dans le jardin créole qu’ils cultivent est suivie de la lecture, par la réalisatrice, d’un acte de décès d’une de ses aïeules alors esclave. Les mots résonnent sur le paysage des mornes d’aujourd’hui et le petit garçon effleure du bout des doigts, entre jeu et caresse, les feuilles de la plante en pot. Suivent des images de famille tournées en super 8 par son grand-père en 1962 et le lieu de naissance de ce dernier. Le fil des générations se tisse et se mêle avec la faune et la flore de l’île, le grand-père est surnommé « papillon », tandis que la réalisatrice Sylvaine Dampierre dit à propos de son prénom qu’il la « rattache à la forêt, au plus près de la peau des arbres ». Les jardins créoles sont replacés dans leur contexte historique par la lecture du document législatif :

Le maître allouera, à chaque nègre ou négresse, une petite portion de l’habitation pour être par eux défrichée et cultivée à leurs profits. Cet usage, outre qu’il allège la charge du maître, éteint chez l’esclave l’instinct de marronnage, en l’attachant au jardin dont il tire tous les ingrédients nécessaires à sa subsistance.

Cependant, cette lecture se fait sur les images d’Adeline creusant aujourd’hui la terre pour y trouver des légumes-racines, et s’accompagne ensuite du témoignage de Suzette sur la façon dont « les femmes regardent, essayent de concilier le jardin avec la nature, concilier le jardin avec elles-mêmes, concilier le jardin avec tout ce qu’elles éprouvent ». Comme le disait Sylvaine Dampierre à propos des films « Un jardin, l’autre » : « Le jardin résiste et parfois échappe, sa nature est rebelle, il n’est jamais figé, jamais réduit à  une image, il est en devenir : la dynamique de ces films est celle de la transformation[41] ». Dans Le Pays à l’envers, cette transformation organique entraîne avec elle le devenir des images archives et celui des générations. Après la remise des prix du concours des jardins créoles, puis la culture sur brûlis par Adeline, on retrouve la réalisatrice de retour chez elle, en métropole, dans son jardin. Elle y présente à son père les arbres qu’elle a plantés et l’arbre généalogique reconstitué au cours de son voyage. D’un jardin à l’autre, de part et d’autre de l’Atlantique, les générations se rejoignent, s’envoient des haricots verts par colis postal et partagent leur passion commune pour le jardinage.  

« Partager du sensible » avec thérèse bandou-cabidoche et frédérique menant dans le jardin

Frédérique Menant a rencontré Thérèse Bandou-Cabidoche au festival Cri de femmes en Guadeloupe, au moment où elle souhaitait « filmer les mains d’une femme qui sort des légumes-racines de la terre[42] ». Cette envie initiale constitue le point de départ du film Le Jardin, qui dès lors se termine par une séquence où la jardinière déterre du gingembre et des patates douces. Les mains creusent la terre tout autour des légumes-racines, puis en effleurent chaque recoin. Recouvertes de terre, les paumes des mains se tournent vers la caméra, se rejoignent l’une contre l’autre. Les doigts se plient pour venir effleurer le creux des mains et s’ouvrent à nouveau, viennent caresser la main opposée, comme les légumes quelques instants plus tôt. Les mains plonge vers la terre, puis à nouveau vers le ciel et la caméra. Ce toucher à mains nues n’est pas unidirectionnel, il implique une relation réciproque entre le corps, la terre et les plantes, transformant le dispositif cinématographique en une invitation à être touché·e·s, à se laisser atteindre avec empathie par l’expérience de la mort et de la maladie que confie Thérèse Bandou-Cabidoche, en même temps qu’à se laisser toucher par l’environnement et la force du vivant qu’elle partage. Dans son étude écocritique du cinéma expérimental français, le chercheur Elio Della Noca écrit à propos du film :

Une histoire plus intime réunit la maraîchère et la cinéaste au moment du tournage : Thérèse est atteinte d’un cancer et a perdu son mari, Frédérique est elle aussi en deuil. Quelque chose d’une régénération descend jusque dans l’image, une réparation commune du corps et de l’âme[43].

Si une lumière aveuglante nous éblouit entre les feuilles des bananiers aux régimes enfermés dans des sacs plastiques, le choix de l’image argentique, accompagnée d’un bruissement fourmillant, nous plonge dans un rapport particulier à la végétation : la « cinéaste-laborantine » a une « manièr[e] d’user de la pellicule comme d’une matière première dont la présence physique permet l’intégration dans des processus tangibles et environnementaux[44] ». L’eau qui arrive en surimpression de la végétation suggère l’interdépendance entre les milieux et la possible diffusion de la pollution de l’un à l’autre. Le visage de la jardinière Thérèse Bandou-Cabidoche apparaît à demi caché, puis celui de sa fille Pauline Cabidoche, toutes deux au milieu des herbes, les yeux protégés par une casquette, leurs visages lumineux tournés vers la terre. Les mains de l’une d’elles s’enfoncent dans la terre et enlèvent avec minutie l’écorce qui enveloppe les châtaignes-pays, une délicatesse que l’on retrouve dans chacun des gestes du jardin : défricher, élaguer, nourrir la terre, planter de jeunes pousses, se fait avec le même soin que le massage donné au cœur de la maison[45]. Les premiers mots de Thérèse Bandou-Cabidoche font de la vie humaine un processus semblable à la croissance végétale : « On oublie souvent tout ce qu’on a l’intérieur de soi, mais le soi, il est là, c’est la petite graine qu’on met en terre, qu’on voit grandir, retrouver sa force ». C’est à partir de cette intimité commune, entre le corps et la terre, que la femme nomme le contexte écologique guadeloupéen :

Je sais très bien que c’est le chlordécone qui a été le déclic, parce que j’étais furieuse après ça. Tout cet empoisonnement de la terre, tout cet empoisonnement des gens en Guadeloupe, j’étais vraiment furieuse. Je me dis, on a la terre là, il faut en faire quelque chose.

L’enjeu politique est explicite, le chlordécone passe dans les corps et se dit à travers eux, avec vivacité et répétition, dans un partage d’émotions plutôt que de faits ; un témoignage qui est récolté avec une grande discrétion par Frédérique Menant. Quelques mots seulement sont chuchotés, mais ils soulignent la proximité de la cinéaste auprès de la jardinière, avec qui elle a travaillé dans le jardin avec de commencer à filmer. C’est à partir de cette expérience partagée, de cette participation commune, qu’elle peut filmer et recueillir le témoignage de la jardinière sur sa relation intime à la terre : « je suis dans la terre tous les jours, tous les jours, tous les jours. Je l’écoute, je sens, je serais presque même à y goûter, à me coucher dessus, à faire corps avec la terre ! » confie-t-elle. Dans cette présence au sein de la terre, le toucher passe des mains au corps tout entier et s’ouvre sur une « écoute tactile[46] ».

Les sens ne sont plus distincts, le corps de sensations de la femme tend à se (con)fondre avec et dans la terre sentie. À la dimension haptique du cinéma s’ajoute ici ce que Fanny Dujardin nomme un « partage de l’écoute[47] » : ici, nous écoutons Frédérique écouter Thérèse[48] qui elle-même écoute la terre, ou pour le dire autrement, nous écoutons la terre avec et par la jardinière et la cinéaste.

Dans le film, ce partage de l’écoute ouvre la possibilité de partager du sensible, ainsi que la réalisatrice elle-même nous invite à le penser à propos de son film Agua de Vinagre (2022) :

Je cherche à partager du sensible. Certainement on doit le situer. L’intime est politique et on doit explorer cette dimension, la déconstruire. Mais je crois aussi qu’il est très important d’essayer de mettre en connexion les expériences humaines profondes que nous traversons d’amour, de chagrin, de deuil car là aussi s’exerce la pression du pouvoir, là aussi la société contemporaine nous écrase de ses injonctions et nous divise[49].

L’intime dont il est question ici est à la fois resitué dans la trajectoire personnelle de cette femme, depuis son jardin, et ouvert à l’entour – au contexte écologique et à la rencontre[50]. Plus qu’un partage imposé, à rendre visible ou à reconfigurer, la démarche cinématographique de Frédérique Menant propose de mettre en acte la participation à une sensibilité commune au sein du jardin. L’expérience de Thérèse Bandou-Cabidoche dans son jardin peut être partagée avec sa fille, avec la cinéaste et avec nous. Son histoire personnelle est reliée à celle de ses ancêtres et continue avec eux son chemin, avec et par-delà sa propre généalogie, au sein et avec la terre. À l’image de la capacité de « régénération » que la jardinière attribue à la goyave, sa maladie, le passé de ses ancêtres et le décès de son mari ne sont ni oubliés, ni définitifs ; les événements et les êtres sont remis à la terre pour participer, avec elle, à une renaissance.

Une relation à la terre en partage

Les jardins créoles ne constituent pas des îlots de paix qui seraient préservés des ruptures causées par le système (post)esclavagiste, ils sont reliés par les eaux et les sous-sols aux plantations et aux devenirs de l’île et témoignent de la capacité des personnes esclavisées et de leurs descendant-e-s à retisser des liens avec la terre et les milieux insulaires à la fois au sein, en contre-point et au-delà des plantations. Filmer les jardins caribéens invite à sentir-penser[51] dans un même mouvement, à la fois les (dis)continuités (post)coloniales par lesquelles l’exploitation conjointe des êtres vivants et de la terre a mené à une situation de rupture écologique et sociale aux Antilles françaises, et la façon dont les liens – tissés au sein de ces milieux et avec les ancêtres – y perpétuent des savoirs et des pratiques agricoles alternatives où se renouvellent la possibilité de partager du sensible pour lutter contre les violences (post)coloniales. Dès lors, les dispositifs cinématographiques eux-mêmes sont transformés par les processus qui sont à l’œuvre dans l’expérience intime des jardins créoles, où la question du visible et de l’invisible s’y négocie en permanence, laissant l’haptique prendre le relais et la répartition de la parole s’accompagner d’un « partage de l’écoute ».

Les films de Florence Lazar, Sylvaine Dampierre et Frédérique Menant permettent ainsi respectivement, de faire entendre des voix qui refusent le modèle destructeur des plantations et revendiquent d’autres relations aux plantes et à la terre (Tu crois que la terre est chose morte), de remettre en jeu les archives coloniales dans un processus cinématographique organique où se retisse une généalogie familiale qui dialogue depuis des jardins situés de part et d’autre de l’Atlantique (Le Pays à l’envers), et de se mettre à l’écoute de la terre en y plongeant les mains pour affirmer et partager une force de vie (Le Jardin). Pour reconfigurer le partage écologique du sensible en contexte (post)colonial, les films participent non seulement à dénoncer l’exploitation des corps et de la terre, mais aussi à décoloniser la pensée et les imaginaires en faisant entendre d’autres expériences du sensible, où se tisse une autre relation à la terre et à sa mise en partage.

Filmographie

  • Sylvaine Dampierre, Le Pays à l’envers, 90 minutes, Atlan Films, 2009. 
  • Florence Lazar, Tu crois que la terre est chose morte, 70 minutes, Sister productions, 2019.
  • Frédérique Menant, Le Jardin, 16 minutes, La Surface de dernière diffusion, 2019.

Bibliographie

  • Autant Étienne, « Le partage : un nouveau paradigme ? », Revue du MAUSS, vol. 35, n° 1, 2010, p. 587-610.
  • Benoît Catherine, Corps, jardins, mémoires : Anthropologie du corps et de l’espace à la Guadeloupe, Paris, CNRS éditions, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2000.
  • Boumediene Samir, La Colonisation du savoir : Une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750), Vaulx-en-Velin, Les éditions des mondes à faire, 2016.
  • Dampierre Sylvaine , « D’un jardin, l’autre : jardins collectifs, espaces intimes », In Situ [En ligne], 37 | 2018, mis en ligne le 19 décembre 2018, consulté le 02 février 2023. 
  • Della Noce Elio, « (Ré)ensauvager le film : formes de la non-domestication dans le cinéma expérimental français contemporain », dans Écocritiques : cinéma, audiovisuel, arts, sous la direction de Gaspart Delon, Charlie Hewison et Aymeric Pantet, Paris, Hermann, 2023.
  • Dujardin Fanny, « Partages de l’écoute : l’art écologique de Félix Blume », Marges, vol. 35, n° 2, 2022, p. 30-43.
  • Escobar Arturo, Sentir-penser avec la Terre. L’écologie au-delà de l’Occident, Paris, Seuil, 2018.
  • Ferdinand Malcom, « La littérature pour penser l’écologie postcoloniale caribéenne », Multitudes, 2015/3, n° 60, p. 65-71.
  • Ferdinand Malcom, Une Écologie décoloniale : Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil, 2019.
  • Ferdinand Malcom, Penser l’écologie depuis le monde caribéen : Enjeux politiques et philosophiques de conflits écologiques (Martinique, Guadeloupe, Haïti, Porto Rico), thèse de doctorat en science politique, sous la direction d’Etienne Tassin, Université Paris-Diderot, 2016.
  • Glissant Édouard, Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1993.
  • Haraway Donna, « Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene, Chthulucene : Making Kin », Environmental Humanities, vol. 6, 2015, p. 159-165.
  • Haraway Donna, Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene, Durham, Duke University Press, 2016, p. 161.
  • Harpin Tina & Natascha d’Orlando, « Jardins créoles, diasporas et sorcières : lectures de l’écoféminisme caribéen », Littérature, vol. 201, n° 1, 2021.
  • Henderson Louis, « Compost in the Créole Garden: the Archive as Multispecies Assemblage » (texte issu de la contribution à la conférence « 4th Encounters Beyond History : Luta ca Caba Inda – An Archive in Relation », Centre International des Arts José de Guimarães, Portugal, 2015.
  • Hewison Charlie, « Révéler les traces. Conversation potentielle avec Emmanuel Lefrant, Frédérique Mneant, Olivier Fouchard et Mahine Rouhi », Débordements, n° 2, p. 211-236, automne 2020.
  •  Marboeuf Olivier, Suites décoloniales : S’enfuir de la plantation, Rennes, éditions du commun, 2022.
  • Marc Valéry & Denis Martouzet, « Les jardins créoles et ornementaux comme indicateurs socio-spatiaux : analyse du cas de Fort-de-France », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Hors-série 14, mis en ligne le 15 septembre 2012, consulté le 15 novembre 2023. 
  • Ozier-Lafontaine Harry, propos recueillis par Cécile Poulain, « Le jardin créole, un modèle d’agroécologie », INRA Magazine, n°21, juin 2012.
  • Rancière Jacques, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995.
  • Rancière Jacques, Le Partage du sensible : Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.
  • Rancière Jacques, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004.
  • Rauzduel Loïza A., « Pour un développement durable plus humain : exemples d’initiatives locales en Guadeloupe et en Martinique », Sociologies pratiques, vol. 44, n° 1, 2022, p. 47-57.
  • Schussler Elizabeth & James Wandersee, « Preventing Plant Blindness », The American Biology Teacher, vol. 61, n° 2, p. 82-86. 
  • URL : http://journals.openedition.org/insitu/19486 .
  • URL : http://journals.openedition.org/vertigo/12526
  • Wynter Sylvia, « Novel and history, plot and plantation », Savacou: a journal of the caribbean artists movement, n° 5, juin 1971, p. 95-102.

Note

[1] Sur l’évolution des jardins créoles guadeloupéens et martiniquais, notamment en contexte urbain, voir Jean-Valéry Marc et Denis Martouzet, « Les jardins créoles et ornementaux comme indicateurs socio-spatiaux : analyse du cas de Fort-de-France », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Hors-série 14, septembre 2012, et Loïza A. Rauzduel, « Pour un développement durable plus humain : exemples d’initiatives locales en Guadeloupe et en Martinique », Sociologies pratiques, vol. 44, n° 1, 2022, p. 47-57.

[2] Jacques Rancière, Le Partage du sensible : Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.

[3] Si Malcom Ferdinand donne une place importante aux jardins créoles caribéens pour penser l’écologie décoloniale et s’appuie fréquemment sur la littérature dans sa thèse, c’est principalement au titre de productions culturelles qu’il envisage les œuvres sans en proposer d’analyse littéraire. Par ailleurs, son étude des jardins créoles ne s’accompagne pas des représentations artistiques qui portent sur des jardins créoles et n’envisage pas la dimension éc(h)opoétique propre à ces jardins. Voir en particulier sa thèse, Malcom Ferdinand, Penser l’écologie depuis le monde caribéen : Enjeux politiques et philosophiques de conflits écologiques (Martinique, Guadeloupe, Haïti, Porto Rico), thèse de doctorat en science politique, sous la direction d’Etienne Tassin, Université Paris-Diderot, 2016, p. 543 et Malcom Ferdinand, « La littérature pour penser l’écologie postcoloniale caribéenne », Multitudes, 2015/3, n° 60, p. 65-71.

[4] Malcom Ferdinand, Une Écologie décoloniale : Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil, 2019, p. 98.

[5] Pour une étude comparée du rôle des jardins créoles chez six écrivaines caribéennes migrantes voir Tina Harpin & Natascha d’Orlando, « Jardins créoles, diasporas et sorcières : lectures de l’écoféminisme caribéen », Littérature, vol. 201, n° 1, 2021, p. 82-98.

[6] Ainsi que l’envisagent par exemple Louis Henderson dans « Compost in the Créole Garden: the Archive as Multispecies Assemblage » (texte issu de la contribution à la conférence « 4th Encounters Beyond History : Luta ca Caba Inda – An Archive in Relation », Centre International des Arts José de Guimarães, Portugal, 2015) et Olivier Marboeuf dans  son essai Suites décoloniales : S’enfuir de la plantation (Rennes, éditions du commun, 2022) à la suite de Sylvia Wynter (« Novel and history, plot and plantation », Savacou: a journal of the caribbean artists movement, n° 5, juin 1971, p. 95-102).

[7] Dans les Amériques, la colonisation s’est accompagnée d’une volonté occidentale d’appropriation des savoirs autochtones et des populations esclavisées, notamment de leurs savoirs botaniques et thérapeutiques, dès lors le rapport à la connaissance des plantes s’inscrit dans une histoire politique de violence et de résistance, où la transmission s’accompagne d’un refus de communication, de stratégies du secret, que la question de la parole, du visible et de l’invisible vient souligner dans les films. Voir Samir Boumediene, La Colonisation du savoir : Une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750), Vaulx-en-Velin, Les éditions des mondes à faire, 2016.

[8] La cécité botanique désigne notre incapacité à voir les plantes qui nous entourent, un manque d’attention qui se traduit par un manque de soin et de consideration pour le monde vegetal, une condition aveugle que l’éducation à la botanique pourrait permettre de pallier, mais également le cinéma. Voir Elizabeth Schussler & James Wandersee, « Preventing Plant Blindness », The American Biology Teacher, vol. 61, n°2, p. 82-86. 

[9] Selon Catherine Benoît, l’attribution de parcelles de terre aux esclaves, en vigueur au Brésil et à la Barbade, a servi de modèle aux maîtres qui décidèrent de concéder des lopins de terre à leurs esclaves en Guadeloupe et en Martinique. Corps, jardins, mémoires : Anthropologie du corps et de l’espace à la Guadeloupe, Paris, CNRS éditions, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2000.

[10] Voir la lettre du commandant de quartier de l’Anse-Bertrand, en réponse à une circulaire du 30 juillet 1818, lettre citée par Catherine Benoît. Ibid., chapitre III « Jardins d’histoire », note 119.

[11] Ibid., p. 97.

[12] Ibid., chapitre IV « Les jardins du corps », p. 129-182.

[13] Propos issus du film Tu crois que la terre est chose morte de Florence Lazar (70 minutes, Sister productions, 2019).

[14] Malcom Ferdinand, Penser l’écologie depuis le monde caribéen, op. cit., p. 89.

[15] Ibid., p. 97-109

[16] Ibid., p. 257.

[17] Ibid., p. 154

[18] Idem.

[19] Jacques Rancière, op. cit., p. 12-13.

[20] Ibid., p. 14.

[21] Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 37.

[22] Malcom Ferdinand, Penser l’écologie depuis le monde caribéen, op. cit., p. 94.

[23] Ibid., p. 97.

[24] Ibid., p. 331-332.

[25] Ibid., p. 337-338.

[26] Jacques Rancière, op. cit., p. 25.

[27] Dans l’avant-propos au Partage du sensible Jacques Rancière présente ainsi l’enjeu esthétique : « Les pages qui suivent obéissent à une double sollicitation. À leur origine, il y a eu les questions posées par deux jeunes philosophes, Muriel Combes et Bernard Aspe, pour leur revue Alice et plus spécialement pour sa rubrique « La fabrique du sensible ». Cette rubrique s’intéresse aux actes esthétiques comme configurations de l’expérience, qui font exister des modes nouveaux du sentir et induisent des formes nouvelles de la subjectivité politique. C’est dans ce cadre qu’ils m’ont interrogé sur les conséquences des analyses » (op. cit., p. 7).

[28] Étienne Autant, « Le partage : un nouveau paradigme ? », Revue du MAUSS, vol. 35, n° 1, 2010, p. 587-610.

[29] Harry Ozier-Lafontaine, propos recueillis par Cécile Poulain, « Le jardin créole, un modèle d’agroécologie », INRA Magazine, n°21, juin 2012.

[30] Samir Boumediene, La Colonisation du savoir : Une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750), Vaulx-en-Velin, Les éditions des mondes à faire, 2016.

[31] Gabriel Debien, « La question des vivres pour les esclaves des Antilles françaises aux 17e et 18e siècle », dans Anuario del Instituto de Antropologia e Historia (VII-VIII), 1972, pp. 131-173, p. 163, cité par Catherine Benoît dans « Les jardins de la Caraïbe », précédemment cité.  p. 236.

[32] Malcom Ferdinand, Penser l’écologie depuis le monde caribéen, op. cit., p. 337-338.

[33] Ibid., p. 105.

[34] Malcom Ferdinand, Une Écologie décoloniale, op. cit.

[35] La décolonisation de cette herboristerie nègre est récente et encore en cours selon Malcom Ferdinand : le code de la santé publique inclue la pharmacopée des Outre-mer depuis 2009 seulement.

[36] Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995, p. 52-53.

[37] Haraway Donna, « Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene, Chthulucene : Making Kin », Environmental Humanities, vol. 6, 2015, p. 159-165, texte repris pour le quatrième chapitre de Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene, Haraway Donna, Duke University Press, Durham, 2016, p. 161.

[38] Glissant Édouard, Tout-Monde, Gallimard, Paris, 1993, p. 471.

[39] Cette conception du montage d’archives est inspirée des réflexions de la cinéaste Filipa César à propos du contexte cinématographique en Guinée-Buissau.

[40] « Can we then perhaps consider this archive, filled as it is with this living-dead, as a large composting mass of collective resistance ? Even the celluloid film itself, as organic matter, is slowly decomposing and thus creating new images and new ways of reading these moments from history. Let us never freeze history in this archive, instead let’s allow it to decompose and recompose and thus we can understand the fertile potentiality of the involvement of death within life. », Louis Henderson, op. cit., p. 6, traduit ici en français avec l’aide de Mariya Nikiforova.

[41] Sylvaine Dampierre, « D’un jardin, l’autre : jardins collectifs, espaces intimes », In Situ [En ligne], 37 | 2018, mis en ligne le 19 décembre 2018, consulté le 02 février 2023. URL : http://journals.openedition.org/insitu/19486 .

[42] Témoignage issu d’un entretien personnel avec la réalisatrice.

[43] Elio Della Noce, « (Ré)ensauvager le film : formes de la non-domestication dans le cinéma expérimental français contemporain », dans Écocritiques : cinéma, audiovisuel, arts, sous la direction de Gaspart Delon, Charlie Hewison et Aymeric Pantet, Paris, Hermann, 2023.

[44] Charlie Hewison, « Révéler les traces. Conversation potentielle avec Emmanuel Lefrant, Frédérique Mneant, Olivier Fouchard et Mahine Rouhi », Débordements, n° 2, p. 211-236, automne 2020.

[45] Selon Catherine Benoît, la maison fait partie intégrante de l’espace du jardin de case.

[46] Je remercie en particulier Patricia Kuypers avec qui j’ai pu exploré cette notion lors d’un stage de contact improvisation. Voir « Le Contact Improvisation : un mode d’écoute tactile », présentation du stage donné les 28 et 29 janvier 2023 à Falaise, descriptif accessible à l’adresse suivante : https://chorege-cdcn.com/evenement/contact-improvisation-stage-23/ .

[47] Fanny Dujardin, « Partages de l’écoute : l’art écologique de Félix Blume », Marges, vol. 35, n° 2, 2022, p. 30-43.

[48] Au regard de l’intimité entre les deux femmes, je choisis ici de les nommer par leurs prénoms. 

[49] Échange personnel avec Frédérique Menant dans un courriel du 14 octobre 2022.

[50] La mise en connexion de l’histoire de Thérèse Bandou-Cabidoche avec celles de la cinéaste et de d’autres personnes se manifeste plus profondément dans le film Agua de Vinagre (2022).

[51] « Il revient à chacun de nous à présent d’apprendre à sentir-penser avec les territoires, les cultures et les connaissances des peuples – leurs ontologies – au lieu de penser à partir des connaissances décontextualisées qui sous-tendent les concepts de “développement”, de “croissance”, et même d’“économie” », Arturo Escobar, Sentir-penser avec la Terre. L’écologie au-delà de l’Occident, Paris, Seuil, 2018, p. 29.