Esthétique de la sensibilité dans 39 rue de Berne de Max Lobe

Ichola Marcel Balogoun

Doctorant en littérature comparée et francophone (RIRRA21/ UPVM3)

Abstract

If the African literature of the first half of the 20th century accustomed us to a discourse on sensibility that should be described as prudish because of its propensity to use modest language to express the phenomenology of the flesh and everything related to intimacy, the so-called postcolonial literature now seems to be emancipating itself from this exacerbated puritanism. To do this, she favours a new aesthetic of corporeality, which seems iconoclastic and unbridled in its desire to put into discourse the new forms of the relationship to sexuality as it is arranged within the complex techniques of use of sensory pleasures by women and men in postcolonial African societies. The interest of this study is therefore to analyze this new “erographic” aesthetic that asserts itself through an erotic, and in some respects, pornographic discourse that the characters of postcolonial African literature blithely use. It is undeniable that this language seems to free itself from taboos, secrets, prohibitions, and the unsaid, to grant itself a certain freedom of expression, even if it means taking a new look at this body that has long remained covered.

Keywords: Intimacy, body, sexualities, discourse, sensitivity

 

Introduction

La thématisation du Sujet dans la création littéraire et artistique  se réalise par une manipulation et une médiation des codes esthétiques, culturels et littéraires. Dès lors,  le Sujet en position assomptive thématise sa quête d’identité, son moi et son intériorité tout comme son inconscient. La subjectivité dans le texte n’est pas la subjectivité du texte. Elle se fonde sur des configurations modales où des ensembles dynamiques du vouloir, du pouvoir et du savoir se constituent en formes du sujet qu’on pourrait définir comme sujet de désir, de manque, d’illusions, de méditation, de combat ou de jouissance. Avec 39 rue de Berne (2013),  Max Lobe rejoint les courants de pensée dont l’objectif  est  de conférer un certain pouvoir aux éléments symboliques intégrés à l’imaginaire collectif africain. Du nombre de ces éléments se distingue la sensibilité. Mue par la volonté d’explorer ce champ d’étude longtemps resté dans les ombres, les écrivains de l’ère postcoloniale usent des mécanismes de subjectivation pour représenter sur toutes ses formes la sensibilité et ses différentes métamorphoses. Dès lors se crée un espace de « dissémination et d’implantation des sexualités polymorphes » avec pour thématique l’obscénité, l’érotisme, le plaisir charnel, la prostitution, le sexisme, l’homosexualité, le lesbianisme, le féminisme, etc. Dans cette dynamique, nombre d’auteurs postcoloniaux vont s’illustrer : De Mongo Béti ( Branle -bas en Noire et Blanc), à Sony Labour Tamsi (Les sept sollicitudes de Lopez) en passant par Sami Tchak ( Hermina) , Pyrrha Ducalion ( Je suis une martiniquaise libertine), Eugène Ebode ( Silikani) , Ahmadou Kourouma ( Allah n’est pas obligé), Calixthe Beyala ( Femme nue, femme noire) , Leila Slimani ( Sexe et mensonges) , Max Lobe ( 39 rue de Berne) , la sensibilité est  désormais pensée, représentée et fictionnalisée en prenant appuis sur les faits et phénomènes sociaux et sociétaux. Max Lobe, avec 39 rue de Berne représente et questionne la sensibilité sous plusieurs angles, lesquels seront abordés par certains  auteurs comme Michel Henry ou encore Roger Buyéron.. Si le premier avance que     la sensibilité, c’est « […] le se sentir soi-même, ou plutôt sa matérialité et sa substantialité phénoménologique pure, à savoir l’affectivité de cette auto-affection originelle, cette affectivité en général et toutes ses modalités se trouvent marquées soudain du sceau de l’absolu  »[1], le second quant à lui préconise plutôt  l’idée de «  ce qui maintient la vie en forme, donne aux choses leur présence, leur proximité et leur éloignement, leur écart et leur recouvrement. »[2] 

Comment, au moyen d’une esthétique littéraire, Max Lobe met en évidence la sensibilité de ses personnages quitte à éveiller in fine la sensibilité des lectorats sur des sujets sensibles tels que ceux évoqués ci-dessus ? C’est à cette problématique que cet article apporte un éclairage non exhaustif certes,  mais   abordant des points clés que sont ; la mise en scène du corps prostituée ou la dépossession de soi ; la  perception du corps et identité de soi de l’intimité ; l’esthétique de la pornographie ou la vente de soi ; dire l’intimité du corps : pour une esthétique de la transgression.

 

Perception du corps et identité de soi de l’identité

Chaque individu indépendamment de son genre, oscille entre son identité, c’est-à-dire le rapport qu’il entretient avec lui-même et l’identité que les Autres lui attribuent en fonction de certains critères qui sont pour la plupart subjectifs. L’être humain se distingue fondamentalement des autres êtres vivants par sa sensibilité : sensibilité se rapportant à lui-même et sensibilité en lien avec les autres. S’agissant de la sensibilité au corps, c’est depuis l’enfance que l’Homme est sensible aux changements physiologiques surtout à partir de la  puberté. C’est à partir de ce moment-là  que chacun développe une relation particulière avec son corps. Bien entendu, cette relation évolue au fil de l’âge et de certains évènements comme par exemples les métamorphoses liées à la maternité chez la femme.

Dans certains cas, il arrive que l’identité de soi soit remise en cause par une dépréciation de soi et/ ou l’influence du regard extérieur. Alors, on subit et on devient émotionnellement instable. C’est le cas de Dipita dans 39 rue de Berne. L’adolescent  développe un altruisme, un trouble de la personnalité parce que pris dans le filet d’une relation amoureuse homosexuelle inconstante et sans lendemain. Dans 39 rue de Berne,  il s’exprime en ces termes : « (…). Le reflet de mon corps  y apparut. Je me découvris nu, tout nu, plus maigre que d’habitude, presque squelettique, les cotes et les clavicules un peu plus saillantes. Je me rapprochai lentement de l’image que cette glace me livrait. De ma main tremblante, je l’effleurai, le la caressai, je la touchai. Cette image me convainquit qu’il avait beaucoup à refaire sur mon corps. «  Je suis sûr  qu’il  m’a quitté à cause de ça », m’entendis-je murmurer. Je tombai à genoux tout en larmes. »[3]

On remarque ici  que Dipita développe un complexe avec son propre corps ; il ne s’accepte pas tel qu’il est ; il ne se suffit pas. Mieux encore, il trouve insuffisant le compliment maternel dans  sa quête de redéfinition de son identité. Il affirme : « (…) J’étais peut-être le héros de Mbila, oui. Mais n’empêche, cela me donnait-il  la prétention d’avoir les qualités qui auraient fait de moi «  le style de mec » de William ?  » (39RB158) Cela entendu,  l’adolescent est mue par cette volonté manifeste d’être non pas narcissique, mais altruiste au point d’annihiler toutes suggestions  venant de lui-même ou de sa mère visant à définir ou à lui rappeler l’importance cruciale d’être soi, d’exister d’abord, d’ « être au monde »[4]  pour reprendre Jean Paul Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? Cela entendu, Dipita ne voit pas  le danger qu’il court à être l’Autre, à exister par l’autre.  Par cette écriture, Max Lobe pose implicitement la problématique générale de l’être au monde avec pour point focal la question identitaire dans son registre intimiste ou corporel. Cette esthétique, participe de l’affirmation de soi du Sujet individu et global à travers ses choix de vie : (statut marital,  formation, intérêts, Etc.) Tout comme cela participe également à une certaine expression identitaire, à une certaine liberté, lesquelles ne sont pas forcément admissibles, acceptées ou concédées dans la société traditionnelle africaine. C’est là, l’une des manifestations de la « nouvelle redistribution du langage »[5]  qu’évoque Achille Mbembe.

On le voit, dans 39 rue de Berne, Max Lobe met en avant la sensibilité qui recouvre des sexualités polymorphes à lier à la prostitution et à l’homosexualité. C’est ainsi que l’auteur suscite la réflexion sur l’identité et l’intimité corporelle.

 

Intimité du corps

et une esthétique de la transgression

L’esthétique transgressive de Max Lobe se manifeste sur deux stades : moral ou culturel et physique. Tout comme nombre de ces paires, Lobe se rapproche désormais de ce qu’Achille Mbembe nomme la « nouvelle redistribution du langage » et d’« une nouvelle logique du sens et de la vie»[6]  qui recouvre les deux stades précités Le premier stade qui est celui de la transgression morale et culturelle est caractérisé par la transgression morale et culturelle, d’un imaginaire culturel presque absolue qui tend à faire de la virginité avant le mariage une symbolique de  fidélité, de maîtrise de soi et d’honneur qui engage la jeune fille et davantage sa famille. On le découvre avec le personnage Mbila qui s’offre sexuellement et ne regrette absolument pas cet acte qui, en principe, dans l’imaginaire africain reste un symbole culturel de poids : « (…) Voilà ce qui avait été le mot d’ordre, auquel Mbila s’était d’ailleurs scrupuleusement tenue  jusqu’à offrir  au leader vocal du groupe, Oyono Bivondo, ce qu’elle avait  su préserver sagement jusqu’à ses seize ans, sa virginité. Oyono avait  pris ca bien-bien comme si ça n’attendait .que lui » (39RB.66-67).

Mis à part la banalisation du premier acte sexuel ci-dessus évoqué, on remarque aussi la transgression morale et culturelle  qui intervient dans le changement de perception et d’appréhension du discours ou du langage social sur la prostitution. On le découvre par exemple dans cet auto questionnement de Mbila : «  (…) la seule solution plausible – plausible parce qu’unique – était de continuer l’aventure et de devenir … wolowoss. Voilà Le mot était lâché maintenant dans sa tête et tonnait comme un tam-tam de nos villages : pros-ti-tuée ! Ce mot, dès cet instant, devait cesser d’être un gros mot. Il devait se libérer de toute connotation péjorative et désormais prendre une place importante dans sa vie, dans sa chair, dans ses os, dans son être.  (39RB 75-76). Par ailleurs, il faut aussi faire remarquer que l’acte d’infidélité tel que perçue par Dipita s’inscrit dans le registre de la transgression morale et physique : « Que faire  lorsqu’on se sait trahi ?  Que dire lorsqu’on fait une découverte aussi accablante que celle que j’avais faite ? William ! Ô  William ! Depuis quand se fait-il manger la  banane par Saarinen ? Pourquoi ? Pourquoi m’avait-il donc fait ça ? Cette question s’agitait dans ma tête. Elle me donnait le  vertige Pourquoi  m’a- t-il donc fait ça ? Pourquoi m’a- t-il fait ça à moi, Dipita » (39RB156). Au stade physique qui n’est rien d’autre que l’externalisation de la transgression morale, on remarque le choix de l’épilation  chez le personnage Mbila : « Je ne  voulais pas que les gens me prenne pour villageoise non intégrée, c’est pour ça que  j’ai commencé  à m’épiler bien-bien ». (39RB69).

De fait,  il transparaît que,  quelque soient les différents stades de transgression et le  registre dans lequel ils s’inscrivent, la subjectivation du sexe occupe une place de choix dans  les écritures postcoloniales et donc chez Max Lobe.

Pour dire l’intimité du corps, Lobe procède d’une esthétique binaire c’est-à-dire qu’il mêle le poétique au grotesque. La poétisation de son style se remarque dans l’usage du registre comique dont il se sert pour décrire les scènes érotiques.  Son discours est par ailleurs auréolé de vulgarité.

Le grotesque entendu comme « tout ce qui s’écarte sensiblement des règles esthétiques courantes, tout ce qui comporte un élément matériel et corporel nettement souligné et exaspéré »[7]  ,  transparaît chez Max Lobe sous le registre de la violence, de la brutalité. Dans le 39 rue de Berne, on peut lire : « (…) en grand boulimique du sexe, il avait dégusté tout ça, avec sa chose dure-dure, ses muscles tendues et déterminés, ses coups de hanches aussi impitoyables que précis, profonds, même très profonds. A chaque coup de hanches, la même cadence, le même son, Top, Top, Top »  (39 RB76).

De cet extrait, il ressort que l’acte sexuel qui plus est, le premier de la longue série, qui devrait être assorti d’un minimum de tendresse, de passions, de délicatesse, de sensualité est réalisé et consommé dans un enchaînement d’actes violents,  c’est-à-dire d’actes dépourvu de toute sensibilité. L’élément qui est le plus  mis en avant ici est l’orgasme masculin. C’est le même principe qui est repris chez Calixthe Beyala quand elle affirme dans Femme nue femme noire : « J’ai faim de plaisir. Je deviens boulimique de désirs comme si mon sexe s’était transformé en une grotte vorace »[8]

Au demeurant, si l’on retrouve une forme d’écriture sexuelle chez Max Lobe avec l’évocation des  thèmes comme ; la nudité, le plaisir, l’orgasme, la marchandisation du corps et autres, c’est dans le but de proposer ce que Sami Tchak appelle : « une lecture sexuelle du monde. »[9]   Agnès Girard   va renchérir et trouver que « la sexualité est toujours transgressive sinon elle ne sera pas excitante». C’est donc dans cette perspective que Max Lobe s’est inscrit en pratiquant  l’art transgressif, lequel semble  de plus en plus sous-tendre  les Textes pudibonds postcoloniaux.

Pour le dire brièvement, l’esthétique transgressive transcende la morale culturelle et physique en s’intéressant aux thèmes comme la virginité, la prostitution et l’infidélité. Entre poésie et vulgarité, Lobe propose une lecture sexuelle du monde en se distinguant des textes postcoloniaux pudibonds. Comment  met-il  en scène le corps prostitué ou la dépossession de soi ?

 

Mise en scène du corps prostituée

ou la dépossession de soi

L’Afrique ne dit pas le sexe. C’est un domaine du parcours existentiel de l’homme  dont les limites sont bien gardées et respectées quitte à devenir mystère. Avec la littérature,  on assiste à une révolution culturelle, dont la visée est de  parvenir à une démystification du sexe et des tabous associés à celui-ci. Dès lors, on assiste donc à une mise en scène du corps sous différents angles.  Celui qui fait objet d’étude ici, c’est la mise en scène du corps prostituée.

Considérée pourtant comme le plus vieux métier du monde, la prostitution est assez mal perçue et  de ce fait, tabou. En Afrique, les femmes qui pratiquent le sexe tarifé sont méprisées par la société. Mais avec les plumes de certains écrivains comme celle de Max Lobe, on  est désormais obligé d’en parler parce qu’elle fait partie de l’Histoire des Hommes  mais aussi et surtout parce qu’elle prend de nos jours une propension significative influençant in fine le devenir de  « l’être au monde. »  Cette propension est telle que Sami Tchak s’interroge sur le sort du monde, privé de ces « femmes adorables»[10], « un monde sans putes serait l’enfer ici-bas car il n’y a que les putes qui donnent encore une âme à ce monde »[11]

Cela entendu, la mise en scène du corps prostituée participe de la critique de l’hypocrisie sociale et sociétale  ainsi que de la légitimation à travers l’écriture, d’un métier socialement inacceptable  Dans 39 rue de Berne Max Lobe propose de découvrir ou de redécouvrir le corps à la fois dans un cadre spatio – culturel  anecdotique et dans un cadre professionnel : un cadre spatio culturel anecdotique parce qu’il semble reprendre le système de marchandisation transatlantique d’êtres humains érigés lors de la colonisation ; un système qu’on croyait reléguer au passé avec la décolonisation. Mais ce n’est vraisemblablement pas le cas. De ce point de vue-là, on comprendrait Archille Mbembe pour qui la décolonisation est tout comme « une rencontre par effraction avec soi-même »[12]  et n’est finalement pas le résultat « d’un désir fondamental de liberté »[13]

Le cadre professionnel qui initie la dépossession de soi, évoque la mondialisation de la prostitution et plus globalement des industries du sexe. Sous l’éclairage de  Richard Poulin[14], on aperçoit que la prostitution n’est que la face visible de l’iceberg.  Sa face cachée est d’une propension inimaginable. En évoquant le corps prostituée, on est loin de s’imaginer les ramifications possibles à ce phénomène comme par exemple : les conflits armées, le mariage par correspondance,  qu’on observe par ailleurs avec le personnage Mbila, la vénalité triomphante, (39RB103), le sexe spectacle, l’économie du sexe, la logique industrielle, le tourisme sexuel, Etc. Cela entendu, on s’aperçoit  que l’être humain, avant d’arriver au stade vulgaire d’une simple marchandise est contraint à se déposséder. En d’autre terme, une marchandise ne s’appartient pas. Elle est à la merci de son acquéreur ou  du marchand. Cette sensorialité entérine la négation du Sujet et de l’identité du personnage.

Le parcours du personnage Mbila dans 39 rue de Berne, illustre ce processus de mise en scène du corps prostituée et de la dépossession de soi. Le processus de dépossession de soi est activé depuis le Cameroun où le groupe M’veng de concert avec Demoney lui change d’âge. Un changement qu’elle ne comprend pas et qui suscite en elle des interrogations.  Dans 39 rue de Berne, il est mentionné : « (…) tout dans le livret était juste sauf …la date de naissance. Elle avait été changée. Au lieu du 04 aout 1976, on lisait le 04 aout 1971. Ça voulait dire cinq ans  de plus ! Ce jeu de chiffre portait l’âge de ma mère à vingt et un ans ! Mbila me raconte qu’elle était surprise de découvrir que tonton avait changé sa date de naissance(…). » (39RB46). Mis à part le changement d’âge  qui est une donnée essentielle dans la vie d’un Homme, viendra le moment où Mbila sera informée par Atangana qu’elle est une marchandise aux mains des philanthropes- Bienfaiteurs. (39RB70-71)

 Cette mise au point sur sa dépossession implicite va entraîner chez Mbila un questionnement, une introspection et une évidence. Dans cet ordre d’idée, l’auto interpellation disent Buata B. Malela et Cynthia Parfait « fait douter le Sujet au point de le plonger dans l’introspection et la proposition par ce mode opératoire d’une perception subjective de son rapport au monde visible dans la projection de sa propre vie en celle des autres »[15]  Dans 39 rue de Berne, on découvre que : « Mbila était restée là, étourdie comme un apprenti vendeur à la sauvette. Les révélations  de grand-sœur Amougou bouillaient dans  sa tête  comme un comprimé effervescent dans un verre d’eau.  Elle avait regardé à gauche et  à droite, cherchant à qui demander secours.  (…)Elle revit tout Demoney-là dans ses pensées et un camion de colère pesait maintenant dans son ventre. Si elle avait vu Tonton dans les parages à ce moment-là, elle l’aurait  brulé vif comme on brule les sauterelles avant de les manger (…)  (39RB74-75)

Par ailleurs, entre  le  désir d’affirmation de soi manifeste,  et l’acceptation de l’aventure  pour, à l’instar  d’Atangana, redorer le blason d’une famille asphyxiée par la pauvreté, (39RB66), Mbila se retrouve réduite au simple statut de «  wolowos »,  c’est-à-dire de prostituée (39RB76) et prend conscience du dénigrement, du rabais que cela institue :  «  ce macabo d’oyono avait fait d’elle une pute à Genève» (39RB77). De l’affirmation de soi, on aboutit à une néantisation de soi en vue d’affronter ce que Bey appelle « l’aridité de la vie »[16] 

Pour ainsi dire, Max Lobe démontre également que si la société africaine, dans un souci d’attachement aux valeurs traditionnelles semble,  à première intention,  inscrire  la sexualité ou le discours sexuel  au registre du  tabou, elle semble toutefois montrer ses limites face à  l’extrême précarité qui  fait des jeunes gens d’Afrique en l’occurrence,  une cible de choix pour l’Industrie  du sexe.

La marchandisation du corps :

esthétique de la pornographie ou la vente de soi.

Avant d’aller plus loin dans le propos, il urge de procéder à une clarification contextuelle du terme ‘’ pornographie ‘’ ainsi qu’à une mise au point sémantique. Postulant la théorie de Dominique Maingeueneau, il faut comprendre qu’ « on ne peut pas considérer comme pornographique tout texte qui provoque une excitation sexuelle chez tel ou tel lecteur »[17]  Tout comme il faut tenir compte de « la différence entre les textes dont la visée globale est pornographique, les3 œuvres pornographiques proprement dites et les textes dont la visée n’est pas essentiellement pornographique mais qui contiennent des séquences pornographiques (…)»[18]  C’est le cas dans 39 rue de Berne. L’œuvre ne s’inscrit pas dans une visée globale de la pornographie mais contient des séquences pornographiques qui sont en lien avec la thématique générale : la prostitution. Autrement dit, on ne peut pas évoquer la prostitution et s’abstenir du champ lexical de la sexualité, d’où les séquences ci-dessus évoquées.

Cet amalgame sémantique et cette complexité du terme « pornographie »  est prouvé  par Isabelle Décarie[19]  et même Sigmund Freud[20], pour évoquer la marchandisation du corps » en étant mue par l’idée que : « la sexualité humaine […] ne s’accomplit pas sans son dire. On ne l’isole pas de sa représentation. Le jeu des corps, dans le temps même où il se produit, est déjà une représentation de ce jeu. Toute sexualité est une sexualité en miroir. C’est peut-être dans ces domaines que court la différence entre le besoin et le désir. Le besoin, davantage engagé dans l’animalité, s’accomplirait dans le silence. Il serait comme aveugle, hors de tout langage et de tout théâtre, alors que le désir, qui est l’emblème de la sexualité humaine, n’est qu’un discours sur lui-même. Les mots investissent la chose et la chose n’existe pas sans les mots.

En faisant le choix d’une écriture érographique dans les contextes adaptés, l’auteur de 39 rue de Berne oriente la réflexion sur trois éléments : D’abord le rapport des femmes à la sexualité. Il n’est pas  courant de rencontrer dans la littérature negro africaine et dans la société africaine des femmes qui s’exprime librement sur leurs corps, sur la sexualité, le désir, l’orgasme féminin, Etc.  En  mettant en vue les femmes de l’association AFP et particulièrement Mbila, Max Lobe tente de briser un mur : celui du mutisme des femmes par rapport à tout ce qui se rapporte à la sexualité,  peu  importe qu’elle soit dans le registre « légal »  selon l’imaginaire social ou pas.

Dans ce même registre, Marie -Françoise Hans et Gilles Lapouge signalent que : Ecœurées, déconcertées, honteuses, ignorantes ou indifférentes, intéressées ou fascinées, elles respectent toutes un même mutisme. C’est ce mutisme que nous avons tenté de briser en interrogeant des femmes. En leur demandant de dire, du spectacle pornographique, ce qu’elles reçoivent et ce qu’elles entendent, ce qui les blesse ou les émeut [21]  C’est  ce que justement font les personnages féminins auxquels Max Lobe donnent « la parole » dans son œuvre. Ensuite, le deuxième aspect auquel pourrait renvoyer l’écriture érographique de Max Lobe est lié à la précarité ou à la pauvreté. La pauvreté est un statut social qui oblige de plus en plus, nombre de personnes à recourir à la prostitution. Dans 39 rue de Berne, on peut lire : « Entrer en France comme danseuse pour deux semaines de concerts n’était vraiment pas suffisant pour accumuler quelques économies et redorer le blason d’une famille noyée dans les eaux de la pauvreté(…). » (39RB66)

Le troisième aspect qui transparaît derrière cette écriture  érographique, c’est lié à une sonnette  d’alarme  que l’auteur sonne pour attirer l’attention du Monde sur l’expansion du phénomène de la prostitution qui se fraie des chemins par des couvertures : dans 39 rue de Berne, c’est un groupe dénommé M’veng promoteur de talents artistiques (danseuses) (39RB67), qui pratique la prostitution à l’échelle internationale et ceci avec pour élément critique les mineurs déscolarisées ou pas. Au demeurant, la prostitution étant reconnue comme un métier comme tous les autres, dans certains pays est  rémunéré. La prostitution (plus vieux métier du monde), est devenue un secteur qui est régi par des individus ou groupe d’individus puissants. Et dans ce secteur, le corps ou le sexe n’a de valeur que ce qu’on lui attribue.  Là réside encore tout le drame. C’est ce qu’on remarque dans 39 rue de Berne : « les tarifs sont simples à retenir : 1500 Francs français pour une nuit entière, 700 francs pour un bon coup de zizi -là -bas en bas et 400 francs pour un simple biberon dans la bouche (…) » (39RB73-74). Pour ainsi dire, le corps est dépossédé de toute valeur morale, éthique pour être voué exclusivement à une exploitation commerciale.

Au  moyen de procédés subjectifs, Max Lobe semble donc passer un message : celui d’une génération d’écrivains postcoloniaux  dont les thématiques (la prostitution, l’homosexualité, la migration clandestine, la pauvreté, le racisme, le trafic d’êtres humains, la quête identitaire, les conflits géopolitiques, etc.),   sont de plus en plus orientées vers un affranchissement des codes esthétiques, culturels et  traditionnels. Ces thématiques traitent généralement  de la condition de l’Etre au monde sur fond de questionnement. Les Personnages de 39 rue de Berne sont le reflet de cette problématique de la « Condition de l’homme  moderne »  pour paraphraser Hannah Arendt.

Conclusion

Le discours littéraire sur les sexualités n’est pas statique. Il a évolué pour s’adapter aux nouveaux enjeux, défis et environnements des sujets qu’il étudie. Cet article se concentre sur l’esthétique du discours d’un auteur à la plume singulière : Max Lobe. L’objectif fut d’analyser la sensibilité à travers les processus de subjectivation. La perception du corps a changé entre hier et aujourd’hui, mais un paradoxe subsiste : le sentiment d’intimité, bien que profondément ancré dans l’individu, n’est pas anhistorique. Il varie selon le temps et l’espace, comme le souligne Daniel Madelenat : « si existentiel et inhérent à une ontogenèse psychologique qu’il paraisse aujourd’hui, le sentiment de l’intimité n’est pas anhistorique : il varie dans le temps et l’espace ». Et puisque l’écrivain observe, analyse, apprécie et relate le plus souvent des « faits » de son époque, c’est à raison que Max Lobe en fait de même,  montrant ainsi qu’il est en phase avec son temps.

 

[1] Michel Henry, « Le cogito et l’idée de phénoménologie », Le Dualisme de l’âme et du corps, Vrin, 1991

[2] Roger Bruyéron, La Sensibilité, Paris, Armand Colin, 2004, pp. 20-21.

[3] Max, Lobe, 39 rue de Berne,  ZOE, p.164. Désormais, les références suivantes apparaîtront dans le corps de l’article, entre parenthèses par la seule mention 39RB – suivie du numéro de la page.

[4] Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?   Gallimard, « Folio Essais », 1948, p. 45.

[5] Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte, coll. « cahiers libres », 2010, p.10

[6] Ibid.

[7] Mikhaïl, Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la renaissance. Paris : Gallimard, 2008, p.45.

[8] Calixthe Beyala, Femme nue femme noire, Albin Michel  2003, p.58.

[9] Sami, Tchak, Le continent du tout et du presque rien, J.C Lattes, Paris, 2020, p.368.

[10] Sami Tchak, La fête des masques, Paris, Gallimard, Continents noirs, p. 173. 

[11] Sami Tchak, La fête des masques, Op Cit., p. 91.

[12] Archille, Mbembe,,  Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2010, p.12.

[13] Ibid

[14] Richard, Poulin La Mondialisation des industries du sexe. Prostitution, pornographie, traite des femmes et des enfants, Paris, Éditions Imago, 2005.

[15] Buata, B. Malela et Cynthia, V. Parfait, Écrire le sujet au XXIe siècle : Le regard des littératures francophones, Hermann, 2022, p.161.

[16] Bey, Maïssa, Hiztya, L’Aube, 2015, p.52.

[17] Archille, Mbembe, « À propos des écritures africaines de soi », Politique africaine n°77, 2000. p.35.

[18] Poulin, Richard, La Mondialisation des industries du sexe. Prostitution, pornographie, traite des femmes et des enfants, Paris, Éditions Imago, 2005, p. 35.

[19] Isabelle. Décarie, « Érotisme », dans Paul Aron et alii (dir.), 2010 : 246. Les auteurs de Lexique des termes littéraires, sous la direction de Michel Jarrety, ne consacrent d’entrée ni à érotisme ni à pornographie. 

[20] Sigmund. FREUD, Essais de psychanalyse. Traduit de l’allemand par le Dr S. Jankélévitch. Présentation du Dr A. Hesnard. Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1972.

[21] HANS, Marie-Françoise et LAPOUGE, Gilles. Les femmes, la pornographie, l’érotisme. Paris : Le Seuil.1980, p.13.

 

Bibliographie

 

  • Archille Mbembe, « À propos des écritures africaines de soi », Politique africaine n°77, 2000.
  • Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte, coll. « cahiers libres », 2010.
  • Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la renaissance. Paris : Gallimard, 2008.
  • Maïssa Bey, Hiztya, L’Aube, 2015.
  • Buata, B. Malela et Cynthia, V. Parfait, Ecrire le sujet au XXIe siècle : Le regard des littératures francophones, Hermann, 2022.
  • Isabelle Décarie, « Érotisme », dans Paul Aron et alii (dir.), 2010.
  • Sigmund Freud,  Essais de psychanalyse. Traduit de l’allemand par le Dr S. Jankélévitch. Présentation du Dr A. Hesnard. Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1972.
  • Marie-Françoise HANS et Gilles LAPOUGE, Les femmes, la pornographie, l’érotisme. Paris : Le Seuil.1980.
  • Dominique Maingueneau, La Littérature pornographique, Paris, Armand Colin, 2007.
  • Henry Michel, « Le cogito et l’idée de phénoménologie », Le Dualisme de l’âme et du corps, Vrin, 1991.
  • Max Lobe, 39 rue de Berne, Edition Zoé, 2013.
  • Richard Poulin, La Mondialisation des industries du sexe. Prostitution, pornographie, traite des femmes et des enfants, Paris, Éditions Imago, 2005.
  • Roger Bruyéron, La Sensibilité, Paris, Armand Colin, 2004
  • Sami Tchak, Le continent du tout et du presque rien, J.C Lattes, Paris, 2020.
  • Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?   Gallimard, « Folio Essais », 1948.
  • Sami Tchak,  Filles de Mexico, Paris, Mercure de France, 2008.
      • La fête des masques, Paris, Gallimard, Continents noirs, 2004.
      • Hermina. Paris, Gallimard,  2003.
      • Place des fêtes, Paris, Gallimard, 2001.

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