D’île en exil et d’exil en île : la poétique de l’errance enracinée dans la poésie d’Édouard Maunick

D’île en exil et d’exil en île : la poétique de l’errance enracinée dans la poésie d’Édouard Maunick

 

Soidiki Assibatu
RIRRA21 – Université de Montpellier Paul-Valéry

Abstract

This study examines how Édouard Maunick’s poetry reconfigures “island” and “exile” into a dynamic, interdependent poetics of “rooted wandering.” Drawing on Sophie Bessis’s homage and informed by Glissant’s notion of “errance enracinée,” Maunick’s work stages a continuous movement between homeland and elsewhere. The island is transformed from a confined refuge into an open, relational space – “ports of embarkation” – while exile becomes a perpetual, renewing gesture rather than a traumatic rupture. This dialectic mirrors contemporary “Back to Africa” dynamics, wherein diasporic return is conceived not as a one-time repatriation but as ongoing exchange that renews both continent and diaspora. Through an analysis of key poems – including Seul le poème and En mémoire du mémorable – this article argues that Maunick offers a metaphorical model for diasporic identity formation: an ever-evolving geography that abolishes fixed borders and fosters a métis, relational belonging.

Keywords: Errance enracinée; Island-Exile Dialectic; Diaspora; Back to Africa; Creolization.

« Au bout de tous ses poèmes, au tournant de la page ultime, nulle surprise ne nous attendra. Encore sa mer, encore son île, encore sa terre […] grâce à [Maunick], l’errance peut se dire sans honte, avec une infinie tendresse pour la terre laissée et un amour sans nom pour les villes, qui s’offrent à l’exilé comme des cadeaux de contrebande. » (Bessis 25)

Introduction

Le retour symbolique et matériel des diasporas vers la Terre-Mère réinvente constamment le lien entre racines et horizons nouveaux, c’est pourquoi Sophie Bessis, en rendant hommage à l’auteur mauricien Édouard Maunick (1931-2021), met en exergue l’un des points fondamentaux de sa poésie : le couple île/exil. En effet, l’œuvre de Maunick donne à lire une poésie marquée d’un double mouvement : d’une part, une tension vers l’ailleurs à la rencontre de l’altérité et de ce que Maunick appelle, lui-même, « l’immense » (107) et, d’autre part, un retour permanent vers l’île natale. Pour reprendre Serge Meitinger (209), il s’agit d’une écriture poétique « [du] désir d’écart, d’exil, de sortie et d’expansion, et celui de la tenure, de la plus stricte obédience à ce qu’il est ». Dans cette perspective, la poésie d’Édouard Maunick confère à l’île et à l’exil d’autres sens possibles. L’île, bien qu’entourée d’océan, n’est plus perçue comme un lieu d’isolement et d’enferment mais comme une ouverture à l’immensité de l’ailleurs. L’exil, quant à lui, n’est plus la rupture avec l’île natale ni son abandon définitif mais est une mobilité permanente vers l’ailleurs. D’ailleurs, nous sommes tentés d’écrire « exils », au pluriel, comme le fait le poète dans un de ses 50 quatrains pour narguer la mort (49). Ainsi que le souligne Jean-Louis Joubert dans son étude de la poésie d’Édouard Maunick (50) : « [l’exil] n’est jamais définitif puisqu’il s’écrit au pluriel et qu’il peut ressurgir pour le poète toujours aux aguets. ». La redéfinition des deux termes met en exergue la quête de l’ailleurs doublée d’une quête d’enracinement dans l’île natale. Ce qui nous aide à comprendre le mouvement d’île en exil et d’exil en île comme une poétique de l’errance enracinée.

Il convient de rappeler qu’il s’agit d’une notion empruntée à Édouard Glissant qui l’emploie pour analyser la poétique de Saint-John Perse dans Poétique de la Relation (49). Glissant, conformément à sa conception de créolisation et de poétique de la Relation, récuse l’ancrage identitaire de Perse, qui a la volonté de s’enraciner dans la langue française. C’est un enracinement qui implique l’idée d’une affiliation à la racine unique « qui prend tout sur elle et tue alentour » et celle d’une universalité qui confère à la langue (le point d’ancrage) une valeur absolue (Glissant 23). Cependant, Glissant concède à Saint-John Perse le rôle de précurseur de la poétique de la Relation, tant sa poésie, « si elle n’est pas le raccordement épique des leçons d’un passé, augure un nouveau mode du rapport à l’Autre, qui, par paradoxe, et, à cause même de cette passion d’errance, prophétise la poétique de la Relation » (54). Ce qui laisse entendre que Glissant a une préférence pour une autre forme d’errance enracinée qui semble répondre à sa conception de la poétique de la Relation, ainsi que le prouve ce passage de son Discours antillais :

et au bout de notre errance enracinée, la volonté sans retenue de proposer pour cette action les voies spécifiques, tramées dans notre réel et non pas tombées du ciel des idéologies ; la volonté non moins forte de ne pas nous enfermer pour autant dans les sectarismes a priori de ceux qui ne méditent pas la Relation des peuples ; […] (Glissant 754).

Cette autre forme d’errance enracinée prend comme lieu d’enracinement l’espace géographique natal pour s’ouvrir au monde et à l’autre. Cette notion glissantienne marquée par la dialectique errance/enracinement renvoie à une dynamique traduisant la créolisation, voire la mise en relation des peuples. Par ailleurs, elle suppose une façon particulière d’être au monde qui consiste à abolir « l’existence de deux lieux antagonistes : un « ici » et un « là-bas » » (Bonnet 8) et à établir « non seulement une rencontre, un choc (au sens ségalien), un métissage, mais une dimension inédite qui permet à chacun d’être là et ailleurs, enraciné et ouvert, […] en accord et en errance » (Glissant 46).

Partant, nous allons montrer comment la poésie d’Édouard Maunick, en redéfinissant, voire en reconfigurant les notions d’« île » et d’« exil », tend vers une poétique de l’errance enracinée. À l’image des mouvements historiques du « Back to Africa », où le retour symbolique ou effectif des diasporas vers la Terre-Mère se fait toujours dans le va-et-vient entre racines et découvertes nouvelles, chez Maunick, cette errance enracinée se déploie comme une véritable dialectique entre l’île et l’exil. Cette dynamique transforme ces espaces géographiques contraignants en territoires d’une identité métisse et ouverte : d’une part, l’île natale, point de vigie du « poète guetteur d’exils », devient un lieu dynamique, non pas replié sur lui-même mais port d’embarquement vers l’autre ; d’autre part, l’exil est perçu non plus comme une rupture définitive, mais comme un mouvement volontaire et perpétuel d’ouverture et de quête de « l’immense ». C’est dans ce constant aller-retour, à l’image des retours diasporiques qui puisent dans l’expérience de la déportation et de la migration pour enrichir la relation à l’Afrique, que l’errance se vit comme un enracinement dynamique, toujours en devenir. Pour cela, des cinquante-deux années d’écriture poétique (de Ces oiseaux du sang en 1954 à 50 quatrains pour narguer la mort en 2006), qui ressassent les mêmes thématiques pour accomplir « l’affirmation d’un impérieux ‘besoin de parler’, d’une ‘faim de dire’ » (Bourjea 34), nous avons fait le choix de cinq recueils de poèmes caractéristiques de la dialectique entre l’île et l’exil.

L’île comme un lieu dynamique et ouvert

La dialectique entre l’île et l’exil met en évidence la question de la représentation et du traitement des espaces géographiques dans la poésie d’Édouard Maunick. En effet, s’intéresser à cette question amène à interroger la perception et le traitement des espaces chez le poète. Les mouvements permanents de va-et-vient du poète insistant sur les liens entre son île natale et « l’ailleurs immense » façonnent le regard du poète sur les espaces. Ce qui conduit ce dernier à redéfinir dans l’espace poétique l’île natale et l’ailleurs vers lequel il tend dans ses exils.

L’île natale du poète, présence récurrente, voire incontournable, convoquée « à toutes les pages de son œuvre » (Joubert 55) fait l’objet d’une redéfinition au fil des recueils et des poèmes. Pour ce faire, dans un premier temps, Maunick annule/déconstruit une image de l’île renvoyant à un lieu réduit à un décor marqué de stéréotypes de l’exotisme tendant à effacer et/ou à oblitérer la réalité insulaire, comme nous pouvons le lire dans ce poème de Seul le poème[1] :

[…] Île-ossement/

jardin précaire/

faux délices/

vrai naufrage […]

Île-cicatrice  […]

Île-inquiétude […]

Île qui joue à gommer le paria anonyme/

le petit-fils de coolie et d’esclave

 malais-mozambique/

le boutiquier à cale-pas de bois/ (SP 8-9.)

Dans le poème, l’anaphore « Île », adjointe à un autre substantif qui la qualifie, dresse une image, voire une définition de l’île natale que le poète récuse tout au long de sa poésie. En effet, la prépondérance de l’isotopie de la mort (ossement, cicatrice, crève, gommer) donne à voir une image de l’île présentée comme un lieu à la fois mortifère et précaire (jardin précaire), en butte à une disparition et jouant « à gommer » toutes les formes de vie, inventoriées par le poète. Il s’agit d’une image/définition de l’île natale qui maquille ou entame la réalité, notamment la violence destructrice de la réalité historique, et certaines composantes de cette réalité.

Nous aurons compris que Maunick a la volonté de rompre avec à l’image de l’insularité à laquelle est assignée son île natale pour une nouvelle insularité à la fois dynamique et ouverte, comme nous le montre ce poème extrait d’En mémoire du mémorable[2] :

 

parce que toi en moi la terre remonte son cours /défie l’âge de mourir/ je détords le littoral pour un peu plus d’espace et de chance/je veux pouvoir payer en espèces/en espèces tonnantes et turbulentes/ce poème mon acte de fou-soleil non l’ÎLE n’est pas salle de bains ni salle des ventes/mais salle d’audience à huis ouvert…  (EMM 23.)

Dans ce poème, le poète semble réinventer la géographie de son île natale (« je détords le littoral pour un peu plus d’espace et de chance ») et redéfinir, par là même, la réalité insulaire. D’une part, la négation (« non l’ÎLE n’est pas salle de bains ni salle des ventes ») vient confirmer son refus de l’insularité réduite à l’isolement et à l’enfermement, et à une logique mercantile liée au passé colonial et au présent touristique de l’île Maurice. D’autre part, l’emploi du verbe d’action (« je détords ») au présent renforce la volonté du poète de grossir et d’ouvrir son île natale. Dans cette perspective, celle-ci est transfigurée en une « salle d’audience à huis ouvert », à savoir un lieu ouvert à l’Autre et au monde. Ainsi passe-t-elle de l’exiguïté à l’immensité, voire à l’étirement.

 

Dans sa redéfinition de l’île, Maunick suggère une image d’une île dynamique, ouverte et en mouvement. À l’instar du poète lui-même, elle est rétive à l’enfermement et tend constamment vers l’ailleurs comme dans ce poème de Ensoleillé vif[3] :

par-delà le sel vrai nom de la mer

une main-terre-ouverte   main étroite

main ouverte main de regards

main très peu regardée : mon ÎLE… (EV 64.)

Ou encore dans Toi laminaire[4] :

 alors que la terre s’en va

vers on ne sait quel rendez-vous

[…] (TL 33.)

Cette nouvelle configuration de l’île nous la présente comme un lieu/une figure qui s’ouvre à l’horizon et qui est mobile. La métaphore de la main ouverte met en lumière ici la nécessité de l’île de s’ouvrir au monde et d’entamer une expérience de l’altérité, afin de ne plus être celle qui est « très peu regardée ». À la suite de Kouakou Adamou dans son analyse de L’univers poétique d’Édouard Maunick (174), nous ajoutons que « la terre insulaire y fait figure d’un lieu ouvert à la rencontre de la diversité, de l’immensité donc de la richesse. [Que] Maunick développe la vision qui est la sienne, celle d’une île non close, une terre dont les rivages sont autant de ports d’embarquement vers l’ailleurs ».

Enfin, la redéfinition de l’île natale du poète va croissant et atteint son paroxysme en confondant l’île à une figure féminine. En effet, dans le recueil Ensoleillé vif comme dans l’ensemble de l’œuvre de Maunick, c’est par la série des métaphores, « faites de mots juxtaposés, réunis par des traits d’union », comme le rappelle très justement Senghor dans sa préface du recueil (21), que se dessine une image obsédante de la femme qui se confond à celle de l’île natale :

« ÎLE-Femme-Terre » ; « ÎLE-MAL-AMOUR » ; « Femme-ÎLE-Race » ; « Femme-Terre-Palabre » ; « Sexe-ÎLE-ouverte » ; « ÎLE-femme » (EV)

Les métaphores donnent à voir l’image de l’île natale comme un espace complexe, multiple et polymorphe. Par ailleurs, nous pouvons retenir l’image d’un espace-relation, actif, ouvert et relationnel. Bien que Maunick ne nomme jamais explicitement l’Afrique, sa poétique de l’« île dynamique et ouverte » fait écho, par son mode relationnel et circulatoire, à la problématique du « Back to Africa ». L’île natale, loin d’être un refuge immobile, devient plateforme d’échanges et mémoire vivante ; de même, le retour diasporique ne se conçoit plus comme un simple rapatriement, mais comme un mouvement d’aller-retour nourri mutuellement par les expériences de la diaspora et les ressources du lieu d’origine. Cette conception résonne avec les approches panafricanistes actuelles, qui valorisent la circulation des savoirs, des cultures et des êtres entre le continent et ses diasporas, sans figer l’identité dans un seul point géographique, c’est l’essence même de l’exil.

L’essentiel de l’exil

La nouvelle définition de l’île dans la poésie de Maunick met en exergue des mouvements d’aller et de retour entre l’île et les pays d’exils du poète. En effet, contrairement à l’idée bachelardienne de l’espace refuge présentant un lieu qui « se resserre sur soi-même, se retire, se blottit, se cache, se musse » (Bachelard 93), l’espace dans la poésie de Maunick, à l’image du poète lui-même, privilégie un mouvement vers l’ailleurs, pour signifier son besoin de contact, de rencontre avec d’autres lieux, et de la nécessité de se retrouver soi-même. Par conséquent, il se laisse « amarrer à cette dérive qui n’égara pas » (Glissant 63) mais qui le conduit à l’ailleurs et à lui-même.

Dans cette perspective, la mobilité permanente dans/de l’espace poétique va jusqu’à affecter les sens, notamment de l’île, comme nous l’avons vu plus haut, et de l’exil, entre autres. En effet, dans l’espace poétique, Maunick, en s’inspirant de sa propre expérience de « poète guetteur d’exils », réinvente et propose une nouvelle expérience de l’exil, en adéquation avec la géographie de l’île natale dynamique et ouverte à l’immensité de l’horizon. L’exil chez Maunick n’est plus perçu comme un arrachement à l’île ou une rupture douloureuse avec elle mais il est mouvement perpétuel du poète vers l’ailleurs immense. Ainsi que le souligne Jean-Louis Joubert commentant la poésie d’Édouard Maunick (99) : « Mais tout départ invite à de nouveaux départ, et l’exil appelle l’exil (« quelle errance en moi/qui n’arrête jamais », Désert-Archipel).  On n’arrive jamais. Ou plutôt, on n’arrive que pour s’embarquer dans un tourbillon ‘où tous les pays vertigent’ ». Ici, Jean-Louis Joubert montre qu’en insistant sur l’aspect recommençant de l’exil dans sa poésie, Maunick lui confère une nouvelle signification : il se meut en errance, plus exactement en errance enracinée. Il s’agit d’une nouvelle façon d’être au monde, à son monde, qui consiste à être à la fois enraciné et ouvert, viscéralement attaché à son lieu d’origine et en errance.

Ainsi l’exil est-il vécu comme une nécessité pour le poète de se réconcilier avec lui-même, de retrouver son île natale et de rencontrer l’altérité. Dès son premier recueil écrit en exil, en présentant à son lecteur « l’essentiel d’un exil », il écrit : « Ainsi me suis-je par toi reconnu » (MDM[5] 73). En s’adressant à une deuxième personne qui serait l’exil, Maunick laisse entendre que l’expérience du départ de son île natale façonne son identité insulaire métisse. D’ailleurs, tout au long du recueil et de sa poésie en général, il présente l’exil comme un acte fondateur de l’identité insulaire métisse. Acte fondateur parce que, à l’origine de l’Île Maurice, il y a la réalité historique tragique de la déportation des peuples venus d’Afrique, d’Inde et des pays de l’océan Indien. Il s’agit des premiers exilés – essentiels –, arrachés à leurs terres d’origine. Les concernant, le poète rappelle dans son « Dire avant écrire » de son Anthologie personnelle (12) : « Nos aïeux venaient tous de quelque part ; nous avons pour mission de continuer leur exil ». Ici, Maunick présente l’exil à la fois comme l’essence de l’insularité et comme une dynamique permanente d’ouverture et de quête de l’ailleurs immense au bout duquel il retrouve son île natale.

Nous aurons compris que prendre le chemin de l’exil chez Maunick signifie aussi retrouver son « ÎLE en [lui] coulée métal/[son] ÎLE en [lui] poussée racine » (EV 65). En ce sens, les métaphores du métal et de la racine soulignant les liens du poète avec son île natale montrent qu’il ne l’a jamais quittée et que sa présence demeure en lui et dans les lieux qu’il visite. Ce qui fait qu’à chaque pays de son exil, il retrouve une part de son île natale : « j’aime te rencontrer dans les villes étrangères » (MDM 54). Ce vers met en évidence les liens entre l’île natale et l’ailleurs immense, qui aboutissent en une imbrication de l’une dans l’autre et vice versa, comme nous pouvons le constater dans ce poème de Les manèges de la mer :

« JE N’AIME CETTE VILLE que quand je la fouille

 de toutes mes forces nègres

pas une rue alors n’échappe à la folie de mes jambes

mes ongles égratignent des soleils sur tous les parapets

[…]

et je déchire plus avant dans le printemps des algues

car cette ville – que tous l’apprennent –

est coupable de vagues de marées et de bêtes

brisée contre l’écorce tropicale

comme un fruit

NEIGE abandonne et s’exile au plus loin vers le feu […] » (MDM 64)

Le poème montre que le poète cherche à rapprocher deux espaces, physiquement et géographiquement éloignés et différents. Il insiste effectivement sur leur interpénétration et leur interrelation. Ainsi, « cette ville », dont il est question dans le poème, apparaît sous les mêmes apparences que l’île natale. Le poète lui découvrir les composantes de son île natale (des soleils, des algues, de vagues, de marées). Remarquons également dans le poème que les verbes caractérisant les actes du poète (fouille, égratignent, déchire) soulignent l’acharnement avec lequel il dissémine son île natale dans la ville d’accueil. Enfin, à l’image de la géographie insulaire, « cette ville » est aussi un espace dynamique, en mouvement comme on peut le constater dans le vers suivant : « NEIGE abandonne et s’exile au plus loin vers le feu ». En effet, la métonymie de la ville d’accueil (Neige) part ici à la rencontre de celle de l’île natale du poète (le feu).

Dès lors, Neige – composante du pays étranger découvert par le poète –, en s’ouvrant au monde, notamment à l’île natale du poète, en s’exilant « au plus loin vers le feu », se métamorphose en :

Neige au corps de feu

Neige au fruit d’épice

Neige quand le vent est debout… (MDM 70)

Pour reprendre Jean-Louis Joubert (54), « Un principe de réversibilité se révèle alors. « là-bas » et « ici » tendent à échanger leurs marques. Dans bien des poèmes, il est difficile de décider si le lieu évoqué renvoie à l’île natale ou au pays d’exil ». Il convient de préciser que le jeu du poète qui consiste à confondre les deux lieux, à abolir les frontières et à brouiller les éléments qui permettent de les distinguer. En effet, dans l’espace poétique Maunick, il est quasiment impossible de distinguer l’île des pays de l’exil du poète, tant les deux lieux se trouvent étroitement imbriqués.

Enfin, l’exil en tant que mobilité permanente du poète vers l’horizon infini est synonyme de quête de l’altérité. Celle-ci est une figure féminine, nommée NEIGE. En effet, la tension vers l’ailleurs est pour rencontrer la « femme longtemps appelée d’un nom d’outre-terre » (EV 46). Nous notons que, comme dans la relation l’île natale et l’ailleurs, le poète procède à un jeu de rapprochement entre la figure féminine et l’île :

femme longtemps appelée d’un nom d’outre-terre

loin de tout ce que je paysage et j’océane

un soleil dans ta peau largue ses amarres

et je suis brûlé à chaque île de toi

ÎLE la Neige Femme l’Archipel

parce que toi demain saborde ses arcanes

mes minuits s’éclairent de la Croix du Sud

ils cèlent des jardins à l’odeur australe

j’en connais tous les arbres toutes les lianes

[…]

corps qui écourte la distance entre l’ÎLE et moi ! (EV 46)

Dans ce poème, la rencontre du poète avec la femme représentant l’altérité recherchée, désirée sur le chemin de l’exil va déclencher une série d’image convoquant l’île natale et confondant celle-ci à la femme : « ÎLE la Neige », « Femme l’Archipel », « la Croix du Sud », « des jardins à l’odeur australe ». Cette rencontre – amoureuse – a pour effet de faire jaillir la présence de l’île « loin de tout ce que [le poète] paysage et que [il] océane ». En d’autres termes, comme dans le jeu de l’imbrication de là-bas et ici que nous avons vu plus haut, le poète retrouve son île natale dans sa rencontre avec la femme. Celle-ci, plus exactement son corps, a non seulement le pouvoir de rapprocher le poète de son île natale laissée dans l’océan Indien mais également d’envisager l’exil comme un retour au pays natal. Le corps de la femme dans leur rencontre lui permet de retrouver « le soleil », « la Croix du Sud » et « les jardins à l’odeur australe ».

Ainsi, à chaque pays visité, à chaque rencontre avec la femme, NEIGE, l’exil est vécu comme un retour au pays natal. Pour reprendre Jean-Louis Joubert (54), « l’exil est donc le plus sûr chemin pour arriver à l’île ». Et ce retour est possible parce que, comme nous l’avons déjà noté plus haut, le poète n’a jamais quitté « ÎLE en [lui] coulée métal/[son] ÎLE en [lui] poussée racine » (EV 65).

La dialectique île-exil de Maunick montre comment l’île s’ouvre constamment à l’ailleurs tout en conservant mémoire et racines, à l’image des diasporas qui renouent cycliquement avec l’Afrique. Ce va-et-vient nourrit un dialogue réciproque, transformant continent et diaspora dans une identité relationnelle dynamique.

[1] Désormais SP.

[2] Désormais EMM.

[3] Désormais EV.

[4] Désormais TL.

[5] Ce sigle servira désormais pour indiquer Les manèges de la mer (MDM).

Conclusion

En somme, la mobilité permanente dans l’espace poétique d’Édouard Maunick entraîne des bouleversements sémantiques de l’« île » et de l’« exil » qui les envisagent désormais comme un continuum interdépendant. À l’instar des retours diasporiques vers l’Afrique – non comme de simples rapatriements figés, mais comme des allers-retours nourris par l’échange et la mémoire – la dialectique entre « là-bas » et « ici », entre l’île natale et l’ailleurs immense, abolît les frontières et tisse un réseau de relations. Cette géographie relationnelle dessine les contours d’une identité métisse, toujours en mouvement, et offre un modèle pour repenser, plus largement, le « Back to Africa » comme un dialogue vivant entre racines et horizons.

Bibliographie

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