Décoloniser les regards à travers le cinéma documentaire autochtone

Marine Brun-Franzetti
Université Aix-Marseille (France hexagonale)

Abstract

Our study endeavors to ascertain the presence of a « native gaze » in indigenous documentary films from Canada and French Guiana by utilizing the « gaze » theory to examine the power dynamics and hegemonic forces present in the visual representation. The pursuit to reveal a hypothetical « native gaze » brings to light the intention of presenting an alternative perspective to the Western outlook on existence, with the aim of advancing a more sustainable ecological paradigm. The analysis of indigenous documentary films has identified common narrative and cinematic elements called « figures » that could contribute to a decolonization approach within a « pluriverse ». The four prominent figures identified in the films are « struggle », « ecofeminism », « biodiversity », and « digital ». Indigenous filmmakers express their desire to affirm their cultural heritage in conjunction with the preservation of the natural world. They also acknowledge the potential risk of cultural detachment among younger generations who are navigating the tension between traditional and modern values.

Keywords:indigenous documentary cinema, gazes, decolonization, ecology, film analysis

À partir de l’étude de films de cinéastes autochtones venant du Canada et de Guyane française, nous tenterons de savoir s’il existe un « native gaze »[1] en lien avec l’écologie[2].

Le « native gaze » peut traduire le point de vue d’un Autochtone sur son univers et sur sa manière d’appréhender le monde dans lequel il vit. L’hypothèse d’un « native gaze » repose sur la théorie des « gazes » apparue dans les années 1970 qui est fondée sur l’analyse des pouvoirs hégémoniques perceptibles[3]. La théorie des « gazes » est l’un des outils qui permet d’« analyser les dynamiques de genre, de race et d’ethnie et théoriser les relations de pouvoirs entre les sexes »[4] et d’étudier les relations entre peuples « colonisateurs » et « colonisés » « dans les situations d’impérialismes et de post-colonialismes »[5]. Cette théorie éclaire notre réflexion sur les relations de pouvoir observables dans les images filmées et de proposer une interprétation du regard de celui qui filme et de celui qui regarde. Nous pouvons identifier l’existence d’un « occidental gaze » qui participerait au même titre qu’un « native gaze » au processus de « décolonisation » des regards[6]. Ce processus pourrait être une des pistes d’étude pour appuyer la pluralité des regards sur un sujet tel que l’écologie.

L’étude de films documentaires autochtones, à partir de la théorie des « gazes », permet de poser plusieurs questions : peut-on « coloniser » ou « décoloniser » un regard, peut-on reconnaître et questionner un regard « colonisé », peut-on affirmer que le « native gaze » est décoloniser ? On peut supposer que la démarche de réappropriation d’une culture dominée participe à un processus de décolonisation en proposant une autre manière de voir le monde, et plus particulièrement dans la manière d’appréhender l’écologie en étant acteur face aux défis qui se posent à l’humanité. Des auteurs tels que Tim Ingold soulignent la discontinuité dans notre rapport au vivant et les conséquences du système capitaliste dans la manière dont on conçoit la nature aujourd’hui, comme une ressource à des fins monétaires, exploitables et sans limites. Tim Ingold[7] dresse un nouveau paradigme dans le concept « nature-culture »[8], le fondement de l’anthropologie depuis le XIXe siècle[9]. Pour lui, cette dualité ne peut s’affranchir tant que le monde occidental ne modifie pas son regard sur « les éléments non-humains de l’environnement »[10] et, par conséquent, sur l’écologie.

Nous ne trouvons rien qui corresponde au concept occidental de nature dans les représentations des chasseurs-cueilleurs, parce qu’ils ne voient pas de différence entre les relations que l’on entretient avec les humains et celles que l’on entretient avec les éléments non humains de l’environnement[11].

La proposition de Tim Ingold s’inscrit dans un processus de décolonisation et remet en cause la conception manichéenne de la nature. Cela permet d’affirmer la nécessité de prendre en considération les non-humains pour veiller à une meilleure protection de l’environnement et de modifier notre conception de la nature qui serait la cause fondamentale de notre éloignement avec le sensible. Ainsi, la « décolonisation » de notre regard aurait à terme des conséquences plus positives et immédiates sur la protection de l’environnement.

Pour élaborer une démarche de décolonisation, l’autrice Fiona Delahaie insiste sur la nécessité d’« opérer à un décentrement », de faire un travail d’« ajustement au vivant » et de « renouer avec le vivant »[12] : « A contrario, le regard se décolonise dans notre volonté de faire « double sens » (significatif et sensible) et ce, dans une recherche de coénonciation avec le vivant »[13]. L’autrice Fiona Delahaie fait référence à un système de pensée qui préconise une relation avec le vivant dans son ensemble comme modèle de perception de la nature, propre à celui des peuples autochtones. Cette connexion avec le sensible est nécessaire d’autant plus qu’elle est particulièrement limitée dans la conception occidentale. Ce « recentrage » sur le vivant permettrait de se concentrer sur les origines de l’humain et de comprendre son environnement pour mieux y faire face. Le terme de « coénonciation » avec le sensible a été mis en évidence par l’autrice Nicole Pignier[14] dans une approche « écosémiotique » pour qui cette coénonciation désigne le processus de l’échange entre les humains et les non-humains : « L’ordre écologique est renversé, déconstruit, pour nous amener à redécouvrir la coénonciation avec le vivant avec les altérités qui fondent les “plurivers”»[15]. La notion de « plurivers », en référence également à l’ouvrage de Dénétem Touam Bona[16] représente les différentes propositions dans la manière de concevoir la nature et le monde de manière plus globale, une alternative à la notion d’univers qui serait l’héritage d’une pensée unique et dominante, « universaliste fondée sur Descartes et sa conception de la connaissance comme un œil de Dieu sécuralisé »[17]. Pour répondre à un « recentrement » vers le vivant, l’éducation aux images dans tous les domaines artistiques en lien avec l’écologie pourrait être un des piliers de cette compréhension du sensible et de notre environnement. Fiona Delahaie explique l’importance de l’implication de la personne qui reçoit l’information, c’est-à-dire que le récepteur est encouragé à être actif et à opérer à une prise de distance, un recul nécessaire prenant en compte l’ensemble des êtres vivants. Pour elle, les représentations artistiques telles que le cinéma peuvent inviter les spectateurs à devenir « actant » et pas seulement « regardant »[18]. Ce regard « actif » pourrait permettre au regard occidental de reconnaître l’existence des éléments non-humains. C’est en suivant cette démarche de « recentrement » en lien avec le processus de décolonisation que l’analyse filmique repose.

À partir d’un corpus de films documentaires réalisés par des cinéastes autochtones choisis, nous analyserons les images documentaires qui traduisent une perspective autochtone sur le monde. Nous avons identifié des éléments narratifs et cinématographiques communs et récurrents aux films étudiés que nous nommons « figures ». L’analyse de plusieurs figures nous amène à questionner la présence d’un « native gaze » émanant des images à comparer à l’« occidental gaze » et ainsi à nous demander, si la notion de « gaze » peut répondre ou peut apporter une contribution à une démarche de décolonisation et de « plurivers ».

On identifie premièrement la « figure des luttes » pour la souveraineté des peuples autochtones et pour la préservation de leurs territoires abimés, conséquences de la colonisation passée, et de la dépendance à plusieurs niveaux (des richesses, des droits, etc.), autant de combats qui sont en lien avec la préservation de leur environnement. Cette figure des luttes peut découler de la volonté de « recentrement » vers les non-humains et de « décoloniser » les regards. Dans les films étudiés, l’affirmation du point de vue autochtone se manifeste par la présence d’une voix-off, procédé longtemps utilisé par les cinéastes ethnographes des premiers documentaires sur les peuples autochtones traduisant un point de vue euro-centré et colonial. Les cinéastes autochtones se ré-approprient ensuite cette voix-off et l’inscrivent au sein des traditions orales autochtones, qui elles servent à communiquer, à éduquer. Cette voix-off répond à une démarche informative et pédagogique, mais aussi d’émancipation. Elle vient appuyer la volonté de proposer une autre histoire de ces communautés que le récit historique officiel a passé sous silence ainsi qu’une autre manière de concevoir la nature. Les cinéastes autochtones prennent ainsi la parole pour interpeller le spectateur sur des sujets fondamentaux pour leur propre peuple, sujets qui concernent également les Allochtones.

Prenons l’exemple de Mère de tant d’enfants (1977), l’un des premiers films de la réalisatrice abénaquise Alanis Obomsawin qui s’inscrit comme la grande pionnière du cinéma autochtone au Canada et du mouvement de lutte de ces communautés. La réalisatrice retrace l’histoire de ses ancêtres abénaquis et des autres communautés autochtones qui sont principalement situées au Québec. Dans sa narration en voix-off, la réalisatrice dès le début du film rappelle que son peuple fut parmi les premiers à vivre sur ces territoires qui sont pour eux ancestraux et qui demeurent les leurs malgré la colonisation, un fait souvent peu abordé dans l’histoire du Canada. La voix-off d’Alanis Obomsawin est un outil d’affirmation culturel puisqu’elle contribue à exprimer clairement son point de vue sur le contexte historique. À travers l’utilisation du témoignage, elle donne la parole à des femmes de toutes les générations des communautés autochtones[19]. Cette parole, qui est l’essence même du mode de transmission de leur culture et de leur histoire, est marquée par le souvenir douloureux des pensionnats autochtones, par l’assimilation à la religion catholique ainsi que par leur propre vision du monde. La voix-off est dans ce film, une figure récurrente servant la dénonciation des inégalités et injustices envers ces communautés pour justifier et obtenir la restitution de la souveraineté légitime sur leur territoire avec l’application de leurs droits et le respect de leur culture.

Ce qui est identifiable dans le film est le message porté par Alanis Obomsawin qui donne sa propre version de l’histoire. Ce film lui permet de (re)construire une mémoire collective pour les générations futures. Elle montre la précarité de ces peuples et des lourdes conséquences de la colonisation sur leurs traditions et leur système politique paritaire. En ce sens, on peut considérer que la réalisatrice s’inscrit, par ses images et sa voix, dans un processus de décolonisation puisqu’elle nous incite à reconsidérer l’histoire du Canada selon un autre prisme que celui occidental. De même, elle nous invite à poser un regard différent sur ces peuples, loin des représentations négatives largement véhiculées par les médias à cette époque. Sa démonstration relève d’une démarche pédagogique à des fins de sensibilisation propre à l’éducation aux images et s’éloigne du dualisme de pensée « nature-culture » occidental puisque Alanis Obomsawin exprime clairement le fait que « les humains et non-humains coexistent ensemble, les humains vivent avec les non-humains »[20].

Dans le film plus récent Unti : les origines (2017), le réalisateur Kali’na Christophe Yanuwana Pierre suit le même procédé filmique en utilisant la voix-off comme chemin narratif pour exprimer ses réflexions les plus intimes. La voix-off nous guide vers un voyage intérieur de reconstruction après le deuil de son père. Cette introspection sur la mort de son père est en concordance avec l’expression de son désarroi face aux problèmes environnementaux et à la perte des traditions de sa culture Kali’na. Le message de lutte porté par Christophe Yanuwana Pierre est ouvertement exprimé dans le film : il s’oppose aux réglementations nationales françaises qui vont à l’encontre de la préservation de l’environnement et de sa communauté. Pour lui, les communautés autochtones devraient pouvoir exercer leur souveraineté légitime sur leur territoire. Son engagement traduit son positionnement en affirmant la nécessité de lutter contre un système dualiste qui met en péril ses valeurs profondes et le bien-être procuré par son environnement. Le point de vue du réalisateur s’inscrit dans la lignée des fondements de l’ère Plantationocène présentée par Malcom Ferdinand[21], une ère qui représenterait « l’ensemble des systèmes d’exploitation des ressources naturelles et humaines instaurés pendant la colonisation au profit d’une minorité puissante et aux dépens de la majorité de leurs habitants, humains et non humains, et de leur biosphère ». Le « gaze » de Christophe Yanuwana Pierre semble également répondre à un processus de décolonisation pour donner à voir une autre version de l’histoire du peuple Kali’na en concentrant l’image et la narration sur des pratiques de chasse et de pêche ; en d’autres termes, sur son mode de vie et de survie dans la forêt amazonienne.

La deuxième « figure » caractérisée, repère la présence des femmes qui répondraient à une démarche que l’on qualifierait aujourd’hui d’« éco-féministe ». Dans notre corpus de films, nous avons identifié une part importante de réalisatrices autochtones venant du Canada, à commencer par la réalisatrice abénaquise Alanis Obomsawin déjà présentée plus haut. Ses films, produits essentiellement par l’Office National du Film (ONF) au Canada ont marqué cette lutte en montrant et documentant des images de nombreux conflits avec les autorités québécoises depuis les années 1980 et 1990. Un de ses films majeurs est Kanehsatake : 270 ans de résistance (1990). La réalisatrice est au premier front d’un mouvement militaire entre les communautés Mohawk et les autorités québécoises pour la défense d’un territoire autochtone sacré qui se trouve menacé. Alanis Obomsawin relate toujours en voix-off les faits en donnant son point de vue et en donnant la parole aux manifestants en lutte sur les lieux des conflits. Par ses films, elle est un modèle de lutte qui a influencé de nombreuses réalisatrices après elle pour la défense du territoire autochtone et de la nature. La figure de l’éco-féminisme transparaît dans la narration des réalisatrices autochtones mais également dans l’ancrage de représentation féminine comme personnage principal. Un des films notables de notre corpus est le film documentaire de la réalisatrice abénaquise Kim O’Bomsawin, Je m’appelle Humain (2020). Le film documente dès son titre, la démarche artistique et la vie de la poétesse innue Joséphine Bacon. Elle apparaît comme une fervente défenseuse de sa culture innue et de son territoire ancestral sur la Côte-Nord du Québec, que les Innus nomment Nitassinan qui veut dire « notre terre ». Sa poésie et son activisme répondent à une approche éco-féministe puisque l’autrice dénonce le système économique basé sur l’exploitation des ressources naturelles qui fait des ravages. Son positionnement semble traduire celui de la réalisatrice Kim O’Bomsawin qui a fait le choix d’orienter son film vers les enjeux politiques et économiques que traversent son peuple. Le film documentaire Je m’appelle Humain est une invitation à réfléchir à notre condition humaine et à devenir des spectateurs actifs en prenant part à la cause autochtone et environnementale.

Troisième « figure » marquante est celle de la « diversité du vivant »[22]. La représentation de la nature exprimée visuellement par les cinéastes autochtones peut transcrire une volonté d’affirmation culturelle en réponse au processus de décolonisation. La figure de la diversité du vivant peut s’identifier dans les scènes de chasse filmées, scènes pouvant questionner la vision occidentale dans son rapport à la nature. Dans Unti : les origines, Christophe Yanuwana Pierre filme à plusieurs reprises la traditionnelle chasse au caïman et à l’iguane. Nous suivons de nuit des chasseurs Kali’na, proches du réalisateur, qui se déplacent en pirogue. Dans une des scènes prégnantes, le chasseur récupère le caïman touché une première fois au fusil puis abattu sur le rebord de la pirogue à l’aide d’un long couteau. Le chasseur opère à l’abattage sur le cou du caïman, le spectateur assiste à la mort de l’animal comme si elle se déroulait sous ses yeux. Cette mise à mort peut susciter une vive émotion pour un spectateur occidental car elle renvoie à une image « crue » et « authentique »[23] qui est suivie d’un plan rapproché de la tête de l’animal. La durée du plan est longue (10:33 à 10:58) et peut correspondre à un plan méditatif et contemplatif. L’œil du caïman est au centre de la composition, l’image est appuyée par la voix-off du réalisateur « Lève-toi, Relève-toi, Écoute les chants. Ils t’aideront à retrouver le chemin » qui renvoie à la présence des esprits invoqués par les sacrifices d’animaux dans la tradition Kali’na. La voix-off peut évoquer la présence du père du réalisateur qui habite le caïman. D’après l’auteur Dénétem Touam Bona, la figure de la liane peut être pensée comme l’émergence d’un « Nous »[24] et faire référence à l’ancestralité pour évoquer le fait de voir à travers la mort, l’au-delà de ce que nous sommes ; c’est bien ce qui ressort du récit narratif de Christophe Yanuwana Pierre dans la manière de filmer les animaux chassés, les esprits de la forêt et la mort.

De même, dans le film Je m’appelle Humain, un caribou est chassé pour le repas. Le caribou est éventré au sol, les pattes levées vers le ciel laissant apparaître le dépeçage de l’animal avant la cuisson. La réalisatrice Kim O’Bomsawin fait le choix de montrer la tête du caribou en plan rapproché dans lequel on peut voir son œil ouvert. Joséphine Bacon s’approche de l’animal et récite des prières en langue innue pour le remercier d’être mort pour le repas et montrer l’utilité de la chasse dans la subsistance de son peuple. Plus tard, Joséphine Bacon explique à une amie poétesse innue que dans l’arête du poisson se trouve une partie de ses ancêtres. La dimension sacrée de l’animal chassé est récurrente dans les films autochtones : elle donne un sens à la vie de ces peuples qui chassent pour se nourrir. Ces scènes de chasse renseignent sur la manière de concevoir les non-humains qui font partie d’un tout au même titre que les êtres humains. Ces scènes renseignent aussi sur la mort qui n’est pas vécue ici comme une fin mais comme « logiquement un passage vers une vie, un état d’être et un monde autres » ; elle « n’est qu’une étape dans le grand cercle de la vie »[25]. Elles peuvent être ressenties comme marquantes d’un point de vue occidental, où la notion de sacré est différente. La présence de telles images « crues » de la mort nous renvoie à notre propre vision de la mort. On retrouve le même procédé filmique dans Inuk en colère (2016) de la réalisatrice Alethea Arnaquq-Baril, où le phoque chassé est laissé mort sur la neige dans son sang. L’œil est au centre, avec une même longueur de plan. La mort est donc traitée d’une manière directe sans retenue et renvoie à la même dimension sacrée de l’animal. Ensuite, nous le voyons être dépecé et coupé en morceaux puisqu’il a été tué pour assurer la subsistance de la communauté. Le film peut conduire à impulser un changement important dans notre prise de conscience du lien avec les non-humains et dans nos modes de consommation intensifs, l’image est éducative.
Pour ce qui est de la représentation de la nature : dans le film Unti : les origines, nombreux sont les plans filmés de la mangrove depuis la pirogue. Le végétal, représenté par la mangrove, est une figure marquante pour ce film. Christophe Yanuwana Pierre filme la mangrove soit de manière à ce que les images défilent sous nos yeux, soit avec des plans fixes et longs. Une des scènes les plus marquantes est le travelling avant sur la mangrove. Le son des animaux qui l’habitent s’accentuent à mesure que l’on se rapproche visuellement de la mangrove, centré sur le haut de la montagne. Cela montre que la mangrove est habitée par de nombreux oiseaux, le son devient de plus en plus fort. Nous sommes loin d’une représentation de la forêt « vierge » comme l’explicite l’auteur Dénétem Touam Bona pour qui, « cultiver la mangrove » représente « un fouillis de lignes de croissance et de décomposition ». Dans l’ensemble du film, le récit de Christophe Yanuwana Pierre est un chemin réflexif sur sa raison d’être en tant que Kali’na avec une conscience aiguë qu’il fait partie intégrante de son environnement, bien qu’il soit en train de disparaître. Sa pensée fait écho à celle de Dénétem Touam Bona :

Il ne s’agit pas de devenir soi comme si ce « soi » était déjà là, mais plutôt de prendre le risque de se diffracter en s’exposant aux aléas du monde, et à la multiplicité des usages et récits possibles de ce monde : « Sois pluriel comme l’univers ! »[26].

Pour finir, la quatrième « figure » est celle du « digital » : cette figure est bien présente tant dans la manière dont sont conçus les films que dans l’utilisation des outils numériques comme moyen d’action. En premier lieu, les films de notre corpus révèlent un langage cinématographique correspondant aux avancées technologiques et marquant la modernité dans l’usage de la communication audiovisuelle des peuples autochtones. On peut se demander si l’image filmée en digital n’est pas le reflet d’un certain regard « colonisé » puisque les peuples autochtones utilisent le même langage cinématographique que les Occidentaux. Peut-on dire que l’usage du numérique et du digital en général « décolonise » le regard de celui qui filme ou au contraire, « colonise » son regard car mondialisé[27] ? L’apport des technologies n’est-il pas une manifestation de la volonté des cinéastes autochtones de combiner technologies et cultures ancestrales ? Dans les films documentaires de notre corpus, il semble que l’usage du digital y compris les nouvelles technologies permettent à ces peuples de se ré-approprier l’image filmique à des fins qui leur sont propres et en ce sens, pourrait correspondre à une décolonisation du regard. Par exemple, dans le film Je mappelle Humain, Kim O’Bomsawin intègre des images de drones pour partager le message de prévention de Joséphine Bacon. Le drone survole les forêts de sa terre ancestrale à préserver et montre les dégâts environnementaux du territoire. Ces images donnent aux spectateurs une vue d’ensemble réaliste et puissante génératrice d’émotion chez le spectateur. L’utilisation de ces outils technologiques vient servir la véracité du message de la lutte autochtone tout en leur permettant de répondre aux attentes de publics plus larges. L’accès aux technologies a d’ailleurs contribué à l’émergence de la diffusion de la cinématographie autochtone avec des associations telles que Wapikoni Mobile[28] au Canada, donnant à de jeunes adultes la possibilité de réaliser des films novateurs et nécessaires pour faire connaître leur communauté dans leur pays et à travers le monde.

Dans le film Inuk en colère, la réalisatrice Alethea Arnaquq-Baril, en premier plan, nous fait part de son activisme en se filmant dans l’action au quotidien. Elle utilise les réseaux sociaux tels que Facebook pour partager ses actions et les revendications de sa communauté. L’usage de ce réseau social est un moyen pour elle de partager les événements pris sur le vif et de rassembler ainsi ceux qui partagent sa cause. Ces moments filmés servent à déconstruire les préjugés sur les Inuits et leur mode de vie, et la manière dont ils communiquent entre eux. On peut donc considérer que l’utilisation de ces outils technologiques contribue à « décoloniser » le regard porté sur ces communautés. L’appropriation de « l’outil digital » par les cinéastes autochtones au service de leur lutte permet leur propre connexion et celle de leur peuple à des mouvements mondiaux pour la préservation des ressources environnementales. Les avancées technologiques et le numérique peuvent aussi avoir des conséquences néfastes sur les modes de vie des jeunes générations autochtones. Christophe Yanuwana Pierre fait part de son inquiétude face à la perte des traditions Kali’na par ces jeunes générations tiraillées entre traditions et modernité. Les traditions ancestrales en lien étroit avec la nature sont peu pratiquées quotidiennement, ce qui a un impact sur leur manque d’implication dans la préservation de l’environnement. Le cinéaste nous montre la difficulté, aujourd’hui, pour ces jeunes générations, de parler aux adultes et de se connecter à l’histoire de leurs communautés et à leur culture. Le manque de communication est présenté comme une conséquence de la perte de la tradition orale.

La distinction de différentes « figures » a permis notamment d’identifier des liens entre les luttes autochtones et l’avancée des nouvelles technologies qui sont à associer au regard porté sur la diversité du vivant, proposant ainsi un nouveau paradigme dans la conception de l’écologie. À ce stade de nos recherches, nous pouvons nous demander si les jeunes générations qui s’accaparent intensément l’outil « digital » le plus souvent sans ou peu d’accompagnement éducatif de leurs aînés ne s’éloignent pas davantage de la préservation de leur environnement pourtant perpétrée par les traditions ancestrales. Une enquête sur le terrain, en mettant en place collectivement la création de films dans le cadre d’ateliers, pourrait permettre d’argumenter ce questionnement et d’aller plus loin dans la théorisation de l’éducation aux images avec ces types de public. De même, l’existence d’un « native gaze » demande encore d’être approfondie dans notre réflexion en ce qui concerne la dimension cosmologique et sacrée de ces peuples. D’ores et déjà, nous retenons une autre acception du terme « native » que celle en rapport avec l’appartenance à une communauté, ce « native gaze » semble pouvoir aussi être porté par celle ou celui qui aurait une réelle motivation à défendre l’environnement en s’inspirant des « figures » autochtones.

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Note

[1] Termes que l’on peut traduire par « regard autochtone ». Nous chercherons à savoir si ce regard s’identifie uniquement au regard d’un Autochtone ou si cette hypothèse peut être nuancée.

[2] L’objet de notre étude est de chercher à savoir si le « native gaze » peut avoir un lien avec l’écologie.

[3] Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, The Post-Colonial Studies Reader, Oxford, Taylor and Francis, 2006.

[4] Idem

[5] Idem

[6] Regards de celui qui filme et de celui qui regarde.

[7] Tim Ingold, Machiavel chez les babouins, Asinamali, 2021.

[8] Pour définir la notion de culture, l’anthropologue Edward Burnett Tylor oppose la nature, « ensemble des caractères, des propriétés qui définissent un être, une chose concrète ou abstraite, généralement considérés comme constituant un genre » et la culture « ce tout complexe qui inclut les connaissances, les croyances religieuses, l’art, la morale, les coutumes et toutes les autres capacités et habitudes que l’homme acquiert en tant que membre de la société ». Mikaël Quilliou-Rioual, « Nature, culture et genre », Identités de genre et intervention sociale, Paris, Dunod, 2014. URL : https://www.cairn.info/identites-de-genre-et-intervention-sociale–9782100702428-page-47.htm.

[9] Thomas Lerosier, « Philippe Descola, Par-delà nature et culture », Questions de communication, mis en ligne le 01 septembre 2017, consulté le 04 mai 2023. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/11371.

[10] Idem

[11] Idem

[12] Fiona Delahaie, « Décoloniser le regard écologique, redonner sa place au sensible ? », Les chantiers de la création, n°15, 2022, mis en ligne le 02 octobre 2022, consulté le 14 décembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/lcc/5855.

[13] Idem

[14] Nicole Pignier, « Fondements d’une écosémiotique. Vie du sens, sens du vivant ? », Construire le sens, bâtir les sociétés. Itinéraires sémiotiques, Connaissances et savoirs, 2021, pp. 41-59.

[15] Fiona Delahaie, art. cit.

[16] Dénétem Touam Bona, Sagesse des lianes, Cosmopoétique du refuge, n°1, Post-éditions, 2021.

[17] À propos de Ramón Grosfoguel sur l’universalisme : Claudia Bourguignon Rougier, « 78. Plurivers », Un dictionnaire décolonial, Editions sciences et bien commun. URL : https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/colonialite/chapter/plurivers/.

[18] Fiona Delahaie, art. cit.

[19] Alanis Obomsawin fait référence notamment aux communautés innue, algonquine ou encore iroquoise, en plus de celle abénaquise.

[20] Eduardo Viveiros De Castro, « Chapitre 8. Métaphysique de la prédation », Métaphysiques cannibales: Lignes danthropologie post-structurale, Paris, Presses Universitaires de France, 2009, p. 107.

[21] Malcolm Ferdinand, Mélissa Manglou, « Penser l’écologie politique depuis les Outre-mer français », Écologie & politique, vol. 63, n° 2, 2021, pp. 11-26.

[22] Robert Barbault, Pierre Migot, Marie Roué, « Robert Barbault ou de l’écologie à la gestion de la biodiversité. Propos recueillis par Pierre Migot et Marie Roué », Natures Sciences Sociétés, vol. , no. Supp.1, 2006, pp. 36-42. URL : https://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2006-Supp.1-page-36.html).

[23] Termes utilisés par mes élèves en classe de Master 2 Culture, Politique, Patrimoine à l’université de Paris 1 – Sorbonne-Université lors de la projection du film Unti : les origines (2017) de Christophe Yanuwana Pierre en 2022.

[24] Dénétem Touam Bona, op. cit.

[25] Laurent Jérôme, Sylvie Poirier, « Conceptions de la mort et rites funéraires dans les mondes autochtones », Frontières 29, n°2, 2018. https://doi.org/10.7202/1044157ar.

[26] Dénétem Touam Bona, op. cit.

[27] Cela sous-entend ici que la mondialisation serait une forme de colonisation.

[28] Wapikoni Mobile est une association créée en 2004 par Manon Barbeau.