Dany Laferrière, La vie à l’œuvre vie

Compte-rendu de Bernadette Desorbay, Dany Laferrière.
La vie à l’œuvre, suivi d’un entretien avec l’auteur, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2020, 462 p.

Buata B. MALELA
Université de Mayotte

Bernadette Desorbay est enseignante-chercheure à la Humboldt-Universität à Berlin. Spécialiste de littératures francophones, elle a coutume d’aborder cet objet à partir du thème du sujet comme en témoigne sa monographie consacrée à l’écrivain belge Pierre Mertens et intitulée L’excédent de la formation romanesque. L’emprise du Mot sur le Moi à l’exemple de Pierre Mertens (2008). Depuis cet essai passionnant et bien d’autres publications, Desorbay propose une monographie imposante sur l’écrivain haïtien-canadien Dany Laferrière : Dany Laferrière. La vie à l’œuvre. La trentaine de livres par lui publiés sont analysés dans une perspective très lacanienne dans le but de comprendre comment l’auteur approche la condition humaine dans son étendue universelle ainsi que les conditions de possibilité de la culture (p. 13). Pour étayer son hypothèse d’un Dany Laferrière travaillant sa vie dans son œuvre, Desorbay élabore trois pistes qui, en même temps, structurent son ouvrage : la réversibilité du cours intergénérationnel et la question de la jouissance, le flottement du réel et la question de l’au-delà et la vie à l’œuvre en lien avec la question du style. Chaque partie se divise ensuite en trois chapitres qui détaillent l’interprétation de l’œuvre de Laferrière tout en le resituant dans son contexte d’énonciation.

La première partie aborde la réversibilité du cours intergénérationnel en liaison avec la jouissance. Ce thème dans l’œuvre de Dany Laferrière s’exprime à travers le concept de nom propre, de déhontologie et la relation entre les sens et la jouissance. Le regard lacanien qu’adopte Desorbay jette la lumière sur ce que le nom propre dévoile ou refoule depuis le surnom de « Dany » donné par la famille pour contourner une homonymie avec le père dissident, qui aurait pu entraîner des représailles sur l’enfant de la part des tontons macoutes. Le surnom était aussi le prénom d’un cousin mort en bas âge. Desorbay y voit une prédestination à une écriture apte à brouiller l’ordre intergénérationnel. De plus, le rapport au père réel et littéraire devient une autre piste qui trouble ce même ordre car « le père fait figure de fantôme à l’image d’un roi Hamlet ne réclamant plus d’autre vengeance que celle du langage ». (p. 42) Cette préoccupation intergénérationnelle, très présente dans l’autobiographie américaine de l’auteur, conduit ce dernier à sortir du face-à-face avec la violence politique de Duvalier qui pousse à l’exil et crée une paranoïa susceptible d’enfermer le sujet « dans le désir de l’Autre de la répression ». (p. 43) Outre le nom propre et tout ce qu’il implique, la « déhontologie » concerne la réparation des blessures intimes par l’écriture. Cette démarche portée par Dany Laferrière s’attaque à la honte et à la mortification comprise comme nécrose psychique (p. 53). Ces différentes blessures qui touchent le sujet laférrérien ne se réclament pas de « l’esthétique caribéenne de la blès (Patricia Donatien-Yssa) » (p. 14). Elles se veulent l’expression de quelque chose de plus universel, d’où l’insubordination du réfugié qui refuse d’endosser l’étiquette de l’exilé, lui préférant celle du voyageur. C’est aussi ce qui lui permet de se démarquer de l’échec psychique et matériel du père en exil à New York, et de réaliser ses ambitions en accédant au statut d’écrivain reconnu. L’écriture interroge aussi la question des origines, voie d’accès ou de retour à l’histoire d’Haïti, à la réflexion sur l’aliénation et au désir de l’autre. L’écrivain ressuscite le désir à partir d’une réflexion sur ce qu’il en a été de l’abus sexuel qui l’a mis autrefois dans la position d’un sujet n’ayant rien fait pendant l’acte sexuel, comme si un autre que lui y était : « Une sorte d’identification dissociative rendue vivable par la fiction, permettrait à l’acte de se produire d’un Moi (Dany) “qui ne fait rien” à un Autre (Laferrière) “qui fait l’amour” ». (p. 106-107) Le sens de la jouissance chez Laferrière correspond alors à cette dissociation, désir de l’autre dans le dialogue intertextuel, intermédial dotée d’une note sexuelle ; il va de pair avec l’idée de parthénogénèse, le thème de la castration, le complexe paternel qui frappe plus généralement Haïti, avec le pouvoir qui condamne tout homme qui s’oppose à l’exil. Cette exclusion réduit les familles « à des tribus de femmes sans hommes » laissant les fils en « manque de confrontation intergénérationnelle » (p. 122).

La deuxième partie revient sur la manière dont Laferrière pense la relation au réel dans son œuvre, relation marquée par un flottement entre l’immanence de l’au-delà et la transcendance de l’ici-bas (p. 138). Il veille à réveiller les sens des lecteurs avec l’aide de la culture haïtienne qui mêle expérience du vaudou, du catholicisme et d’une franc-maçonnerie par lui non partagée, pour penser le rapport au visible et à l’invisible. Pour autant Laferrière ne tire pas de ce rapport le réalisme merveilleux et magique à l’œuvre chez d’autres auteurs haïtiens, se démarquant de ceux-ci par le flou qui le détermine tout en situant sa relation au monde social. Le sujet ignore les raisons de son exil, alors même qu’il ne militait pas politiquement. Le flou devient une composante de la culture. Il se dégage de la liste établie par le régime haïtien et se reflète à travers le sexe dans l’écriture à succès mais dont la mère ignore tout, le sexe étant également compris comme métaphore politique. Cette dimension sexuelle repense le rapport au corps en fonction de la mort et de l’esprit. Les morts sont honorés dans le quotidien et inversent l’ordre intergénérationnel en devenant prioritaires. L’esprit se manifeste aussi dans la peinture des merveilles du pays natal. Sans pour autant revêtir un caractère fantastique, le sujet laférrérien rejoint une attitude magico-réaliste liée au fait que la métamorphose d’Haïti a nécessité une deuxième abolition de l’esclavage pour pouvoir exister. Dany Laferrière essaie de réaliser cette métamorphose en résistant à la dictature, qui veut abolir l’autre alors qu’il faut s’auto-abolir, en se délivrant de la servilité en soi. Outre les morts, le fantastique ou la métamorphose, la dette est aussi un fantôme qui hante les relations entre la France et Haïti. Si Laferrière s’intéresse par ailleurs à l’au-delà, c’est que la dévalorisation du phénomène mythico-rituel en Occident ne l’empêche pas d’interroger le dispositif mythique rituel haïtien. Elle s’entend aussi dans le rapprochement possible avec Dante, le phénomène de la possession, l’animisme et l’usage de l’écriture automatique.

La troisième partie du livre de Bernadette Desorbay introduit une perspective comparatiste en questionnant l’engagement stylistique de Dany Laferrière. Comme pour Louis-Ferdinand Céline et Witold Gombrowicz, cet intérêt n’empêche pas l’auteur de Je suis un écrivain japonais de s’intéresser au problème de la cité, même s’il reste réservé sur la littérature haïtienne qui privilégie le message politique et social ou sur son père qui était militant : « Contrairement à Windsor K., engagé dans la reconnaissance de la souveraineté du peuple haïtien, le fils écrivain, qui adopte dès le départ un positionnement « paratopique » (p. 249), ne cherche pas non plus à se définir en fonction d’une appartenance, qu’elle soit géopolitique ou autre. L’image du père est l’objet d’une semblance/ressemblance et sa vie d’exilé, de l’ordre d’un savoir non su ». (p. 130) Le style se nourrit de cette position hybride et implique alors d’introduire le « je » et de repenser sa conception de la langue française. Pour ce faire, Desorbay étudie l’intronisation de Laferrière à l’Académie française et sa réception qui le repositionne dans ce rapport à la langue et au style : son épée porte des insignes symboliques notamment le dieu vaudou Legba, certaines figures littéraires évoquées dans son discours de réception le déterminent (des figures du XVIIIe siècle comme Montesquieu, Diderot, Laclos, Condorcet, etc.). Si la blague sert de remède à l’angoisse et de rempart contre la paranoïa, le sujet laférrérien se définit aussi à partir de la séduction, de la peinture, des auteurs anglais (D.H. Lawrence) et américains (Charles Bukowski, Henry Miller), japonais (Tanizaki, Mishima), africains (Mongo Beti) et bien d’autres, tandis que le rapport au corps « racisé » dont traite l’ami dandy Jean-Claude Charles dans Le Corps noir (p. 129) a contribué à façonner son style.

Les trois parties de Dany Laferrière. La vie à l’œuvre montre bien comment s’incarne et s’articule l’homme dans la complexité d’un parcours littéraire très riche. En affrontant le problème complexe du sujet à partir d’un écrivain contemporain aux multiples appartenances communautaires et géographiques, Bernadette Desorbay offre une grille de lecture assumée, relevant d’une démarche à la fois comparatiste et lacanienne. Son essai concilie à la fois une lecture théorique et pratique des textes de l’auteur de Journal d’un écrivain en pyjama. De plus, Bernadette Desorbay écrit dans une langue claire et précise qui sert bien l’ensemble des analyses du corpus, d’autant plus encore que son point fort est la réflexion théorique distillée sans fard et avec un ensemble conceptuel indissociable des textes qui sont toujours remis dans leur cadre énonciatif et le parcours de vie de Laferrière. Si Dany Laferrière travaille sa vie dans ses productions littéraires, elle n’a pas manqué, à travers les renvois que l’écrivain fait notamment à Musset, à Sagan ou à Malraux, de tenir compte aussi du corpus français des XIXe et XXe siècles. L’étude de la réception de l’œuvre de Dany Laferrière après sa consécration littéraire est aussi un indice de cette inscription que Bernadette Desorbay a soulignée dans cette très belle étude qu’elle verse dans le domaine des études littéraires francophones et qu’elle apporte à la question du sujet.