Crises environnementales et reconstruction/affirmation identitaire dans les littératures marginales : cas d’Ouragan* de Laurent Gaudé et L’Île et une nuit** de Daniel Maximin

Jovanie Stéphane Soh Sokoudjou / Méline Josette Kenne Meli
Université de Dschang (Cameroun)

Abstract

The poeticization of nature in contemporary works sufficiently testifies not only to the interest given to the various environmental catastrophes that are raging in the world, but also to the double concern, both ecological and eschatological, which characterizes the human species at this time,era. We are witnessing, in fact, a proliferation of literary novels which, although harboring anxiety-provoking discourses on the Anthropocene, present ecological realities specific to marginal territories, just as they demonstrate the desire/need for the conservation of cultural values and identities. This decompartmentalization is opposed to the Eurocentric ideology which, until now, has only plunged all of humanity into the apocalypse. The present work, based on the novels Ouragan by Laurent Gaudé and L’Île et une nuit by Daniel Maximin, shows that ecological questions in the margins cannot be removed from the colonial, socio-political and cultural history of these people. Thus, the preservation of ecosystems is a way to the construction of the “Totalizing All” of which Edouard Glissant speaks in order to allow the emergence of a world that vibrates to the rhythm of the symphony of the living.

Keywords: Apocalypse, Dysphora, Environmental Crisis, Marginal Literature, Reconstruction̸Affirmation Identity             

Introduction

Le débat écologique tant dans l’imagerie que dans l’imaginaire démontre avec acuité que la problématique environnementale est d’intérêt significatif pour l’ensemble de l’humanité confrontée désormais à un phénomène d’ampleur et condamnée à opérer un choix pour sa propre suivie. Si pour Luc Ferry, l’option est une évidence à savoir « l’écologie ou la mort ?», mentionnons que cette thèse est corroborée par plusieurs critiques et écologistes à l’instar d’Antonio Guterres, président en exercice de l’ONU qui, en 2022, intitule l’une de ses communications ainsi : « Climat : s’adapter ou disparaître ». L’écologie sous sa forme actuelle impose une action collective de toutes les aires culturelles et géographiques, même si, en réalité, le déséquilibre dans le degré d’infection de la nature par ces différentes aires est notoire. En effet, les phénomènes de changement climatique et de pollution des eaux sont en grande partie imputables aux grandes puissances industrialisées dont les effets de leurs industries, bien que concourant à augmenter leur niveau de développement, contribuent à augurer une « société du risque » (Ulrich Beck, 1986). Si certaines littératures marginales[1] sont en retard dans les représentations des crises environnementales telles que celles africaines (Schoentjes, 2015), les littératures insulaires ou produites sur les îles, par contre, s’illustrent par des discours anxiogènes et décrivent un anthropocène funeste, incertain de son devenir. Les récits Ouragan de Laurent Gaudé et L’Île et une nuit de Daniel Maximin permettent de voir des intrigues de terreur qui occultent jusqu’aux identités des personnages. Ces peuples hybrides, de par les configurations actantielles, sont partagés entre une reconstruction et une conservation de leurs identités. Comment les personnages intègrent-ils les catastrophes écologiques dans leur vécu ? Cette analyse, en tenant compte du passé colonial des peuples insulaires, veut montrer que les crises écologiques sont les motifs fondateurs des narrations des récits en examen et qu’elles font désormais partie intégrante de l’identité des peuples insulaires. En s’appuyant sur l’écologie décoloniale et sur l’écocritique comme grilles méthodologiques, cette étude s’articulera autour de trois axes majeurs : d’abord, elle décrira les mécanismes d’insertion des catastrophes écologiques dans les textes, ensuite elle analysera les postures qu’adoptent les personnages face aux crises environnementales pour, enfin, déceler les visées idéologiques véhiculées.

Mécanismes de description des catastrophes naturelles dans les romans

L’écriture des catastrophes environnementales dans les romans Ouragan et L’Île et une nuit répond à un besoin des auteurs de produire des œuvres originales postapocalyptiques, témoignages artistiques des crises qui déciment les/leurs îles au fil des ans. Respectivement, l’ouragan et le cyclone se trouvent être les motifs créateurs des productions de ces deux auteurs géographiquement distants. L’eau et le vent dans ces textes sont chargés de connotations péjoratives, métaphorisées par l’image de la mort et du désespoir. Ces récits ne sont que nostalgie et amertume des incipit aux clausules. Après lecture minutieuse, on remarque sans aucun effort que les textes regorgent des similarités étonnantes. En effet, trois phases permettent de décrire l’évolution de ces catastrophes : l’annonce de l’arrivée des catastrophes, la description des méthodes de survie et l’espoir de la survie des îles.

Les deux textes s’ouvrent sur l’annonce des cataclysmes imminents qui vont s’abattre sur les trois îles. Les narratrices introduisent leurs écrits par l’annonce et la description des signes prémonitoires du cyclone chez l’un, et de l’ouragan chez l’autre. C’est ainsi que L’’île et une nuit débute par l’anthropomorphisation du cyclone, cette « énergie-désespoir » (INU : 11) qui bouleverse tout à son passage : « L’autre cyclone du siècle est annoncé. L’énergie-désespoir prend des forces depuis trois jours sur l’océan de septembre, préparant son menu d’îles caraïbes à dévaster au hasard » (INU :11). On en dira pas moins du constat fait par la narratrice Joséphine Linc. Steelson, vieille femme noire approchant la centaine, qui présente, de par son expérience de vie sur l’île, l’arrivée de l’ouragan. Elle dit à ce sujet :

J’ai ouvert la fenêtre ce matin, à l’heure où les autres dorment encore, j’ai humé l’air et j’ai dit ; ‘’ ça sent la chienne’’. Dieu sait que j’en ai vu des petites et des vicieuses, mais celle-là, j’ai dit, elle dépasse toutes les autres, c’est une sacrée garce qui vient et les bayous vont bientôt se mettre à clapoter comme des flaques d’eau à l’approche du train » (OU : 11).

Ces propos liminaires des narratrices préparent le lecteur à l’idée que ce qui se prépare ne sera pas des moindres. S’en suivent des annonces médiatiques qui, non seulement confirment cette gravité, mais aussi donnent des instructions à suivre scrupuleusement pour survivre. Dans le récit de Maximin, on peut écouter ce ton endolori de Marie-Gabriel :

Tout le paysage se prépare à se prosterner, et fait avec les hommes des provisions de silence et d’immobilité. Les couleurs et les parfums reprennent provisoirement le chemin des racines. Les douze notes de l’indicatif de Radio-Guadeloupe égrènent son avancée de quart d’heure en quart d’heure, et on espère l’annonce de son détour entre les mailles de toutes nos îles. (INU : 16).

De ce témoignage découle une réalité selon laquelle la catastrophe qui s’annonce est au-dessus des habitants insulaires au point où, comme des captifs, ils n’ont de choix que le silence face à cette tragédie. Les personnages de Maximin vivent ces moments à travers les diffusions médiatiques tout comme ceux de Gaudé, en témoignent ces propos de Joséphine Linc. Steelson : « C’était bien avant qu’ils en parlent à la télévision, bien avant que les culs blancs ne s’agitent et ne nous disent à nous, vieilles négresses fatiguées, comment nous devions agir » (OU : 11). C’est une véritable dégénérescence à laquelle assistent, impuissants, les personnages. Ainsi, un regard accusateur semble être jeté sur Dieu qui reste indifférent à cette situation redoutable : « La frayeur de cette nuit-ci va-t-elle le céder à l’angoisse de ce cyclone installé dans ma poitrine pour combien de mois ou d’années de traversée avant de brûler mon île sous tes yeux impuissants ? » (INU : 61). Cette impuissance est assimilée à la déréliction, car le créateur est totalement absent de ce désastre, cette hécatombe. De ce fait, conscients de cet abandon, les personnages doivent orienter leurs espoirs vers quelque chose de plus concret : « Mais vous, vous n’êtes pas prête à avaler vos papiers dans l’espoir d’un anonymat protecteur » (INU : 36).

Dès lors, il apparait clairement que les insulaires prennent conscience de la « période noire » qu’ils s’apprêtent à vivre. Les alertes lancées par les médias ne s’arrêtent pas à l’annonce des catastrophes comme signalé plus haut, mais elles donnent également des précautions à prendre afin de se mettre à l’abri, de survivre. Toutefois, les réactions des insulaires ne sont pas les mêmes faces aux instructions qui sont données. Victimes depuis toujours de cataclysmes, les habitants des îles sont arrivés à développer des attitudes et des techniques de survie qui peuvent venir soit de leur propre instinct, soit des dirigeants. Ainsi, le corpus d’étude présente un ensemble d’instructions que donnent les médias pour permettre aux insulaires de se mettre à l’abri. Face à l’ouragan, l’administration de la Nouvelle-Orléans envoie des alertes d’évacuation qui concernent particulièrement les personnes vivant dans les quartiers défavorisés.  Les propos de la narratrice révèlent : 

Il a ouvert la radio pour ne pas risquer de s’endormir. Elle ne parle que de la nouvelle, cesse, sous toutes ses formes. Le maire de la Nouvelle-Orléans a proclamé l’évacuation de la ville. L’ouragan approche des côtes. Les experts calculent et recalculent la trajectoire en fonction des vents et des masses d‘air. » (OU : 40).

Le constat est que les instructions des autorités de la ville ordonnant l’évacuation font suite à un travail préalable des experts qui sont habilités à faire des prévisions non seulement sur les lieux qui pourraient être les plus touchés, mais aussi sur l’importance des dégâts qu’on pourrait enregistrer à la fin. Toutefois, les attitudes des personnages divergent à l’arrivée de la « bête » (OU : 41). Pendant que les uns sont stoïques et décident de faire face à cette dure épreuve, d’autres par contre sont plutôt animés par le désir de fuir le plus loin possible afin d’échapper à son courroux. Joséphine et les prisonniers de Parish prison qui figurent dans la première catégorie trouvent en l’arrivée de l’ouragan un moyen de se libérer. Chez Joséphine, c’est le traitement que les Blancs infligent aux Noirs, cette attitude méprisante, ce dédain, cet ostracisme à outrance qu’ils manifestent à l’endroit des Nègres qui la motive à ne pas s’enfuir. Pour le confirmer, on peut voir la marginalisation qui s’est opérée lors de l’évacuation de la Nouvelle-Orléans où les prémisses de l’ouragan se sont déjà implantées : « Ce pays est tout entier comme ça. Rien ne s’oublie mieux que les négrillons. Il en a toujours été ainsi. Toute la ville a foutu le camp et ils ont laissé derrière eux les nègres qui n’ont que leurs jambes pour courir parce que ceux-là, personne n’en veut » (OU : 52-53). Ne pouvant supporter éternellement ce mépris, « elle se barricade, dans cette maison où personne ne viendra la prévenir de quoi que ce soit, elle se barricade loin du monde » (OU : 43). Cette attitude est à dessein. Visiblement, la narratrice voit en l’ouragan moins une forte menace que les supplices infligés à la race noire par les Blancs. Elle a cependant espoir qu’elle pourra parler à l’ouragan afin qu’il épargne les humains et qu’il saura la comprendre mieux que les Blancs avec qui l’entente et la compréhension n’ont jamais été établies :

J’ai senti cette vicieuse avant tout le monde et elle ne me fait pas peur. Que les autres s’en aillent, qu’ils s’entassent dans des camions qui rouleront au pas sur les autoroutes saturées du pays, qu’ils prient en sanglotant s’ils veulent, mais qu’ils me laissent en paix. Je suis Josephine Linc. Steelson et, s’il le faut, je parlerai à l’ouragan et il fera comme les grenouilles du bayou, il m’écoutera et se mettra à chanter, parce que personne ne me résiste, c’est ainsi que je suis faite. Et s’il ne m’écoute pas, si celui-là est plus dur que les autres, alors que ce soit la fin, qu’il m’engloutisse, cela fait longtemps que j’attends. (OU : 39-40).

Si l’issue de sa conversation avec l’ouragan est défavorable, la narratrice se sent préparée à la mort qu’elle attend d’ailleurs depuis longtemps. De toutes les façons, mieux vaut partir ainsi que de continuer à vivre avec ces Blancs. Cette même sensation est celle qui anime les prisonniers de Parish prison qui sont enivrés à l’arrivée de l’ouragan. Cet instant est vécu par eux aussi bien comme une punition que comme une colère de la nature qui a décidé de châtier les humains pour leur méchanceté. L’un d’eux s’exclame : « J’ai de l’eau jusqu’à la taille, mais je souris. Je quitte le monde des hommes. Je les laisse dans mon dos » (OU : 131). Un autre continue : « Je veux m’enfoncer dans l’inondation et que plus personne ne puisse m’atteindre. Je veux laisser derrière moi Tockpick et la prison » (OU : 130). Ces personnages extériorisent un même ressenti, un ras-le-bol de la vie et des hommes. Ce dégoût de la vie est tributaire de l’action des hommes se révélant d’une extrême méchanceté.

À rebours de ces personnages qui affichent étonnamment leur stoïcisme, d’autres par contre se refusent de vivre ces instants. Ils vont fuir pour se réfugier dans des endroits préparés par le gouvernement pour échapper à la cruauté de l’ouragan : « Les quartiers de Touro et Uptown sont déjà vides, parait-il. J’ai entendu une femme dire qu’il n’y avait plus âme qui vive entre Louisana et Jefferson Avenue, que des garages vies et des chiens errants. Les quartiers blancs se sont vidés » (OU : 46). Le vécu dans cette zone s’annonce particulièrement morose. Les autoroutes sont saturées, tout le monde veut prendre la poudre d’escampette :

Sur la voie d’en face, le trafic devient plus dense d’heure en heure. C’est un flux ininterrompu de voitures chargées jusqu’à ras bord, une succession de gens serrés les uns contre les autres, de chauffeurs qui s’énervent de ne pas avancer plus vite, d’enfant qui pleurent, ont faim, et de parents qui se demandent s’ils sont déjà assez loin pour être hors de portée de la menace ou pas. Il voit l’angoisse de cette immense colonne humaine où, par résignation, plus personne ne klaxonne et où certains, lassés par tant d’immobilisme, finissent par couper le contact. Une ville entière qui fuit et se presse sur la même autoroute. (OU : 47-48)

Les personnages ne se sont jamais sentis auparavant aussi impuissants. La peur qui les anime se traduit par l’agitation et la panique, tant l’ouragan ne cesse de les harceler et de troubler leur quiétude :

Je les entends qui se lèvent, qui s’agitent, qui paniquent. Je ne bouge pas, moi, Joséphine Linc. Steelson, négresse immobile dans un monde en bascule. Une rumeur tourne dans le stade et prend de l’ampleur. Ils ont peur, partout. Je peux le sentir. Certains se lèvent, d’autres tremblent. La rumeur me parvient, relayée par toutes ces bouches, la rumeur qui transforme les visages en les tordant d’angoisse. « il y a de l’eau dans les vestiaires…des fissures…ça craque de partout… » L’eau suinte des murs. Elle nous poursuit jusqu’ici. Elle a déjà empli certaines pièces du sous-sol. Elle ne nous laissera pas en paix. Je l’ai dit dès que je l’ai senti, c’est une vicieuse qui nous est tombée dessus et elle nous harcèlera comme une teigne. (OU : 133).

Marie-Gabriel, tout comme Joséphine, prend son courage en main et opte inéluctablement pour le stoïcisme. En effet, pour affronter la catastrophe imminente, l’évacuation ou la fuite ne sont pas des solutions envisageables. Elles sont appelées à rester chez eux, mais il faut se protéger en barricadant toutes les issues qui pourraient donner accès au vent. La narratrice renseigne : « Nous avons juste eu le temps avant l’alerte numéro deux de faire provision d’eau et de conserves. […] L’après-midi calme et sans vent, s’est passée à consolider ; chez soi ou en coups de main rapides chez un parent ou un voisin encombré. Tous solidaires, les humains, les cases et les arbres mais chacun si possible chez soi, les familles enfermées, les maisons barricadées et les arbres en sentinelles. » (INU : 13-14). Les alertes permettent ici aux insulaires d’adopter des gestes préventifs et il n’est plus question de penser uniquement à soi, mais d’être altruiste, d’apporter son aide autant que possible aux proches et même au voisinage. Ces petits gestes d’attention et de soutien qui font montre de la solidarité qu’on peut vivre en temps de crise trahissent la faiblesse humaine face à une force qui outrepasse son entendement. Ainsi, toutes les barrières sont brisées, les limites de chaque être dévoilées, d’où la seule issue, s’entraider et espérer survivre jusqu’à la fin de la catastrophe.

La troisième phase consiste à garder l’espoir malgré le désordre observé. L’union sacrée rime avec l’espérance comme le montre ce passage de la narratrice de L’Île et une nuit : « Ensemble, nous allons nous défendre. Suivre l’exemple de la maison. Grincer, gémir, plier comme dans la vraie vie d’une maison que la résistance patine, mais ne délave pas » (INU : 29). Puis encore, « il faut savoir faire foule » (INU : 63). À cet effet, la résistance auréolée d’espoir est le symbole qui augurerait une Guadeloupe réinstaurée. C’est pourquoi la patience est capitale dans ces moments d’extrême douleur. Le passage suivant le confirme : « La patience est une pierre au cœur de laquelle une source creuse sa sortie » (INU : 30). L’espoir se révèle comme une arme puissante qui fait oublier le présent dans l’attente désespérée d’un futur heureux. Ce futur c’est la renaissance de la Guadeloupe, car « toute fin est celle du paon : abattu par la tête, mais qui déjà commence, par la queue, sa renaissance » (INU : 156). Son île ne périra pas ce soir, non elle renaîtra tel un phénix : « La Guadeloupe est plus qu’un arbre. Même sans racine, elle peut fleurir. Notre île est une vraie case, édifiée par notre grande famille d’orphelins fiancés. Assez fertile en cas de cyclone, séisme et éruption pour préserver les grains de sable et des gouttes d’écume et récolter des racines » (INU : 12).

À travers ces propos chargés d’espérance, même les douleurs les plus atroces sont voilées par l’espoir : « Laissons à d’autres le désespoir si commun parmi nous des rêves de ruines et d’apocalypse bien totale pour asseoir les projets du renouveau » (INU : 22). Renoncer, c’est avouer sa faiblesse, mais résister c’est faire valoir cette force intrinsèque qui habite chacun. Il faut de toute évidence « se faire pousser sept pattes s’il faut faire front, enraciner les pieds s’il s’agit de tenir. Ne pas désespérer mais infuser encore un peu d’espoir, avec une tasse du thermos de café chaud afin de soutenir les pensées d’élan et d’affaiblir les pensées d’échec » (INU : 63).

L’espoir qui anime chaque personnage est le levier qui leur permet de développer un ensemble de stratégies de résistance à l’effet de survivre face à la violence des crises. 

Stratégies de résistance face aux crises

La poétisation des catastrophes écologiques dans ces littératures permet de mettre en lumière la situation non seulement dysphorique et inconfortable dans laquelle se trouvent les personnages, mais aussi de mettre en emphase un certain nombre de stratégies de résistance. Parmi ces stratégies, la plus saillante est la convocation de la musique, notamment les rythmes créoles, la salsa et le Jazz.

Au-delà des lieux de refuge et des provisions faites dans l’optique de résister le temps que dure les catastrophes, les personnages soumis à une véritable guerre psychologique convoquent la musique qui apparaît non seulement comme une excellente thérapie, mais aussi est un moyen efficace de libération contre l’oppression de la nature.

La première fonction remplie par la musique est thérapeutique. Elle consiste à supprimer les angoisses des personnages. Face au désespoir orchestré par l’arrivée impromptue du cyclone, les personnages trouvent en la musique la force pour résister et tempérer l’instant douloureux, La musique fait oublier le présent : « Surtout toi, tu sauras nous trouver les musiques à nous jouer sur cette cacophonie, contre ce déchaînement qui m’oblige à te hurler ma confidence » (INU : 56), « Tout de même, tu vas choisir une cassette pour moi. Je vais l’introduire tout à l’heure dans le magnétophone débranché, appuyer sur le bouton et imaginer ta musique en rassemblant mes souvenirs et tes paroles au-dessous du vacarme du vent. Tu vas m’indiquer une musique parmi celles que tu m’appris à aimer, puisque tu n’es pas là ce soir pour accompagner ma nuit » (INU : 60). La musique est l’élément qui maintient encore les personnages en vie, elle leur donne une sensation de pleine vie. Marie-Gabriel plonge dans ses souvenirs les plus profonds et les plus intimes en l’écoutant attentivement au point d’oublier le désordre qui sévit. Elle déclare : « Tu vois comment, par une nuit de cyclone, il n’y a peut-être plus d’espoir, mais il reste de la vie » (INU : 66). La musique crée ainsi un autre univers dans lequel les personnages se trouvent, se retrouvent et en jouissent dans son entièreté. N’est-ce pas cet univers auquel faisait déjà allusion Olympe Bhêly Quenum : « La musique depuis mon enfance occupe une place importante dans ma vie […] Quand je travaille, il est rare qu’il n’y ait pas en sourdine une musique qui m’éloigne de l’environnement de ma création[2] ». On peut entendre de ce fait chez le personnage de Maximin : « Si le ciel ferme les yeux aux pleurs et aux rires des nègres, il les rouvre quand ils jouent » (p.106). La musique qui est ainsi louée, devient une arme très puissante permettant de guérir les moments de douleur, de chagrin et de désespoir comme on peut le voir ici : « Si tu cries, le monde se tait. Si tu chantes, la nuit se solidarise » (INU : 107). Les personnages paraissent comme des malades et la musique leur traitement. Ce n’est guère rien d’autre qu’exprime Léonora Miano pour son personnage dans Blues pour Elise en ces termes : « Akasha s’était levée du bon pied : le plus résolu. Elle avait allumé son ordinateur, ouvert sa liste de lecture compilant les plus belles chansons de Millie Jackson. C’était sa soul therapy. Une musique chaude. Sensuelle. Tout allait changer[3] ». Cette vertu thérapeutique reconnue à la musique est couplée d’espoir, espoir de la libération de la Guadeloupe.

La musique qui donne le réconfort aux personnages est également celle sur laquelle repose l’espoir de la libération de l’île. Ce n’est pas anodin si les personnages ont opté pour un genre de musique particulier : « Tu m’as parlé souvent de nos musiques : de blues, de swing, de son montuno, de bel-air, de songs, de ka » (INU : 59). Ces genres musicaux qui sont complétés par le jazz (INU : 60) et la salsa (INU : 111) ont en commun qu’ils sont des genres qui expriment la mélancolie et l’exaspération face à une force oppressante qui contrarie. C’est pour cela qu’en les convoquant, les personnages espèrent, à l’instar du peuple nègre qui a entamé sa révolution par ces genres, qu’ils auront le salut et que le jour se lèvera avec le départ du cyclone : « Toi et moi plus la musique, un trio de solitude pour délivrer le secret de la note bleue, et nous improviser ensemble un Atlantide désenglouti » (INU : 60). Le combat au moyen de la musique est d’ailleurs métaphoriquement assimilé au combat mené par Mandela pour la liberté de l’Afrique du Sud :

Si tu oses pousser le bouton, mes neuf musiques d’Afrique du Sud, d’Amérique et de ta Caraïbe vont initier pour toi seule la résistance aux violences de ton cyclone et de leurs propres ghettos, avec leur Voyage, un ouragan de rythmes obsédants et dysharmonies à démâter les voiles négrières, l’avancée d’une puissance sereine sans violence ni frénésie, d’une beauté convulsive à faire trembler les murs universels de tous les apartheids. Avec eux, tu forceras tellement la résistance de ta prison par l’unisson de vos souffles que la liberté de Mandela en sera ébranlée au sortir de cette nuit. Car n’oublie pas que tu portes toi aussi ce soir entre tes mains blessées la victoire de tous les Soweto. Sache bien te souvenir de ce message qu’un soir au fort Delgrès mon pianiste avait reçu de ta nuit antillaise et m’a donné de te transmettre. (INU : 123).        

La musique devient une arme au service de la liberté, celle qui change le mauvais en bon, l’impossible en possible, elle devient tout simplement une source d’espérance comme rend compte cette métaphore animale : « La musique lui amena un instant en mémoire une pensée de colibri. Elle imagina qu’un oiseau mort était venu se réfugier près d’elle, petite boule de feu vert chiffonnée à ses pieds. Alors elle repensa au conte du colibri-foufou, luttant cœur battant, assisté du tambour battu par le crapaud, pour la fin de la mort et la défaite des trois bêtes acharnées à la servir » (INU : 171). De ces musiques qui vibrent au rythme de la libération, les personnages de Maximin en raffolent. Ils gardent espoir qu’une aube meilleure leur ouvrira ses portes tel que scande cette note musicale qui les berce : « Doudou pa pléré… Lévé lévé lévé… Jou-la ka ouvè… » (INU : 107).

Dans la solitude et la fureur du cyclone, Marie-Gabrielle se perd dans une succession de chansons qui, les unes après les autres, portent un message de réconfort, car exprimant les souffrances d’antan vécus par ses prédécesseurs dans les mêmes circonstances. C’est le cas des premières chansons qu’elle écoute qui sont décrites dans ces mots : « Je n’oublie pas : The beginning and the end, la dernière composition de la dernière nuit du dernier concert de mon Frère Clifford, l’enfant-génie assassiné en voiture le lendemain par un violent cyclone contre un arbre dérapé de son Axe pour avoir voulu dépasser mon rythme jusqu’à la vitesse effroyable du vent. (Les arbres du sud portent d’étranges fruits parfois, qui les tâchent de sang, des feuilles jusqu’aux racines.) » (INU : 103). Dans cette même mouvance, un accent particulier est mis sur la musique Haïtienne. Cette dernière est convoquée dans une logique qui transcende l’idée d’accompagnement dans ce moment de détresse pour plonger le personnage dans des souvenirs lointains de l’histoire de la caraïbe entière. Le narrateur l’exprime ainsi : « La deuxième t’envole jusqu’aux chants populaires d’Haïti. Ici l’espoir a perdu ses racines, mais les racines n’ont pas perdu espoir. Mes sœurs Toto, Mariam et Emilie déroulent vers toi le deuil des îles noyées, jusqu’au rassemblement-coumbite au soleil levé. Laisse-toi porter, laisse-toi jeter, laisse-toi fracasser, laisse-toi envoler. Ecoute la maman-liberté : si tombée, sitôt relevée » (INU : 105). Ici, il n’est pas interdit à l’insulaire de subir le poids de la tempête devant laquelle il est d’ailleurs impuissant. Lui résister n’est non plus possible.  Mais après s’être laissé porter, jeter, fracasser, et envoler, l’issue proposée est celle d’écouter la voix de la liberté. Ainsi, devant cette énième catastrophe, les personnages de l’île ont recours à la musique, grand signe de quête de liberté depuis la période de la traite négrière. Ils rappellent de ce fait l’époque de la traite où, les esclaves dans les plantations, avaient pour seule arme les chants comme outil de réclamation de leur liberté. On peut le voir, la musique occupe une place importante, voire centrale dans la vie des caribéens qui, au fil des ans, ne manquent pas de faire appel à elle dans les moments de détresse. Elle apparait donc comme un symbole fort de lutte, comme un lieu où puiser la force de reconstruction une fois le désastre passé, et plus encore comme un symbole de l’affirmation identitaire. 

Écrire les catastrophes : volonté de reconstruction et d’affirmation identitaire 

Dans un entretien avec Nicolas Truong, le philosophe Peter Sloterdijk qualifié de penseur en ébullition déclare : « Il faut être déchiré par quelque chose qui nous dépasse pour penser ». Il subordonne ainsi la prise de conscience à une force antérieure contraignante. Même si on ne peut pas totalement transposer cette métaphore à la situation des pays insulaires, reconnaissons tout de même que cette pensée trouve une explication certaine dans les faits. Cela dit, la longue chaîne des catastrophes qui caractérisent l’insularité, notamment de la Guadeloupe, de la Louisiane et de la Nouvelle-Orléans auraient été les moteurs d’une véritable guerre de conscience ayant permis aux personnages de ces lieux de se repenser. Ce faisant, ils sont plongés dans une longue et douloureuse activité de réminiscence débouchant inéluctablement sur un défi identitaire.

Le cyclone et l’ouragan dans les deux récits sont des catalyseurs mémoriels chez les personnages. Ils les incitent à se souvenir de leurs origines, lesquelles sont oubliées par les uns, mais un souvenir douloureux chez d’autres. Chez le personnage Marie-Gabriel de L’Île et une nuit, par exemple, la reconnaissance de la Guadeloupe comme une terre hybride sans soubassement à travers la comparaison végétale « la Guadeloupe est plus qu’un arbre. Même sans racines, elle peut fleurir » témoigne de ce que le peuple qui y vit est fortement caractérisé par des origines multiples. Ainsi, l’identité unique pouvant leur permettre d’avoir un support inspirant n’existe pas. Elle devient hybride, erratique. Les personnages se situent dans une sorte de reconstruction identitaire, laquelle est définie à partie des catastrophes. Marie-Gabriel recommande l’intégration de ces catastrophes au moi individuel de chaque personnage et de construire une identité collective en intégrant celles-ci, car,

Toute catastrophe perce les frontières à l’intérieur desquelles une culture s’est installée, l’ouvrant ainsi sur le monde. Au moment où se produit la catastrophe, le petit État est amené à se considérer comme faisant partie d’un ensemble plus grand. Ce n’est pas seulement la soi-disant « mondialisation » ainsi que tous les problèmes économiques et écologiques transfrontaliers qui l’ont rendu conscient de cela. […] Les catastrophes nous obligent à mettre en relation le local et l’universel, le proche et le lointain, le partiel et le total[4].

L’histoire insulaire parsemée d’embuches est une explication possible de ce que vit ce peuple. De l’esclavage à la reterritorialisation, en passant par le nihilisme identitaire, ces territoires sont victimes également de leur situation géographique déjà crisogène. La narratrice renseigne à ce sujet : « Aujourd’hui qu’il était programmé, annoncé, baptisé à sa naissance, poursuivi jusqu’à sa fin, le cyclone ne pouvait plus qu’envahir l’île exposée dans sa géographie, mais désertée le plus possible de toute fragile humanité » (INU : 73). Au regard de la situation géographique de l’île, le chaos est inévitable. On est face à un peuple dont les bases géographiques, anthropologiques et identitaires ne sont pas clairement établies. Cependant, le passage foudroyant du cyclone ne signifie pour autant pas que tout est perdu. C’est pourquoi seul l’espoir demeure dans le cœur des personnages :

Laisser couler la bonne peur en nous, celle sans plaintes ni soupirs, une peur avec un vrai sujet : une petite fin du monde à endurer sans forcément mourir, avec cassures et déchirements, brisures et craquements. Sans besoin de chuchoter au secours entre nous sans qu’un seul l’entende, car nous sommes tous ce soir attentifs à chacun, les cinq sens en éveil et le sixième pour voir dehors. L’île pliée sans rompre, battue ce soir heure par heure, à rebâtir demain (INU : 25).

À l’image du roseau qui plie sans toutefois rompre, l’île doit également pouvoir résister et survivre. À cet effet, une minute de silence et d’introspection pendant le passage du cyclone profite aux personnages, car c’est un moment au cours duquel des mesures pour plus de sécurité sont prises à l’instar du rafistolage des cases, du “soutien accordé aux arbres”, comme nous le dévoile ce passage :

Grâce à la pleine lune, chacun dans l’île avait pu voir que le ciel ne s’était pas effondré. Restait à finir de tout consolider, rafistoler les cases, encourager les arbres à tenir jusqu’au retour des colibris. Sans plaintes ni paroles, dans le silence de l’œil et le silence des hommes mutuellement respectueux. (INU : 91).

La remarque qu’on peut faire, et pas des moindres, est que beaucoup adoptent des attitudes stoïques et de résilience en acceptant de reconstituer leur identité. Cette question identitaire est aussi en questionnement chez Laurent Gaudé. Dans son récit porté par Joséphine Linc. Steelson, l’île est traversée par une catastrophe qui donne du fil à retordre aux habitants. À l’évidence, les hommes sont responsables de ce cataclysme qui va dévaster l’île. Ce malheur s’amène à titre vindicatif pour les humains qui doivent ouvrir les yeux : « Faut-il que les hommes aient peur pour qu’ils ouvrent leur cœur ? » (OU : 51). Le cœur dont parle la narratrice ici s’apparente à la sensibilité, à l’autorégulation des comportements destructeurs qui caractérisent l’homme et qui lui ont permis de s’ériger en modèle et en maître. Au lieu de subir les conséquences de leurs actes, ils préfèrent ne pas affronter leur châtiment :

Les hommes détalent, ils ont tort. Ils devraient rester pour voir que leurs maisons ne sont rien, que leurs villes sont fragiles, que leurs voitures se retournent sous le vent. Ils devraient rester car tout ce qu’ils ont construit va être balayé. Il n’y aura plus d’argent, plus de commerce et d’activité. Nous ne sommes pas à l’échelle de ce qui va venir. Le vent va souffler et il se moque de nous, ne nous sent même pas. Les fleuves déborderont et les arbres craqueront. Une colère qui nous dépasse va venir […] Le vent ne nous appartient pas. Ni les bayous. Ni la force du Mississipi. Tout cela nous tolère le plus souvent, mais parfois, comme aujourd’hui, il faut faire face à la colère du monde qui éructe. La nature n’en peut plus de notre présence, de sentir qu’on la perce, la fouille et la salit sans cesse. Elle se tort et se contracte avec rage. (OU : 53).

La fuite de certains hommes traduisant leur impuissance et leur irresponsabilité les rend lâches. Ils sont incapables d’assumer leur désordre, de recevoir la colère de la naturequ’ils ont offensée. Cette île apparait comme le processus d’aboutissement d’un acte ignoble, d’une infamie. Les responsables ne s’attendaient pas malheureusement à ce retour de la nature plus coriace, plus cruel : « […] Elle nous en veut et Malogan parlait des tuyaux de gaz et de pétrole, de ces milliers de tuyaux dont on perçait la terre et qui avaient toujours soif. L’homme prenait sans cesse, sans n’avoir plus rien à donner et cela le dégoûtait » (OU : 58). La destruction de la ville n’est que la conséquence de la déshumanisation des hommes qui optent pour des perspectives monistes en privant la terre de tout sans se soucier de ce qu’elle peut ressentir, sans rien lui apporter comme source alternative : « On a tout pris […] Et maintenant, au lieu de donner, on continue à prendre. Pour Malogan, la nature le sentait, l’égoïsme de l’homme et elle s’en irritait » (OU : 58).

L’île n’est désormais qu’un vil souvenir. Les affres de l’ouragan plongent les personnages dans une longue et profonde réminiscence, une méditation qui doit être nourrie par le regret et la nostalgie. La « fureur du vent qui bat le corps » (OU : 59) est une preuve de la dégénérescence de cette ville dont les rapports entre les différents habitants se sont toujours révélés conflictuels, crisogènes du faits des différences raciales. Toutefois, pendant que certains reconnaissent leur tort en cette colère de la nature et décident d’en assumer les conséquences, d’autres, par contre, sont animés par l’esprit de peur et d’angoisse, de refus catégorique de subir le courroux de l’objet de leur oppression. La fuite parait être la solution idoine. La symbolique de l’insularité, en rapport avec ces catastrophes, dévoile une triple significativité : il est d’abord un paradis enchanteur dans lequel l’homme trouve la félicité, ensuite il est un lieu d’exil volontaire ou forcé, enfin il est un espace où l’homme est à la quête de son essence.

Il est noté dans ces textes, en outre, une volonté notoire de conservation de l’identité d’origine qu’elle n’a pas oubliée. La répétition à valeur emphatique récurrente dans son expression et tout le long du récit est une illustration parfaite de l’attachement à l’identité d’origine : « Moi, Joséphine Linc. Steelson, négresse depuis cent ans ». Par ce rappel doublement pronominalisé, la narratrice jette les bases de ses origines qu’elle porte fièrement et ne ressent même pas l’envie de s’en séparer. L’impasse dans laquelle se trouvent plusieurs personnages s’explique autant par l’aliénation de ces insulaires que par l’absence du souvenir du lieu originel, de ses valeurs. Les forces écologiques qui interviennent dans les deux récits dévoilent une charge mémorielle non négligeable, laquelle permet d’expliquer le présent et d’envisager l’avenir, de sortir de l’anthropocène. En faisant l’historiographie de la succession des différents cyclones qui se sont abattus sur la Guadeloupe (p.27 et 77), le narrateur de L’Île et une nuit voudrait développer un système de mémoire que tous, habitants ou pas de cette île, doivent garder en souvenir. Il crée ainsi une mémoire collective. Aussi, la personnification de ce fait écologique au fil du temps en leur attribuant des noms humains renforce-t-il davantage cette stratégie de construction mémorielle.

Notons cependant que la fonction de mémoire dans laquelle s’inscrivent ces œuvres peut être perçue tant au niveau interne de ces récits, dans sa microstructure ou son organisation interne qu’au niveau macrostructurel, c’est-à-dire à l’extérieur des œuvres en termes de leçon. En effet, le texte littéraire ne devant plus seulement se lire comme un vase clos de récits dépossédés d’une vérité unificatrice et d’interrogations, doit s’appréhender selon le binôme « littérature-collectivité[5] » qui fait que la littérature soit en plus un instrument au service de la collectivité. Ces romans que l’on peut qualifier de récits apocalyptiques ou postapocalyptiques symbolisent une seule entité mnémonique visant à orienter la vision des lecteurs sur la façon de percevoir leur environnement, la manière de s’en servir. Il est clair que, par ces récits dysphoriques parfois empreints de nostalgie, ces auteurs apparaissent comme de excellents gardiens de la mémoire collective, car visent à orienter la façon d’habiter la terre au risque de se retrouver dans le spectre affligeant des catastrophes comme celles décrites dans ces textes. Toutefois, au-delà de la fonction mémorielle, l’environnement représenté permet « la mobilisation de la mémoire au service de la quête, de la requête, de la revendication d’identité[6] ».

La crise identitaire qui intervient dans ce cadre découle de la rupture qui s’est opérée entre la nature et les personnages au point qu’ils se retrouvent dans une situation d’inconfort, de déni identitaire du fait du retour à la charge de la nature et dont seule « la prise de conscience de l’identité originale perdue […], [les] appelle à une (re)construction d’une identité, d’une appartenance qui [les]convient[7] ». Chez Maximin et Gaudé, l’identité de départ est totalement/partiellement perdue du fait des catastrophes qui secouent les îles à n’en point finir. Les personnages ressentent comme une violation de leur être, extériorisée par leur instabilité psychologique et l’impossibilité de se mouvoir comme d’antan. On peut entendre le narrateur de Ouragan dire : « Les gens ont peur, suent, se dépêchent pour ne pas perdre une minute » (OU : 35). Cette peur et cet état d’esprit trouble, signes d’une instabilité significative, dévoile une certaine crise identitaire, laquelle contraint les personnages à la (re)conquête d’une autre. L’identité perdue avec douleur est substituée par une nouvelle acceptée avec peine. C’est une identité qui s’impose et avec laquelle on est désormais condamné à vivre. D’aucuns en sont déjà habitués à l’instar de Joséphine Linc. Steelson qui déclare d’ailleurs : « La tempête approche et elle sera pour eux, comme toujours, les miséreux aux vies usées, et pour eux seuls » (OU : 35-36). On peut également, à la suite de cette intégration, relever l’attitude stoïque qui la caractérise dans l’expression « il peut compter sur moi, je ne vais pas fuir cette fois » (OU : 39) ou encore « elle se barricade, dans cette maison où personne ne viendra la prévenir de quoi que ce soit, elle se barricade loin du monde » (OU : 43). C’est, pour elle, la manifestation du refus de fuite en même temps que l’acceptation du nouveau soi, de sa nouvelle identité inséparable de ces catastrophes. Marie-Gabriel chez Maximin souscrit, elle aussi, à cette dynamique identitaire.

À cette reconstruction/affirmation identitaire, on peut adjoindre la quête d’une identité collective. Ces productions littéraires militent pour une cause qui dépasserait les frontières géographiques pour fédérer les essences. S’interrogeant dans un de ses articles en 2014 « le monde est-il en danger ? », Anaïs Boulard, au travers des arguments bien structurés, répondait par l’affirmative. En effet, l’observation des menaces écologiques et leurs récurrences dans les débats montrent aujourd’hui que le monde se trouve dans une véritable crise écologique qui n’est plus seulement le propre d’une seule nation, mais de toutes même si les degrés d’implication peuvent varier en fonction d’un ensemble de faits. À l’origine de cette déstabilisation se trouve la quête d’une modernité plus reluisante, d’un progrès qui fait fi des conceptions traditionnelles. L’évidence est que les mutations sociales sont inévitables, mais elles doivent être entretenues par un ensemble de codages et de quadrillages. Dénis Ghislain Mbessa conçoit, de ce point de vue, la modernité comme « la préservation du passé au présent et du présent à l’avenir, des valeurs qui contribuent à la défense, la promotion et la sauvegarde de la dignité humaine[8] ».

Ouragan et L’Île et une nuit présentent des environnements en dégénérescence à travers les catastrophes qui s’abattent et se répètent sans cesse. Les personnages de ces deux œuvres sont à la recherche de leurs identités contenues dans « le long gémissement qui accompagne le passé[9] ». Ce n’est donc pas anodin de remarquer la profondeur de la douleur de Joséphine Linc. Steelson dans Ouragan et Marie-Gabriel dans L’Île et une nuit lorsqu’elles font le récit de ce qui leur arrive en même temps que le procès des humains qui en sont responsables. Toutefois, la douleur ressentie n’éradique pas l’opiniâtreté qui caractérise leurs êtres. C’est pourquoi elles optent pour la résistance. Le chaos pour elles n’est pas la fin, mais un tremplin pour saisir leur identité, l’identité de leurs îles. Édouard Glissant qualifie cela de poétique de la relation qu’il conçoit comme suit : « J’appelle Poétique de la Relation ce possible de l’imaginaire qui nous porte à concevoir la globalité insaisissable d’un tel Chaos-monde, en même temps qu’il nous permet d’en relever quelque détail, et en particulier de chanter notre lieu, insondable et irréversible[10] ». Ces écrivains développent de ce fait une philosophie de reconnexion au lieu comme fondement même de l’expression de soi. En même temps, l’insularité renferme une pléthore de fonctions pour l’écrivain comme le conclut Dominique Ranaivoson : « L’insularité est pour les écrivains de la zone à la fois une donnée géographique, un état d’esprit et un mode d’écriture qui les met dans une position d’isolement à la fois subi, consenti, revendiqué et combattu[11] ».

Conclusion

Les crises environnementales dans les littératures marginales, notamment insulaires, ont acquis désormais la force de l’évidence. Elles sont, décidément, le Sisyphe insulaire et cette puissance réformatrice voire transformatrice des expériences sociales, environnementales et anthropologiques des personnages qui se cherchent, se découvrent et s’autopensent. Cette lecture croisée faite sur les deux œuvres de ces écrivains géographiquement distants a permis d’autopsier le malaise de ces territoires insulaires à travers des catastrophes dont ils sont malheureusement victimes. Loin d’être de simples plaidoyers pour la protection de l’environnement, ces écotextes s’insurgent contre le déni de soi pour favoriser l’acception de soi, la définition d’une identité générique et irrévocable qui devra désormais se construire dans /avec les catastrophes.

Bibliographie 

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  • WALCOTT, Derek Alton, Café Martinique, traduit par Béatrice Dunner, Monaco, Editions du Rocher, coll. « Anatolia, 2004.

Note

[*] Ce titre sera abrégé OU dans la suite de l’analyse.

[**] Il sera, quant à lui, abrégé INU.

[1] Cette expression désigne les productions périphériques qui se situent hors de l’espace littéraire français considéré comme le centre.

[2] Robert Fotsing Mangoua, « De l’intermédialité comme approche féconde du texte francophone », Communication présentée au séminaire des Départements de français du 29 octobre au 03 novembre 2013, p.7.

[3] Léonora Miano, Blues pour Elise, Paris, Plan, 2010, p.13.

[4] Peter Utz, Kultivierung der Katastrophe. Literarische Untergangsszenarien aus der Schweiz, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2013, p.25.

[5] Denis Benoit, Littérature et engagement : de Pascal à Sartre, Paris, Seuil, 2000, p.21.

[6] Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p.98.

[7] Paul Kana Nguetse, « Cataclysmes naturels, enjeux environnementaux et stratégies de résistance dans L’Île et une nuit et Soufrières de Daniel Maximin », in Paul Kana Nguetse & Robert Fotsing Mangoua, Littératures francophones et géographie, Cameroun, Presses Universitaires de Dschang, 2019, p.224-225.

[8] Denis Ghislain Mbessa, Les rongeurs de troncs. Plaidoyer pour la préservation de la biodiversité et de l’ethnodiversité, Paris, Jets d’Encre, 2018, p.129.

[9] Derek Alton Walcott, Café Martinique, traduit par Béatrice Dunner, Monaco, Editions du Rocher, coll. « Anatolia, 2004, p.94.

[10] Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997, p.22.

[11] Dominique Ranaivoson, « Entre géographie et imaginaire. L’impossible archipel indianocéanique », in Anai sabel Moniz, Dominique Faria, Leonor Coelho & José Domingues de Almeida, L’île : images, imaginaire et fiction, Porto, Universidade do Porto – Faculdade de Letras, 2014, p.147.