La problématique du retour d’exil dans les romans de Kaoutar Harchi, L’ampleur du saccage et de Tahar Ben Jelloun, Au pays

La problématique du retour d’exil dans les romans de Kaoutar Harchi, L’ampleur du saccage et de Tahar Ben Jelloun, Au pays

 

Ichola Marcel BALOGOUN
Université de Montpellier Paul-Valery

Abstract

Exile is rarely viewed as a permanent departure. Instead, it often carries the hope of return temporary or final. This return, or reverse migration, is no longer an escape to build a new life, but a return “home,” to a place once familiar yet now distant. The exile faces inner conflicts marked by paradox and ambiguity: How to reconcile identity, memory, and change? The return can be both a redemption and a rupture. This study explores how the return is depicted as an enigmatic yet possible future in Au pays by Tahar Ben Jelloun and L’Ampleur du saccage by Kaoutar Harchi. Through literary strategies, the novels portray the return not just as personal resolution, but also as a metaphorical and political opportunity, suggesting a broader reflection on Africa’s future and the vital role of its diasporas.

Keywords: Exile – return – identity – origins – myth – dream – perspective – possibilities – development – culture.

Introduction

La question du sujet se situe à l’intersection de la littérature, de la philosophie, de la sociologie et de la politique, offrant un terrain fécond pour explorer des problématiques complexes telles que celle du retour d’exil. Ce dernier se présente comme une énigme à la fois personnelle et collective, marquée par des tensions entre mémoire, identité, culpabilité, espérance et désillusion. Dans les littératures francophones, cette problématique est particulièrement saillante (Malela et Parfait 2022), notamment dans L’ampleur du saccage (2011) de Kaoutar Harchi et Au pays (2009) de Tahar Ben Jelloun, deux romans qui mettent en scène des figures de la diaspora africaine confrontées à l’épreuve du retour.

Nous formulons l’hypothèse que le retour d’exil y est représenté comme une expérience ambivalente, à la fois intime, existentielle et sociopolitique, révélant un sujet tiraillé entre déracinement et quête de réconciliation. Pour en rendre compte, cette étude adopte une approche comparatiste et discursive, en analysant les stratégies narratives et les tensions internes qui traversent les deux récits. L’analyse s’articulera en cinq axes : nous commencerons par définir les notions d’exil et de retour, avant d’interroger la dialectique entre retour chez soi et retour sur soi. Nous explorerons ensuite le paradoxe nostalgique et mémoriel, avant d’examiner les figures contrastées du retour – entre odyssée pénitente et épopée rêvée. Enfin, nous ouvrirons une réflexion sur le retour comme perspective d’avenir et de reconstruction pour les diasporas africaines.

La notion d’exil et de retour

Le thème de l’exil est régulièrement abordé dans les études littéraires francophones (Coulibaly et Konan et al. 2015) et même dans d’autres sciences sociales (Akoka 2020) tant il est polysémique. Du latin exsilium ou bannissement, le petit Larousse illustré définit l’exil comme « une situation de quelqu’un qui est expulsé ou obligé de vivre hors de sa patrie» ; ce qui traduirait aussi une forme de bannissement. C’est aussi la situation de quelqu’un qui est obligé de vivre ailleurs pour s’épanouir Chraïbi par exemple se révolte contre l’intolérance et le passéisme de la famille et de la société marocaine : « Je suis parti pour partir, pour m’épanouir en dehors d’un monde fermé et sclérosé » (Chraïbi 5-10).

L’’exil désigne donc le « hors de chez soi », c’est-à-dire une forme de déracinement, d’expulsion, voire de rejet ou de bannissement qui contraint le Sujet à un déplacement s’il tient à la vie ou mieux encore à un mieux-être. Intervient à partir de ce moment-là, une migration vers un « ailleurs », vers un « inconnu » qui peut être passagère ou temporaire ou encore définitive. L’exil met en évidence un déracinement de l’espace géographique auquel l’on est familier sans compter les objets et autres lieux matériels et immatériels qui nous lient d’une manière ou d’une autre de façon intrinsèque. Qu’il soit contraint ou volontaire, l’exil nous sépare de notre terre natale, de cette terre qui restera à jamais ce lieu qui nous introduit dans l’existence. L’exil met en évidence aussi le temps pendant lequel l’on est parti. C’est un temps qui est fait de souvenirs et de douleurs, un temps nostalgique que la vie d’ailleurs, qu’elle soit meilleure ou pas, ne saurait effacer, car, elle reste profondément ancrée en nous. Kundera lui-même dans L’Insoutenable légèreté de l’être, interprétait l’exil comme une suspension abstraite de l’être ou du Sujet exilé dans un « espace vide au-dessus de la terre » comme pour signifier le caractère intermédial de l’exil ou plus exactement du lieu d’exil : « Qui vit à l’étranger marche dans un espace vide au-dessus de la terre sans filet de protection que tend à tout être humain le pays qui est son propre pays, où il a sa famille, ses collègues, ses amis, et où il se fait comprendre sans peine dans la langue qu’il connait depuis l’enfance » (Kundera 116).

L’exil comme lieu s’affirme dès lors, avec une densité paradoxale, comme s’étoffant de ce qui est perdu. Il gagne la dignité du lieu par le mouvement même qui nous en éloigne et nous en sépare. Marcel Proust s’inscrivant dans cette réflexion trouve que : « même à un simple point de vue réaliste, les pays que nous désirons tiennent, à chaque moment beaucoup plus de place dans notre vie véritable, que le pays où nous nous trouvons effectivement » (Proust 383). De fait, l’exil institue un lien voire bien plus qu’il ne le suppose, créant une ouverture que traduit Nietzsche en ces termes : « Hélas, où pourrais-je encore monter dans ma nostalgie ? Du haut de tous les sommets, je cherche du regard le pays de mes pères et de mes mères. Mais, je n’ai trouvé de patrie nulle part, je ne suis jamais qu’un passant dans toutes les villes, et en partance sur tous les seuils […]. Je n’aimerai donc plus que le pays de mes enfants, l’île inconnue au cœur de mers lointaines. C’est sur elle que je mettrai le Cap sans me lasser » (Nietzsche 167). Le rapport de l’exilé avec son pays apparaît de facto compliqué tel un nœud gordien dont le dénouement éviterait à bien des égards la condamnation de nombreuses personnes à l’exil ; exil qui est due à l’ignorance, aux guerres, à la géopolitique et à la problématique de la hiérarchisation des valeurs. Ainsi que le mentionne Monique Selz :

Universalité et Singularité sont deux caractéristiques de l’exil : l’exil est ce qui parle de la séparation originaire c’est-à-dire de ce mouvement de séparation sans lequel il n’y a pas d’accès à la subjectivité, d’où la nécessité universelle d’en passer par l’exil. Mais, par ailleurs, insister sur la singularité de l’exil, c’est aussi se pencher sur ce que seront les particularités pour chaque Sujet, du parcours qu’il aura à assumer. L’exil ne parle pas seulement d’une réalité géographique, ou s’il en parle, c’est bien souvent sur un mode métaphorique et symbolique. (Selz 122).

Quand on évoque donc l’exil, qu’il soit « intérieur », ou « extérieur » ou sous quelques formes que ce soient, c’est d’abord et avant tout une mise en action, une mise en mouvement vers un « ailleurs » qui postule forcément un déracinement, une rupture, un arrachement culturel, social ou familial, géographique ou territorial que le Sujet exilé devra assumer quand viendra l’heure du retour, du « Grand Retour. ». Mais qu’est-ce qu’en réalité le retour ? A qui est-ce qu’il s’adresse ? Et comment est- ce qu’il est engagé ?

La notion de retour vue comme un mouvement dynamique et rétrospectif s’inscrit dans une double dimension à savoir : une dimension géo-spatiale et une dimension temporelle. La dimension géo – spatiale est liée à la terre natale dont on s’est séparée pendant certainement longtemps et que l’on s’apprête à retrouver. La dimension temporelle fait référence au temps, à la période ou à la durée d’exil du Sujet. L’exil et le retour sont comme deux faces d’une même pièce. On ne peut parler de « retour » sans au préalable « un aller », sans sortir, sans exil, sans le premier déplacement vers un « ailleurs ». Les interprétations du retour comme métaphore de l’exil débouchent sur deux approches principales. Elles fonctionnent comme conception axiomatisant l’époque que comme principes constitutifs de la poétique : ce sont la « répétition » interprétant le retour comme répétition du même, et la variation comme retour éternel vers les valeurs essentielles de l’existence. Dans l’ampleur du saccage comme dans Au pays, on peut constater que l’idée principale des auteurs n’est pas d’ « illustrer des thèses préétablies, ou de transmettre un message, mais à l’inverse de déstabiliser nos certitudes […] d’explorer dans l’expérience humaine des zones de paradoxe, d’indécision, d’ambiguïté […] » (Scarpetta 59). Par ailleurs, le retour, en Grec, se dit nostos. Algos signifie souffrance. La nostalgie est donc la souffrance causée par le désir inassouvi de retourner […] » (Kundera 9-11).

Ainsi, en explorant les sens possibles du retour du point de vue sociologique, linguistique, historique, anthropologique, de la notion du retour, du Grand Retour ou du retour éternel selon l’appellation de Nietzsche, on en vient à une idéalisation universaliste de l’idée du retour. Albert Camus, un autre grand écrivain ayant fait l’expérience de l’exil va s’essayer à définir l’éternel retour en ces termes. On comprend mieux le retour éternel si on l’imagine comme « une répétition des grands moments comme si tout visait à reproduire ou à faire retentir les moments culminants de l’humanité » (Camus 28). Cette répétition tout comme cette insoutenable responsabilité, ne sont rien d’autre que la résultante d’un enchaînement de situations et de faits aggravant en l’occurrence l’exil prolongé ; lequel exil lorsqu’il est prolongé n’est pas sans conséquence. Quand on évoque donc la notion de retour, c’est d’abord et avant tout une mise en action, une mise en mouvement, un déplacement vers, non plus un « ailleurs » comme un saut vers l’avant pour se sauver, se libérer, se construire ou se reconstruire, mais plutôt vers un « chez-soi » duquel, l’on a pris de la distance pour diverses raisons. Et bien évidemment, lorsque ce retour est entrepris, il postule dans un premier temps, une rupture, une distance avec le « nouveau monde » que le Sujet exilé s’est construit avec peine, détermination, endurance et concessions.

 

Dans un second temps, la notion de retour postule également un saut en arrière, un saut vers un Monde qui nous était familier, mais qu’on a laissé pendant longtemps et même très longtemps et qui devient étranger dès lors qu’on se souvient de lui ou qu’on le retrouve. Cela induit des inconnues sur les possibles changements advenus au cours de cette période d’absence : changement de mentalités, changement de regards sur l’émigration et sur les émigrés, changements sur la rémigration et sur les remigrés, changements interculturels, changements politiques, changements climatiques, etc.

Le retour chez soi est-il un retour sur soi ?

D’emblée, lorsqu’il est acté, le retour « chez soi », est généralement le fruit et l’aboutissement d’une longue réflexion car on ne décide pas d’un jour au lendemain de quitter une vie construite dans la douleur et pendant des années pour un retour dans l’inconnu. C’est le cas de Mohamed dans Au pays de Tahar Ben Jelloun qui décide de retourner au pays après quarante ans passées en France ; un retour mue par un attachement au pays natal : « Quarante ans de présence en France ne l’avait pas changé Il était resté intact […] il était naturellement, hermétiquement fermé. Rien de la France ne trouvait de place dans son cœur, dans son âme » (Jelloun 130).

Dans L’Ampleur du saccage de Kaoutar Harchi, c’est plutôt l’ardent désir et le besoin de découvrir ses origines, son histoire, son identité qui amène Arezki à retourner sur cette terre algérienne qu’il a vu naître dans de sombres concours de circonstances, car il finira par découvrir qu’il est le fruit de l’inceste (Harchi 107). Dans les deux cas et même si les deux motifs de retour ne s’équivalent pas, il ressort que le retour au pays natal prend source et engage de façon intrinsèque un retour sur soi, c’est-à-dire une réflexion, un questionnement profond sur fond d’introspection et de rétrospection qui évoque chez le sujet en situation des instances comme : la conscience, l’inconscience, le moi, l’individualité, etc.

Par ailleurs, il convient de noter dans le prolongement de ce qui précède que chez le sujet en instance de retour, il demeure une ambiguïté de taille, voire une énigme que Laferrière, pour sa part, traduit en ces termes : « C’est plus facile d’apprendre que de réapprendre, mais le plus dur c’est encore de désapprendre » (Laferrière 127). Même si Mohamed, dans au pays, pense n’avoir rien perdu de son pays natal, du bled comme il aime l’appeler, de n’avoir rien intégré de la France après y avoir passé quarante ans, et donc de ce fait retourne intact au pays, il demeure difficile de croire une telle imperméabilité comme le mentionne Vasquez : « L’exil prolongé signifie une déchirure avec le passé individuel ; il force à recommencer, à renaître ailleurs, entraîne un processus de trans-culturation où chacun est amené à découvrir les espaces et les pratiques qui jusqu’alors lui étaient inconnus » (Vasquez-Bronfman 222).

Le retour « chez soi » marque à la fois la volonté de rupture avec le passé qu’on laisse derrière soi et le désir de construction d’un présent qu’il faut désormais réapprendre. C’est un processus qui peut paraître aliénant et désenchantant car éprouvant. C’est ce qui semble ressortir des affirmations contradictoires du discours de la narratrice de Mokeddem, rebelle à tout « encrage » tout en ayant la nostalgie du pays natal : « Je ne suis qu’une tension qui s’égare entre passé et présent, un souvenir hagard qui ne se reconnaît aucun repère » (Mokeddem 83). Mieux, cette ambiguïté réside dans le dilemme entre le désir de liberté, de fuite, le désencrage d’un côté et la prise de conscience de la perdition dans un espace-temps et sans repère de l’autre. Autrement dit, ajoute-t-elle « à force de partir, vous vous déshabituez de vous-même. Vous vous déshabitez, vous n’êtes plus qu’un étranger partout » (Mokeddem 83). Dans L’Ampleur du saccage, Arezki, de retour au pays natal en quête de réponses et de repères s’est retrouvé sans repères, le plongeant un peu plus dans un vide que décrit Kundera en ces termes : « Qui vit à l’étranger marche dans un espace vide au-dessus de la terre sans filet de protection que tend à tout être humain le pays qui est son propre pays, où il a sa famille, ses collègues, ses amis, et où il se fait comprendre sans peine dans la langue qu’il connait depuis l’enfance » (Kundera 116).

Dans une forme de confidence, Albert Memmi confirme le lien qui sous-tend le retour « chez soi », le retour « sur soi », en affirmant : « lorsque j’ai regardé Paris à nouveau, j’ai apporté deux convictions contradictoires que je n’ai jamais tout à fait conciliées. J’étais inexplicablement lié à ce pays et à la fois la certitude […] Et à la fois la certitude que je ne pourrais pas y vivre » (Memmi 95). Cette énigme du retour montre en réalité que, dans la conscience et l’imaginaire du sujet, a demeuré le besoin inassouvi et inavoué de revenir sur sa terre natale car, comme l’affirme Mohamed dans Au pays, « […] les anciens ne nous ont pas préparés, ils ne nous ont rien dit. Jamais ils n’auraient imaginé que des hommes quitteraient leur terre pour aller à l’étranger » (Jelloun 68).

Le paradoxe nostalgique et mémoriel

Il est courant de constater chez le sujet exilé l’omniprésence d’un paradoxe nostalgique et mémoriel qui tend à le paralyser parfois. C’est le cas de Mohamed : « Il était triste, tellement triste que sa mémoire se bloqua sur le jour de son arrivée en France » (Jelloun 1014). Ainsi, le sujet se retrouve donc tiraillé entre la joie et le soulagement du retour au pays natal mais aussi l’énorme angoisse que suscite la réadaptation à ce monde autrefois familier qui lui est devenu dorénavant étranger. À cela s’ajoute également le manque et donc la nostalgie de ce monde de l’exil auquel il a tourné le dos. Il naît alors pour ainsi dire ce que Baudelaire appelle « une invitation au voyage, qui s’empare de [lui] dans les froides misères, cette nostalgie du pays qu’ [il] ignore, cette angoisse de la curiosité […] », (Baudelaire 320) à laquelle il peut donner suite ou pas. Et quelle que soit la décision qu’il prendra, il y figurera la pensée de Merleau-Ponty pour qui « notre corps et notre perception nous sollicitent toujours de prendre pour centre du monde, le paysage qu’ils nous offrent. Mais ce paysage n’est pas nécessairement celui de notre vie. Je peux « être ailleurs » tout en demeurant ici, et si l’on me retient loin de ce que j’aime, je me sens excentrique à la vraie vie » (Merleau-Ponty 338). Dans Au pays, Mohamed semble vivre ce tiraillement qui se traduit dans sa volonté de construire sa maison de rêve au pays. (Jelloun 129) afin de pouvoir réunir sa famille et surtout ses enfants dont sa femme et lui observa n’être plus en possession, récupérés par la France : « Elle avait compris depuis longtemps que ces filles et garçons ne leur appartenaient plus, qu’ils avaient été engloutis dans le tourbillon de la France, qu’ils aimaient leur vie et qu’ils n’avaient ni remords, ni regrets. Elle les avaient vus partir et savait qu’elle n’avait pas les moyens de les retenir, de les garder auprès d’elle et de son mari […]. La rue les embarquait vers l’aventure, vers de nouvelles rencontres, vers une autre vie bien différente de celle de leurs parents dont il n’y avait presque rien à retenir » (Jelloun 124). Mais une difficulté demeure chez Mohamed : celle de se réconcilier avec lui-même et les siens car observe le narrateur : « Il a vu vivre ainsi son père et son grand-père et il était tout à fait naturel de poursuivre la même vie. Il n’était pas le premier de la tribu à émigrer » (Jelloun 99).

Dans L’Ampleur du saccage, c’est ce paradoxe nostalgique et mémoriel qui se mêle à la culpabilité qui fait réagir Arezki en ces termes : « […] je voudrais fermer les yeux et que ces images disparaissent, quittent ma mémoire tatouée. Mais comment oublier le visage de Riddah et, lorsque Si Larbi s’est écroulé au sol, les terribles cris qu’il a poussés, venus du tréfonds de ses entrailles ? » (Harchi 115). C’est aussi là, une interrogation majeure à laquelle l’exilé ne peut apporter une réponse satisfaisante sinon, la seule plausible qui vaille est de vivre avec toutes ses expériences en étant ouvert à d’autres horizons. C’est ce que fait remarquer Memmi en affirmant : « […] en gagnant Paris la première fois je croyais avoir définitivement laissé derrière moi mon groupe d’origine ; en rentrant à Tunis je vérifiai que l’on ne quitte rien ni personne complétement » (Memmi 202). Cela revient à questionner dans le même temps la valeur du temps à travers les notions de présent et de passé sur le sujet exilé. Se penchant sur la question Henri Bergson dans Matière et Mémoire s’exprime en ces termes : « La question est précisément de savoir si le passé a cessé d’exister, ou s’il a simplement cessé d’être utile. Vous définissez arbitrairement le présent ce qui est, alors que le présent est simplement ce qui se fait. Rien n’est moins que le moment présent, si vous entendez par là cette limite indivisible qui sépare le passé de l’avenir » (Bergson 166). Au moment du retour, le temps passé en dehors de « chez soi » semble soudain suspendu dans son évolution, une parenthèse se ferme (momentanément) et ce retour « chez soi » et « sur soi » s’accompagne d’un désir de maîtrise du temps et de réappropriation de l’espace.

Le retour : chemin épique ou odyssée pénitente

Le retour au pays natal peut prendre une allure épique comme celle dont a rêvé Mohamed : « Il se voyait tout de blanc vêtu accueillir les autorités venues inaugurer la maison idéale de l’émigrer modèle, celui qui avait toujours transféré une partie de son salaire au Maroc, celui qui avait investi dans son pays et qui se promettait de rapatrier toute sa famille […] » ( Jelloun 123), ou une allure tragique, pénitente ou dramatique comme c’est le cas dans L’Ampleur du saccage : « Je ne suis que moi, Arezki Boudjaja, fragile et dangereux. Les épreuves de la vie m’ont poussé à m’adapter continuellement, à me cacher, à transformer mon apparence, à dormir chaque nuit dans un lieu différent mais jamais mes douleurs et mes interrogations, celles qui me définissent, n’ont changé L’obsession de mes parents, mes carences affectives et sexuelles, mes excès de violence me suivent à la trace. J’ai appris à ne plus les fuir. Je ne pourrais pas affirmer que je les accepte. Disons simplement que je m’y soumets avec plus d’intelligence, conscient que la quête des origines n’a rien de bon, qu’aucune fille ne m’aimera et que chaque jour est une lutte » (Jelloun 114). Ce propos met en lumière une souffrance intime et un état vulnérable du sujet. La coordination des deux adjectifs « fragile et dangereux » met en lumière un paradoxe intérieur : une sensibilité très marquée mais aussi une menace potentielle à la fois envers lui-même ou les autres ce qui traduit un vécu difficile. Si l’on postule que la fragilité est humaine, la dangerosité en revanche semble découler des blessures non guéries du passé. Les « épreuves de la vie » vécues par le sujet ont façonné en lui un mécanisme de survie fondé sur l’adaptation constante et le camouflage traduit dans le verbe pronominal « me cacher », puis dans les groupes verbaux « transformer mon apparence » et « dormir chaque nuit dans un lieu différent ». Cela traduit une errance physique et psychique, une fuite de soi-même et du monde. Pourtant, derrière cette apparence mouvante, ses douleurs profondes restent inchangées, témoignant de blessures intérieures profondes et non résolues.

Les « obsessions parentales, les carences affectives et sexuelles et les excès de violence » sont présentés comme des cicatrices héritées et intérieures, un poids familial qui devient un poids personnel. Le fait qu’il ait « appris à ne plus les fuir » traduit une forme d’acceptation lucide mais ambivalente, une soumission psychosociale plus qu’émotive. La reconnaissance que « la quête des origines n’a rien de bon » dénote une certaine résignation, voire un renoncement à chercher sans cesse une identité véritable. La phrase « qu’aucune fille ne m’aimera » révèle un sentiment d’exclusion affective et un pessimisme profond, accentuant la solitude. La vie du sujet est décrite comme une lutte quotidienne, sans trêve ni espoir apparent. Au demeurant, il faut cependant observer que l’émigré qui envisage un retour au pays natal ferait tout son possible pour que ce retour soit un retour épique dans la mesure du possible car sont enjeux son honneur, sa dignité, son avenir, son acceptation, sa réintégration. Car, cela peut s’avérer complexe comme le fait remarquer le narrateur d’Au pays : « Il fut pris d’angoisse quand il se rendit compte qu’il devenait un TME, travailleur marocain l’étranger. Avec le temps le TME s’est transformé RME, résident marocain à l’étranger. Où était la différence ? Résident faisait plus noble. Mais le regard que l’on portait sur vous ne changeait pas » (Jelloun 99). Il est attendu du sujet exilé qui retourne au pays qu’il ne déçoive pas une seconde fois dans sa capacité à contenter tout le monde et cela représente une charge psychologique significative de plus à gérer par le sujet exilé. C’est ce que fait observer Milan Kundera en affirmant que « dans le monde de l’éternel retour chaque geste porte le poids d’une insoutenable responsabilité » (Kundera 15).

Il est parfois attendu également du remigré qu’il reconnaisse sa culpabilité traduite dans son exil car dans l’imaginaire de certains de celles et ceux restés au pays, l’exil est une forme de trahison, « une insulte aux ancêtres et en quelque sorte une mutilation de l’âme » (Maalouf 60) dont il faut d’abord procéder à la confession puis ensuite à l’expiation en faisant par exemple beaucoup de dons et surtout le don de soi Ainsi l’exilé devra donc se battre pour reconquérir sa place parmi les siens Cette reconquête peut se solder plus ou moins positivement comme c’est le cas dans Au pays comme le témoigne le passage suivant : « Regarde autour de toi, personne n’a de maison aussi grande et aussi belle ; j’ai réussi, oui j’ai réussi, c’est une preuve qu’on peut partir l’étranger et revenir aussi intact que le jour où on a quitté le village, c’est formidable […] », (Jelloun 132) mais elle peut se solder également par un échec comme c’est le cas chez Arezki dans L’Ampleur du saccage. Après avoir vengé sa mère, cette mère dont il ne savait rien, Arezki s’est vu obligé par cette dernière de quitter définitivement cette « maudite » terre algérienne à la fois terre natale et terre de détresse et de désespoir éternel : « d’un geste de la main elle nous a fait comprendre que nous devions partir sans jamais revenir car le cercle des représailles ici avait été brisé. D’ici-bas. J’ignorais ce qu’elle pensait de moi, si j’étais à ses yeux un fils ou le meurtrier de son autre fils ou les deux à la fois ou rien. Je n’ai pas insisté » (Jelloun 115). Albert Memmi, fait ressortir la même difficulté dans Agar. Le couple mixte formé par Marie (française et chrétienne) et le narrateur (tunisien et juif) ne réussira pas à surmonter ses divergences accentuées par la reprise de contact avec la famille du narrateur et subira le poids de la présence envahissante de la communauté lors du retour et de l’installation en Tunisie. À l’entame de l’œuvre, le narrateur se préoccupe de ce que pense sa femme Marie, au point de vouloir connaître ses sentiments sur sa famille et se questionne : « Comment allait-elle juger les miens ? Si différents d’elle par les mœurs, la religion, la langue » (Memmi 23). Pour ainsi dire donc, le retour au pays natal loin d’être une simple formalité peut s’avérer une véritable inconnue dans laquelle se projette l’exilé. Pour autant faut-il croire que le retour au pays natal de nos jours est une illusion comme s’interrogeait Kundera : « l’épopée du retour appartient-elle encore à notre époque ? » (Kundera 65).

Le retour comme perspective d’avenir et de reconstruction

Si l’on postule les raisons qui tendent à justifier l’échec ou la difficulté de la réalisation de l’épopée de retour des sujets diasporiques d’Afrique, il serait bien évidemment difficile de prétendre à embrasser toute la dimension positive que véhicule la dynamique du « come-back to Africa. » En revanche, si l’on prend en considération les dynamiques de changement économiques, sociales, culturelles, politiques, historique, démographique de ces dernières années, on pourrait « penser » le retour dans une perspective de reconstruction et de développement exempte de stéréotypes, de clichés, de rejets, d’hypocrisie et de haine. Avec une population majoritairement jeune et plus d’un quart des ressources de la planète, le continent africain se positionne comme le continent d’avenir, avec plus d’indicateurs de développement et de performance.

Et pour que l’Afrique soit désormais au rendez-vous de son histoire, il serait raisonnable, rationnel et judicieux de mettre à contribution l’élite, ou au sens plus large, la population diasporique, qui participe déjà à sa manière au développement du continent par la quantité de capitaux qui y sont transférés. Mieux, certains exilés sont aussi des entrepreneurs à distance. Mohamed n’a pu être entrepreneur ni travailler de nouveau à son retour au pays, car il est rentré au pays natal, donc au bled, très âgé. Après quarante ans passées à travailler dans une usine française et admis à la retraite, Mohamed est resté sans cesse attaché à ce bled natal, où il construisit sa maison de rêve, qui devint aussi sa tombe. « La maison n’a pas été construite pour rien. Elle sera son tombeau, son marabout » (Jelloun 167). Il a tout prévu afin de mieux anticiper et mieux soigner son « Grand Retour » au pays.

Pour faire du retour au pays natal une réalité possible, réaliste et réalisable, il faut d’un côté la prise de conscience des exilés sur le fait que le pays de leurs ancêtres, le continent des origines, ne peut se développer sans eux, et qu’ils ont leurs contributions à apporter dans ce sens. L’option de rester à l’extérieur jusqu’aux portes de la mort, à l’instar de Mohamed, dans Au pays, n’est pas la meilleure qui crédite au mieux cette dynamique du « back to Africa ». Puis de l’autre, il faudra mieux accueillir ces exilés diasporiques conscientisés et les intégrer dans ladite dynamique afin de leur offrir un environnement sain, où ils peuvent mieux s’exprimer dans leurs apports au développement. Ce faisant, l’épopée du retour sera une réalité désormais intégrée à notre époque, portée par tout le continent et sa diaspora.

Conclusion

L’homme, peu importe son origine ou son identité, a pleinement le droit de se déplacer, de migrer ou de s’exiler vers un « ailleurs » qui lui convient, pour une durée qu’il choisit librement. C’est notamment le cas des diasporas africaines, qui s’exilent pour diverses raisons, avec l’espoir, souvent, de revenir un jour dans leur pays natal. Cependant, ce retour tant attendu peut ne jamais se concrétiser, ou bien se faire malgré de nombreuses difficultés et contraintes, avant comme après le retour. Il naît, pour ainsi dire, une problématique du retour d’exil qui représente une source de préoccupation aussi bien pour le sujet africain lambda que pour les fictions francophones dans leur globalité. Du nombre de ces dernières, deux œuvres ont servi de support principal à cette étude à savoir : Au pays de Tahar Ben Jelloun et L’Ampleur du saccage de Kaoutar Harchi. Elles ont particulièrement permis en effet de découvrir le regard que porte la littérature francophone sur la thématique de l’exil et du retour et les mécanismes de subjectivation qui l’institut en tant que récit anxiogène et axiomatique. Cet article s’est penché sur la question en s’évertuant d’apporter des éléments de questionnement et des pistes de réflexion susceptibles de nourrir la réflexion individuelle et globale sur le devenir du continent et surtout du rôle qui sera celui de sa diaspora, dont il est espéré vivement un retour. Le moment est donc arrivé pour que chaque exilé écrive dans la mesure du possible son Cahier d’un retour au pays natal.

Bibliographie

Akoka, Karen. L’Asile et l’exil : Une histoire de la distinction réfugiés/migrants. La Découverte, 2020.

Baudelaire, Charles. Le Spleen de Paris. Œuvres complètes, édité par Claude Pichois, vol. 1, Gallimard, coll. « Pléiade », 1975.

Ben Jelloun, Tahar. Au pays. Gallimard, 2009.

Bergson, Henri. Matière et mémoire. PUF, coll. « Quadrige/IDÉES », 1990.

Camus, Albert. L’Étranger. Gallimard, 1964.

Chraïbi, Driss. « Driss et nous : questionnaire établi par Abdellatif Laâbi. » Souffles, n° 3, 1er trim. 1967, p. 5-10.

Coulibaly, Adama, et Yao Louis Konan (éd.). Les Écritures migrantes : De l’exil à la migrance littéraire dans le roman francophone. L’Harmattan, coll. « Espaces littéraires », 2015.

Harchi, Kaoutar. L’Ampleur du saccage. Actes Sud, 2011.

Kundera, Milan. L’Ignorance. Gallimard, coll. « Folio », 2003.

—. L’insoutenable légèreté de l’être. Gallimard, 1984.

Laferrière, Dany. L’énigme du retour. Grasset, 2009.

Maalouf, Amin. Les Désorientés. Grasset, coll. « Romans francophones », 2012.

Malela, Buata B. et Cynthia V. Parfait. Écrire le sujet du XXIe siècle : Le regard des littératures francophones. Hermann, 2022.

Memmi, Albert. Le nomade immobile. Éditions du Rocher, 2000.

Merleau-Ponty, Maurice. Phénoménologie de la perception. Gallimard, coll. « Tel », 2005.

Mokeddem, Malika. L’Interdite. Grasset, 1993.

Nietzsche, Friedrich. Ainsi parlait Zarathoustra. Traduit par G. Brianquis, Flammarion, 2006.

Proust, Marcel. « Du côté de Swann ». À la recherche du temps perdu, vol. 1, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987.

Scarpetta, Guy. « Absolument récalcitrant ». Magazine Littéraire, n°. 507, 2011, p.58-59.

Selz, Monique. « L’exil : Une métaphore du cheminement analytique ». Le Coq-Héron, n°. 170, 2002, p. 115-125.

Vasquez-Bronfman, Ana. « La malédiction d’Ulysse ». Hermès, vol. 1, n°. 10, 1992, p. 213-224.