[1] Une autre version de cet article a été publiée, en portugais, sous un autre titre, dans: Climent-Espino, Rafael; Azara, Michel Mingote Ferreira de (orgs.) Perspectivas críticas da literatura brasileira no séc. XXI: prosa e outras escrituras. São Paulo: Educ, 2023.
Le retour en Afrique chez l’écrivain brésilien Edimilson de Almeida Pereira
Michel Mingote Ferreira de Azara
Universidade Federal de Juiz de Fora
Abstract
This article examines the poetics of return to Africa in the work of Brazilian writer Edimilson de Almeida Pereira, particularly through his 2010 poetry collection Homeless. Drawing on the theoretical frameworks of Paul Gilroy, Édouard Glissant, Achille Mbembe, and Lélia Gonzalez, the study explores how Pereira’s poetry reconfigures diasporic memory and identity through the imagery of the Black Atlantic and the ship as both site of trauma and locus of rebirth. The analysis highlights the interplay between language, displacement, and cultural residue, interpreting Homeless as an aesthetic excavation of suppressed Afro-Brazilian histories and ontologies. Pereira’s poetic language emerges as a micropolitical act of resistance, rooted in diasporic trace, fragmentation, and movement, aligning with concepts such as Afropolitanism, Amefricanity, and creolization. By weaving together multiple temporalities and geographies – from ancient Africa to contemporary globalized societies – the poet crafts a transnational and transcultural imaginary that challenges hegemonic narratives and articulates new modes of being in the world.
Keywords: Black Atlantic, diaspora, Afropolitanism, creolization, Edimilson de Almeida Pereira
Introduction
L’imaginaire de la diaspora noire s’est constitué et continue de se constituer sous le signe du flux, des passages, du mouvement, des multiples traversées et rencontres. Selon Paul Gilroy, l’horreur et la violence du navire négrier ont produit de nouvelles identités et cultures, et la diaspora noire se façonne dans l’entrelacement de « formes de vie géopolitiques et géoculturelles résultant de l’interaction entre systèmes de communication et contextes qu’elles incorporent non seulement, mais qu’elles modifient et transcendent également » (Gilroy 2000 25). Dans les mots de Glissant (2005), ces entrelacements configurent un processus de créolisation, marqué par l’imprévisibilité du résultat final.
Dans le recueil de poèmes intitulé Homeless (2010), de l’auteur brésilien Edimilson de Almeida Pereira, la circulation des mondes et des signes dans le contexte de l’Atlantique noir passe par un processus inventif et créatif qui engendre de nouvelles façons d’exister, de nouvelles formes de fabulation qui, dans le sillage d’une pensée de la trace ou du résidu (Glissant, 2005), restitue à l’imaginaire noir tout ce qui a été rejeté de l’histoire officielle brésilienne. Edimilson de Almeida Pereira, non seulement dans cette œuvre, mais dans toute sa vaste production poétique, agit à contre-courant des discours et des poétiques dominants dans les lettres brésiliennes.
Tel le Sankofa, symbole Adinkra du peuple Akan du Ghana, représenté par un oiseau mythique qui vole en avant mais dont la tête, tournée vers l’arrière, indique la nécessité de revenir au passé pour redéfinir le présent et construire l’avenir, l’œuvre poétique de cet auteur va aussi chercher dans les traces/résidus dispersés de l’imaginaire noir la reconfiguration et la réélaboration de la pensée diasporique afro-brésilienne.
Selon Agustoni (2013), qui étudie certains poèmes de l’auteur à partir de la catégorie de l’extraction minière, l’idée même d’excavation, dérivée de l’activité minière, apparaît comme fondamentale pour la lecture de la poétique d’Edimilson de Almeida Pereira
[…] il y a plutôt un autre mouvement sous-jacent, celui de gratter l’histoire, comme si en fouillant le passé nous pouvions découvrir de nouvelles perspectives qui changent non seulement l’interprétation des faits passés, mais aussi des faits présents […] ces signes, déposés dans le temps, sont comme une écriture dont le déchiffrage est ardu, lent […] Cette excavation produit de nouveaux sens, inattendus, et tente de recréer (même si ce n’est pas de manière linéaire et univoque) le lien entre une histoire écrite et apprise, et une autre, occultée, et qui, pour avoir été réduite au silence, offre de multiples pistes ouvertes d’interprétation (Agustoni 2013 : 148).
Ainsi, nous nous pencherons sur Homeless, en raison de l’amplitude temporelle du poème, qui englobe les débuts des civilisations africaines jusqu’à la contemporanéité. Mais sans oublier que dans des œuvres comme Caderno de Retorno (2017), dans laquelle l’auteur propose un dialogue avec Cahier d’un retour au pays natal (1939) d’Aimé Césaire, ou encore dans les divers ouvrages qui composent son œuvre complète en cours, les traditions afro-religieuses, les processus de socialisation des Noirs aujourd’hui, les inquiétudes philosophiques et existentielles, l’ouverture à la parole-monde, à la pensée globale, dans une tension constante entre local et global, national et transnational, ici et ailleurs, configurent également cet imaginaire.
La barque ouvert
Édouard Glissant commence l’essai intitulé La barque ouvert, présent dans le volume Poétique de la relation, de la manière suivante : « Ce qui pétrifie, dans l’expérience de la déportation des Africains vers les Amériques, sans doute est-ce l’inconnu affronté sans préparation ni défi » (Glissant 1990 17). L’inconnu, selon l’écrivain, est lié à trois formes d’abîmes. La première concerne le sujet arraché à sa terre natale, aux dieux protecteurs, à la communauté tutélaire. Le second abîme se trouve dans le passage du milieu, dans la dégénérescence de l’être, dans les tortures et les corps de ceux qui ont été directement jetés à la mer, l’abîme de l’Atlantique noir. Mais il existerait encore une troisième forme d’abîme, qui concerne les traces et les résidus, les nouvelles vies forgées dans le processus de créolisation, les nouvelles langues et manifestations artistiques façonnées à partir de l’Atlantique noir : « [la] troisième forme de l’abîme projette ainsi, en parallèle avec la masse d’eau, l’image inversée de tout ce qui a été abandonné, et qui, pour de nombreuses générations, ne sera trouvé que dans les savanes bleues de la mémoire ou de l’imaginaire, de plus en plus ténues » (Ibidem 2). L’auteur Martiniquais écrit encore que la souffrance liée à la mémoire « n’est pas morte, elle s’est vivifiée dans cette continuité-discontinuité : la panique du pays nouveau, la saudade de la terre perdue, et enfin l’alliance avec la terre imposée, souffrue, rachetée. La mémoire non su du gouffre a servi de vase pour ces métamorphoses » (Ibidem 2). Dans ce contexte de développement de la grande machine capitaliste qui a produit l’Atlantique noir, la figure du navire apparaît non seulement comme l’élément de liaison entre les continents qui configurent cet Atlantique, mais aussi comme l’élément mobile qui a facilité la relation, l’imprévisibilité issue des traces et des résidus qui ont alimenté et continuent d’alimenter les divers processus de créolisation.
Pour Paul Gilroy (2001), les navires sont des unités culturelles et politiques, des chronotopes qui l’aident à repenser la modernité à travers l’Atlantique noir et la diaspora africaine. Les navires, pour le sociologue anglais, étaient les moyens vivants par lesquels les continents et les péninsules formant le monde atlantique étaient unis. Ils étaient des éléments mobiles représentant les espaces de changement entre les lieux fixes qu’ils reliaient. Dans une perspective interculturelle et transnationale, l’Atlantique noir correspond à une circulation intensive et multiple de sujets, de signes, d’idées et de cultures, qui se condense dans la figure du bateau. Selon les mots d’Edimilson de Almeida Pereira, sur la base de la pensée de Paul Gilroy, l’Atlantique, « au-delà d’être une référence géographique ou spatiale, se constitue, dans la contemporanéité, comme un indice de cultures en mouvement » (Pereira 2017 : 77). Suivant son raisonnement, l’auteur affirme que « voyager dans l’Atlantique noir est donc une expérience de lecture du chaos ou, en d’autres termes, de re-signification des fragments à partir de la négociation entre les différences » (Ibidem). Dans ce sens, les nouvelles poétiques de la diaspora noire prendront en compte, entre autres éléments, le navire, le bateau et l’imaginaire maritime. C’est encore Glissant (2005) qui oppose la mer Méditerranée, fermée et centripète, à la mer des Caraïbes, une mer ouverte, qui diffuse et mène à l’effervescence de la diversité. Selon les mots de l’auteur, la mer des Caraïbes n’est pas seulement une mer de transit et de passages, mais aussi une mer de rencontres entre des éléments culturels venus de contextes disparates qui se sont imbriqués et ont favorisé la création de quelque chose de nouveau et d’imprévisible, à travers le processus de créolisation (Ibidem).
Dans le poème intitulé Homeless, d’Edimilson de Almeida Pereira, la diaspora noire est présentée à travers l’imaginaire de l’Atlantique noir dans sa forme sensible. Traversant des temps et des espaces disparates, le poème commence par une scène de pêche à Tsolike, au Lesotho, en Afrique australe, aborde le passage du milieu jusqu’à atteindre la contemporanéité, par exemple, dans la vie de l’immigrant Khaleb « si proche des gares routières ». Le long poème est composé de trois parties intitulées « Les antilopes », « Le passage du milieu » et « Le mestre-sala ». Chaque partie est précédée d’un totem. La première partie s’intitule Totem zaum, qui signifie le langage transmental utilisé par les futuristes russes, comme les sons abstraits créés par Velimir Khlébnikov. Le langage transmental, qui visait l’abstraction, tentait d’annuler la relation entre signifiant et signifié, et dans lequel « l’utilisation de néologismes composés par l’articulation de suffixes et de préfixes inhabituels dans leur lien avec certaines racines de mots » (Francisco júnior 2016 : 137), évoque également l’imaginaire afrofuturiste. La deuxième partie est intitulée Totem Iteque, qui fait référence aux amulettes qui « représentent en morceaux de bois ou d’ivoire » les « dieux inférieurs qui varient selon les régions » (92), parmi lesquels Zumbi (ou Cazumbi), Calundu, Calunga. Ce dernier a vu son sens généralisé : « il est devenu d’usage populaire pour désigner une petite poupée, ce qui est facilement explicable par le fait que son [Calunga] fétiche ou iteque est fréquemment, en Afrique, une figurine en bois » (Ramos 1951 : 111). Enfin, la troisième partie est le Totem movie, et ici la référence est aux nouvelles technologies, au monde du cinéma et des images du monde global.
La figure du bateau traverse tout le long poème, mais c’est dans la deuxième partie, le passage du milieu, qu’elle semble prendre de la force en tant qu’élément mobile reliant les temps et les espaces, démontrant la structure, selon Paul Gilroy (2001), rhizomatique et fractale de la formation transculturelle de l’Atlantique noir. Ce qui nous intéresserait de souligner, c’est que la figure du navire/du bateau sera aussi ici prise comme un élément clé pour réfléchir sur ce que Goli Guerreiro (2010) a appelé « La troisième diaspora » et Achille Mbembe (2014) « Le troisième moment de la raison nègre », qui a commencé au XXIe siècle avec « la planétarisation des marchés, de la privatisation du monde sous l’égide du néolibéralisme et de l’intégration croissante de l’économie financière, du complexe militaire post-impérial et des technologies électroniques et digitales » (Mbembe 2014 12).
Ainsi, nous soulignons que la poésie d’Edimilson de Almeida Pereira semble se configurer précisément sous le signe de la ligne trans – telles des traversées / croisements / multiplicités rhizomatiques en circulation. Cette poésie tirerait l’une de ses puissances de cette circulation des mondes, des personnes, des discours, des objets et des idées qui ont façonné l’imaginaire de l’Atlantique noir. Dans Homeless, la traversée du passage du milieu évoque la condition de sans-abri du sujet, sans la tutelle euclidienne des dieux ; ici, il s’agit d’une autre géométrie, opposée aux certitudes mathématiques et scientifiques de l’Occident :
La mémoire est
Un cours en partie
Navigable
Nous sommes ceux
qui ont changé de cap
pour sa voracité
(…)
Le monde
Ventre et pointe
Hallucine
(les dieux ont-ils erré dans leur géométrie ?)
Dans la rareté d’un
Centre
Ce que nous tenons
Nous dépasse (Pereira, 2010, passim)
Comme l’a bien souligné Mbembe (2014 : 16), l’époque actuelle est traversée par des échanges et des flux de toutes sortes, mais en même temps, elle est également marquée par une constante rebalkanisation du monde : militarisation des frontières et fragmentation des territoires qui amènent à bloquer les flux sous toutes leurs formes. Cependant, malgré ce processus de re-balkanisation, les identités restent en mouvement constant et en relation. Selon le philosophe camerounais, la littérature post-coloniale africaine est une littérature en circulation : des carrefours, des flux de personnes et des flux de la nature, dans des relations dialectiques, apparaissent dans les cosmogonies des écrivains comme Tutuola, Achebe Chinua et Soyinka, par exemple, puisque « les lieux n’étaient pas décrits par des points ou des lignes. Ce qui était le plus important, c’était la distribution du mouvement entre les lieux. Le mouvement était la force motrice de la production même de l’espace et du déplacement. » ( Mbembe 2019). En considérant spécifiquement la cosmogonie dogon, l’auteur déclare que :
Ce qui était le plus important, c’était la manière dont les flux et leurs intensités se croisaient et interagissaient avec d’autres flux, les nouvelles formes qu’ils pouvaient prendre lorsqu’ils s’intensifiaient. Le mouvement, surtout parmi les Dogons, pouvait conduire à des déviations, des conversions et des intersections. Cela était plus important que les points, les lignes et les surfaces, qui, comme nous le savons, sont les références cardinales de la géométrie occidentale. Par conséquent, ce que nous avons ici est un autre type de géométrie, à partir duquel dérivent des concepts de frontières, de pouvoir, de relations et de séparation (Mbembe, 2017).
Dans le cas spécifique de la poésie d’Edimilson de Almeida Pereira, il s’agirait également de la configuration d’un autre type de géométrie, comme nous l’avons observé précédemment. L’“Atlantique en mouvement” (Agustoni 2017), qui fait tourner les signes autour du monde diasporique, est l’endroit où le poète va chercher, dans un processus de plongée (sonar), à extraire sa matière poétique. Dans la deuxième partie du poème, au milieu de la désorientation et du sans-abrisme du sujet, provenant de la traversée du passage du milieu et de la diaspora en général, la langue du poète est extraite de cet imaginaire qui englobe des figures nautiques, maritimes, géographiques et cartographiques. Cette langue est extraite de force du ventre de l’Atlantique noir : [Nous rappelons ici le roman important de l’écrivaine sénégalaise Fatou Diome, dont le livre intitulé Le Ventre de l’Atlantique (Diome 2016) incarne également la nature mobile et connectée de l’Atlantique noir :
vers le nord un autre
Nord
Comme si le voyage n’était pas
Une prison
(…)
Une langue
: vers le nord la
Désorientation et le
Secret
Les os du métier
La mémoire
Collectionne des lapsus
C’est pourquoi
L’assaut avec
La langue extraite à forceps
De la mer
: vers le nord (Pereira, 2010, passim)
L’image du forceps renvoie à un accouchement non naturel, à un processus de violence, au fœtus étant arraché du ventre maternel. Suivant ce raisonnement, l’Atlantique est le grand ventre qui contient en son sein l’imaginaire diasporique noir. L’image du ventre, en ce sens, renverrait, en dernière instance, à l’idée d’abri, d’accueil. Selon Bachelard, entre le rêve de refuge dans la maison onirique et le rêve d’un retour au corps maternel, subsiste le même besoin de protection. Les images analysées par le phénoménologue, liées à certains tropes, tels que ceux du ventre, du refuge primitif, de la grotte, du complexe de Caronte et du complexe de Jonas, apparaissent également dans le poème du poète juiz-forano. Cependant, ces images, suivant la logique d’une sorte de « phénoménologie de l’imaginaire noir », causent une fissure dans la pensée bachelardienne. La nostalgie de la maison primitive, du ventre maternel, de la sécurité ontologique, apparaît déjà oblitérée, étant donné que le sujet, sans-abri, ne perçoit pas la possibilité d’un refuge. Ou, pour être plus précis, le seul refuge possible est à travers la langue, les traces et résidus dispersés de l’imaginaire noir. Si dans Homeless l’image de l’utérus/ventre est évoquée, elle signifie néanmoins un utérus/ventre à l’envers, qui n’enveloppe pas le sujet avec les symboles de la protection, mais l’expulse et le condamne à la situation de sans-abri. L’imaginaire, en ce sens, n’est pas configuré par la mythologie gréco-romaine, mais par le monde de la diaspora noire :
Homeless
Cartographie I
La culture en mer
C’est dévoration
: à chaque mouvement
(…)
Navire
: la machine sont multiples
(…)
: à quelle heure se présente-t-il
C’est un utérus à l’envers
Un fœtus échangé
Contre du tabac et de l’alcool
Il flotte
Indifférent au marché
D’autres ont été jetés
Dans cette barque nocturne
Sans nom
Jetés dans le sang
Ils ne sont pas du hadès
De l’Olympe
D’aucune hiérarchie
Ce sont d’autres, au-delà des autres (Pereira 2010 passim)
Homeless
À la question de savoir si la mort n’aurait pas été le premier navigateur, Bachelard, dans Les eaux et les rêves, complète en disant que « Aucune utilité ne peut légitimer le risque immense de partir sur les f lots. Pour affronter la navigation, il faut des intérêts puissants. Or les véritables intérêts puissants sont les intérêts chimériques » (Bachelard 1942 : 92). Ces intérêts seraient liés à l’activité imaginaire, à la puissance fabulatrice des sujets. Dans ce sens, « Le héros de la mer est un héros de la mort. Le premier matelot est le premier homme vivant qui fut aussi courageux qu’un mort » (Ibidem). Dans la phénoménologie de l’imaginaire proposée par l’auteur, à chaque au-delà est associée l’image du passage et c’est dans cette perspective transnationale et interculturelle, en mouvement, que la diaspora noire peut être comprise aujourd’hui. Ainsi, si l’imaginaire du passage traverse toute l’histoire de la littérature, dans le cas de la diaspora noire, il se configure comme une scission qui rend possible la création/invention de nouveaux modes d’existence.
La première déterritorialisation du sujet a eu lieu dans le ventre du navire négrier, dans le non-lieu de la barque ouverte ; la deuxième se produit dans le No Man’s Land, la terre de personne au-delà des mers. Cependant, c’est dans cette même terre désolée que fonctionne la pensée de la trace/résidu soulignée par Glissant. Si, selon Bachelard, à chaque au-delà est associée l’image d’un passage, c’est dans cette perspective transnationale et interculturelle en mouvement que la diaspora noire peut être comprise aujourd’hui. Toujours selon Bachelard, la vie de l’homme commence bien, fermée, protégée, abritée dans le giron de la maison. La maison est par excellence, l’espace de l’intimité : « Et en nous souvenant, des ‘ maisons’, des ‘chambres’, nous apprenons à ‘demeurer’ en nous-mêmes […] elles sont en nous autant que nous sommes en elles. Ce jeu est si multiple qu’il nous a fallu deux longs chapitres pour esquisser les valeurs d’images de la maison » (Bachelard 1957 : 28). La maison, en tant qu’espace habité, n’est pas le moi qui protège le moi, elle sert de refuge pour le rêve et renvoie à l’origine sous la forme de la maison natale. Elle enracine l’homme et crée un espace d’appartenance. Avant d’être jeté dans le monde, l’homme est placé dans le berceau de la maison-ventre : « Dans la vie de l’homme, la maison éloigne les contingences, multiplie ses conseils de continuité. Sans elle, l’homme serait un être dispersé. Elle maintient l’homme à travers les tempêtes du ciel et les tempêtes de la vie » (Bachelard 1957).
L’idée d’une maison bien fermée, protégée, ventre-maternel où « la vie retrouve ses valeurs germinatives » (Bachelard 1990 : 95) et qui structure si bien l’imaginaire de la littérature selon Bachelard, existe parce que la maison abrite non seulement la rêverie, mais aussi l’acte d’habiter, qui se revêt de valeurs inconscientes renvoyant à l’idée de protection. Selon les mots de Roland Barthes, en considérant l’œuvre de Jules Verne, avant d’être un moyen de transport, le navire appartient à l’ordre de l’habitat : « le bateau peut être le symbole du départ ; plus profondément, il est le signe de la clausure. Le goût du navire est toujours la joie de l’enfermement parfait […] » (Barthes 2001 : 57). La constitution de l’être, en tant que tel, est intimement liée au fait d’habiter un lieu. Cependant, comme nous pouvons le constater dans Homeless, le ventre-navire ne revêt pas le sujet de valeurs de protection, de la conscience d’être abrité dans le monde. L’utérus inversé, le navire négrier et, ensuite, l’Atlantique, sont les lieux où la vie (re)commence pour les déportés vers les Amériques. En ce sens, la vie ne commence pas bien, protégée, mais sans abri, au hasard, en dispersion, comme nous l’avons affirmé précédemment :
Scène 4
Le ventre maternel
Nave
S’aventure dans les vagues
(…)
Le ventre erre
Dans la tempête, bien que
Il couse les ports
De la nuit
Ce qu’il porte
Se déplace
Plus que les nuages
& le commerce
Sur les eaux
Ce navire
Nord d’un autre nord
Mais
Trahi, le ventre
S’invente
Prison-liberté (Pereira 2010 passim)
Toutes ces images sont ambiguës, isoformes. Le ventre est aussi une sorte de sarcophage, et le sarcophage un ventre. Sortir du ventre c’est naître, sortir du sarcophage c’est renaître. Le ventre accueille le jeu dialectique des valeurs opposées. En ce sens, ces images liées à l’élément eau, à la traversée, et à l’idée d’un ventre-maison, qui structurent l’imaginaire littéraire occidental, si bien décrites par Bachelard dans La poétique de l’espace, L’eau et les rêves et La terre et les rêveries du repos, ne prennent pas en compte l’imaginaire de l’Atlantique noir. Qu’est-ce que la mer, selon cet imaginaire ? En plus d’être l’espace ayant favorisé la germination des processus de créolisation, qui a servi de base au développement du capitalisme, l’Atlantique noir, selon les mots de Paul Gilroy, a également favorisé la circulation rhizomatique des hommes, des symboles, des musiques dans un processus transnational d’hybridation bi-focale, constitutif de la formation de la modernité. Mais l’Atlantique noir qui a formé les flux et échanges du commerce triangulaire, se configure aussi comme un grand mausolée, le calunga grande. Le Kalunga (esprit ou divinité de l’umbanda), qui en banto signifie « vide » « creux », mais peut aussi signifier cimetière.[1] En ce sens, par un glissement métonymique, après le trafic négrier, Calunga grande est devenu le grand cimetière marin noir :
Cimetière marin:
embarqués, parfois
Ils nous débarquent
Avant l’île, au milieu
Des vagues
Comme des sacs de jute
Livrés au calunga
Grand, que reste-t-il ?
Un
Piège, un autre revers ?
(…)
Homeless
Cartographie 1
Le mot sonar
fait remonter
le butin qui, un
jour corps
a traversé le propre
méridien
Cartographie II
Ce qui a été lancé
aux vagues
remonte à la mâchoire
de l’histoire (Pereira 2010 passim)
Le sonar est un instrument utilisé pour localiser des sous-marins et aussi pour détecter et localiser des objets au fond de la mer. Le mot-sonar du poète est celui qui émet des ondes sonores en direction de l’océan de l’histoire, et fait remonter une poétique des traces/déchets, qui se fabrique dans la décolonisation de l’imaginaire, dans l’histoire lue à rebours. Edimilson de Almeida Pereira lui-même, dans son projet théorique d’analyse d’une esthétique de base afrodiasporique dans la littérature brésilienne, propose d’utiliser un biais qui, selon l’auteur, peut être compris comme une sorte de sonar : « [u]n fois dirigées vers les couches profondes des relations sociales, politiques et culturelles qui nous forment, ses ondes, au retour, nous renverront certains signes qui nous permettront d’articuler un discours analytique sur les réalités effleurées lors de la plongée » (Pereira 2017 43). Ou encore, en reprenant la pensée d’Agustoni (2013), un processus de fouille dans l’océan de l’Histoire :
Scène 5
Le langage se jette
Dans l’océan – pour le désespoir
De la mémoire
Qui veut être le musée de tout (Pereira 2010 94).
On peut dire que la poétique d’Edimilson de Almeida Pereira suit la ligne d’une culture transnationale que Achille Mbembe a nommée « Afropolitaine », car ce terme cherche à se distancer de la pensée de la Négritude et du panafricanisme pour s’affirmer comme une poétique du monde diasporique : « C’est une manière d’être au monde qui refuse, par principe, toute forme d’identité victimaire – ce qui ne signifie pas qu’elle n’est pas consciente des injustices et de la violence que la loi du monde a infligé à ce continent et à ses gens » (Mbembe 2015). Selon le philosophe, à partir du moment où l’Afrique contemporaine s’éveille sous les figures du multiple (y compris le multiple racial) qui sont constitutives de ses identités, décliner le continent seulement à partir de la solidarité noire devient insoutenable. En ce sens, l’afropolitanisme se configure comme une prise de position – politique et culturelle – par rapport à la nation, à la race et à la question de la différence en général. Ainsi, le préfixe « afro » ne renverrait pas à une origine fixe, mais à un point d’inflexion, de diffraction, de contamination rhizomatique transnationale et cosmopolite. Suivant cette logique, il est également possible de dire que la poésie d’Edimilson de Almeida Pereira dialogue aussi avec la catégorie politico-culturelle que la penseuse brésilienne Lélia Gonzalez a nommée Amefricanité : « [a]ssumant notre Amefricanité, nous pouvons dépasser une vision idéalisée, imaginaire ou mythifiée de l’Afrique et, en même temps, porter notre regard sur la réalité dans laquelle vivent tous les Américains du continent » (Gonzalez1988 78). Le terme Amefricain, dans la conception de l’auteur, désignerait à la fois la descendance des Africains amenés par le trafic négrier, ainsi que ceux qui sont arrivés en Amérique bien avant Colomb, selon ses propres mots. Il est intéressant de noter la perspective transnationale de Lélia Gonzalez, car cette catégorie servirait aussi à désigner les Cubains, les Haïtiens, les Brésiliens, les Américains, etc. Bien que l’auteur affirme que cette catégorie soit étroitement liée au Pan-africanisme, à la Négritude et à l’afrocentricité, ce qui la différencierait de la pensée afropolitaine proposée par Mbembe, à notre avis, l’Amefricanité, dans son ouverture à un regard transnational pour comprendre la diaspora noire en Amérique, se rapproche non seulement des formulations de Mbembe, mais aussi de la pensée de la « Créolité », dans la conception de Jean Bernabé, Patrick Chamouseau et Raphael Confiant, lorsqu’ils affirment : « ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles » (Chamoiseu ; Bernabé ; Confiant 1992 13). Toujours selon les auteurs, la Créolité serait l’agrégat interactionnel ou transactionnel des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques et levantins, que le joug de l’histoire a réunis sur le même sol. C’est dans ce sens que nous cherchons à comprendre la catégorie d’Amefricanité proposée par Lélia Gonzalez et, par extension, la poétique transnationale d’Edimilson de Almeida Pereira, c’est-à-dire, en tant qu’ouverture aux différents composants qui sont entrés en friction dans la formation des identités nationales, mais sans oublier l’importance des demandes spécifiques de chaque groupe minoritaire.
Ventre
De mort,
Pays
De nombreuses
Langues (Pereira 2010)
Ainsi, il nous semble évitable de tomber dans une pensée nivelante des différences et des singularités, comme cela a été utilisé, pendant des années, au Brésil, avec le concept de « métissage[2].
[1] Cf. Lopes (2012)
[2] De nombreux auteurs se sont penchés sur le rôle politique/idéologique du mestiçage dans la formation de l’imaginaire national. Cependant, nous citerons ici seulement un travail qui aborde cette question et qui, à notre avis, résume bien les problématiques que nous avons soulevées plus haut : Schwarcz, 1993
Conclusion
Homeless est un livre fondé sur le mouvement, qui propose, par son ouverture à la pensée diasporique, des dialogues transnationaux, transculturels et interartistiques. En ce sens, parler de la production esthétique issue de la diaspora noire, spécifiquement dans l’œuvre du poète brésilien, signifie parler de traversées, de débordements de frontières, de devenirs et de processus de déterritorialisation. L’imaginaire de la diaspora traverse alors l’idée de mobilité, de mouvement constant. Cet imaginaire subordonne les flux et les échanges dans un espace transnational, le tout-monde, selon la conception d’Édouard Glissant, notre monde, en relation constante, dans un mouvement inéluctable d’archipélisation : « J’appelle tout-monde notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la ‘vision’ que nous en avons. La totalité-monde dans sa diversité physique et dans les représentations qu’elle nous inspire » (Glissant 1997 : 176).
La poétique d’Edimilson de Almeida Pereira opère, selon nous, dans la sphère de la micropolitique, si bien délimitée, par exemple, par Suely Rolnik, dans les essais qui composent le livre Esferas da insurreição: notas para uma vida não cafetinada. Selon l’auteure, une véritable révolution progressiste, qui définirait le diagramme d’une gauche à venir, ne se réduirait pas à une appropriation des moyens de production, mais à une réappropriation du savoir du corps, de la sexualité, des affects, du langage, de l’imagination et du désir. En ce sens, « l’authentique fabrique est l’inconscient et, par conséquent, la bataille la plus intense et cruciale est micropolitique » (Rolmik 2018 : 15), terrain où se joue la réappropriation de la puissance vitale de création et le développement du savoir du corps, du savoir de notre condition de vivant. Toujours selon la penseuse, si le capital s’approprie la puissance de création et de transformation dans son origine – son essence germinative – ainsi que la coopération dont cette puissance dépend pour se réaliser dans sa singularité, la résistance micropolitique agit aussi dans cette sphère, où de nouvelles manières de voir et de ressentir sont produites, ce que Deleuze et Guattari ont nommé les affects et percepts (Rolnik 2018). Suely Rolnik, dans son argumentation plus qu’urgente pour le temps présent, soutient que les périodes de convulsion « sont toujours les plus difficiles à vivre, mais c’est aussi dans celles-ci que la vie crie le plus fort et réveille ceux qui n’ont pas encore succombé intégralement à la condition de zombies – une condition à laquelle nous sommes tous destinés par la ‘cafetinagem’ de la pulsion vitale » (Rolnik 2018 : 25).
Selon Guattari, tous les phénomènes importants de l’actualité impliquent des dimensions du désir et de la subjectivité. C’est dans cette sphère que nous comprenons aussi la perspective afropolitaine : une stylistique, une esthétique, une poétique du monde. En accord avec la pensée de l’archipel de Glissant, une pensée de l’essai, de la tentation intuitive, fragile, ambiguë, en accord avec le chaos-monde et ses imprévus. Comme l’a bien souligné Cláudia Mortari, « la diaspora n’est pas seulement synonyme d’immigration forcée, mais aussi d’une redéfinition identitaire, c’est-à-dire de la construction de nouvelles formes d’être, d’agir et de penser dans le monde » (Mortari 2015 : 56). Dans ce contexte, où de nouvelles configurations identitaires émergent, ce qui est revendiqué, selon les mots de Rolnik (2018), c’est le droit à la vie dans sa dimension de puissance créatrice :
& la machine
Sonne
Musique, autre que
Non la mort (Pereira 2010 : 123)
Enfin, il serait nécessaire de préciser que, dans le contexte actuel, où les pratiques brutalistes de pouvoir et de domination sont en vigueur, nous essayons de comprendre comment la littérature se configure comme une forme de résistance, qui utilise les mêmes mouvements initiés par le pouvoir – comme la praxis de l’épuisement, de la fracturation et de la fissuration (Mbembe 2023) – pour s’opposer, via l’imaginaire, à cette forme actuelle de subjugation[1]. Si le continent africain a subi toutes sortes de brutalités au cours de l’entreprise coloniale – pillage, épuisement des ressources, invasion et fracturation territoriale – sur le plan symbolique, le mouvement d’une descente abyssale vers des racines ancestrales, comme le montre le poème Homeless, manière de profiter du même mouvement initié à travers des pratiques brutalistes, se configure comme une forme symbolique de retour en Afrique, de retour aux origines, un mouvement qui permet d’exhumer des traces des memóires ancestrales désormais mises au jour. À l’époque Négrocène (Ferdinand, 2019), époque géologique d’occupation violente du territoire qui a configuré une habitation coloniale, qui a tiré sa puissance et son économie de la traite transatlantique des esclaves et de l’esclavage colonial, nous nous intéressons à savoir comment, dans l’œuvre de l’auteur brésilien, le retour en Afrique, est un mouvement centrifuge de résistance. En d’autres termes, nous essayons de comprendre à savoir comment, à travers la micropolitique, il est possible d’entrevoir les différentes sphères d’insurrection en gestation au cœur de l’activité poétique de l’écrivain.
[1] Nous analyserons cette question à une autre occasion
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