Back to Africa
Penser le retour depuis les marges
Sous la direction de Buata B. Malela
Au cœur des reconfigurations épistémiques et politiques contemporaines, la question du retour vers l’Afrique se manifeste comme un enjeu crucial pour les mondes diasporiques. Située à la croisée des urgences géopolitiques, environnementales et sociales, cette problématique dépasse les seuls paramètres mémoriels pour interroger les formes d’appartenance, les rapports de pouvoir et les nouvelles configurations culturelles issues de la mondialisation. Comme l’ont précisé Leyronas, Coriat et Nubukpo, l’Afrique, en proie à une quadruple urgence – écologique, énergétique, démographique et économique – se trouve sommée de repenser ses modèles de développement dans un monde globalisé en crise (Leyronas et al. 2023). Le retour diasporique, dans ce contexte, apparaît non comme un geste passéiste, mais comme un levier critique susceptible d’ouvrir des paradigmes alternatifs au sein desquels la mémoire, l’imaginaire et la résistance culturelle deviennent des vecteurs de transformation.
Cette dynamique ne saurait être réduite à une simple reconquête géographique ou à une restitution matérielle ; elle engage des processus complexes de redéfinition culturelle, d’inscription symbolique et de refondation ontologique. Le retour, dans ce contexte, ne constitue ni un fantasme nostalgique, ni une entreprise subjective figée : il articule une multiplicité de formes, allant de la reterritorialisation affective à la réinscription épistémique, en passant par la restitution muséale, le réinvestissement esthétique ou la réinvention langagière. Ces multiples vecteurs de réactivation mémorielle confèrent au retour une épaisseur théorique qui dépasse les simples coordonnées géographiques, pour embrasser les dimensions historiques, affectives, politiques et environnementales de l’expérience diasporique. En convoquant la mémoire millénaire traversant les périodes précoloniale, coloniale et postcoloniale, selon les perspectives proposées par Ki-Zerbo (1972), les diasporas réactivent des formes d’ancestralité qui renversent les logiques extractivistes et réifiées du capitalisme global (Mbembe, 2020).
Sur le plan scientifique, cette problématique se situe à l’intersection de plusieurs champs disciplinaires – philosophie, histoire, littérature comparée, anthropologie, musicologie, science politique – ce qui en fait un objet transversal d’une grande richesse heuristique. Elle convoque les travaux sur la décolonisation de la pensée (Wiredu), sur la poétique de l’errance enracinée (Maunick), sur la subjectivation sonore et militante (Tosh), sur la mémoire atlantique et la créolisation poétique (Pereira), ainsi que sur les récits postcoloniaux du retour ambivalent (Harchi, Ben Jelloun). Loin d’aboutir à un simple syncrétisme ou à une juxtaposition d’approches, cette convergence disciplinaire permet de problématiser la pluralité des formes de retour, en tant que praxis esthétique et politique articulée à la critique de la modernité eurocentrée. Ce processus engage également une redéfinition des cadres d’analyse : la dichotomie entre africanisme eurocentré et afrocentricité (Obenga, 2001) constitue ici une clé de lecture pour appréhender les multiples tentatives de reconquête théorique de l’histoire et de la culture africaines depuis les diasporas.
D’un point de vue sociétal, la pertinence du sujet tient à la réactualisation des rapports entre l’Afrique et ses diasporas dans le contexte globalisé du XXIe siècle. Les mobilités diasporiques, les revendications mémorielles, les débats sur les restitutions patrimoniales, les luttes pour l’égalité raciale et la reconnaissance symbolique redonnent une acuité politique à la notion de retour. Cette dernière ne se limite plus à l’idée de retour physique ou migratoire, mais désigne un ensemble de stratégies d’appropriation, de réappropriation et de recréation du lien ancestral. Dans une époque marquée par les crises environnementales, les tensions géopolitiques et les formes renouvelées de domination néocoloniale, penser le retour depuis les marges constitue un geste critique et prospectif, une invitation à repenser les modes d’habiter le monde et les conditions d’un vivre-ensemble décolonial. Comme le pressentait Senghor dans sa célèbre métaphore des lamantins retournant boire à la source du Simal, c’est bien une quête de ressourcement épistémologique et spirituel qui anime aujourd’hui la réinvention diasporique (Senghor, 2017).
Convoquant les travaux des différentes contributions abordant des corpus aussi variés que Wiredu, Maunick, Tosh, Pereira, Harchi et Ben Jelloun, le présent éditorial entend reconsidérer le retour diasporique selon une approche centrifuge, transmoderne et transcontinentale, en le concevant comme une praxis esthétique, philosophique et politique inséparable des tensions écologiques, historiques et linguistiques contemporaines.
Dans une perspective épistémologique, la pensée de Kwasi Wiredu constitue un jalon essentiel. Opposé aux prétentions universalistes de la philosophie occidentale, Christophe Premat montre comment le philosophe ghanéen revendique un « retour aux matrices conceptuelles africaines » (Wiredu 1996). Cette démarche de décolonisation conceptuelle ne se limite pas à une substitution des contenus, mais engage une refondation des cadres mêmes de l’universalité, à partir des langues et traditions philosophiques africaines. Ce retour épistémologique, non nostalgique mais stratégique, redonne consistance à une philosophie enracinée dans les régimes de signification propres aux cultures africaines, tout en réaffirmant leur pertinence dans le champ de la discussion interculturelle mondiale. Cette démarche conceptuelle trouve un écho poétique dans l’article que Soidiki Assibatu consacre à l’œuvre d’Édouard Maunick. Loin d’opposer l’île à l’exil, sa poésie déploie une « errance enracinée » (Glissant) qui configure l’identité diasporique comme une oscillation permanente entre l’origine et l’ailleurs. L’île cesse d’être un enfermement pour devenir un « port d’embarquement » (Maunick), et l’exil, une dynamique d’ouverture plurielle plutôt qu’une rupture traumatique. Cette dialectique résonne avec les processus contemporains de créolisation et d’écopolitique, selon lesquels la poésie se fait lieu d’une métaphorisation du retour.
Parallèlement, Buata Malela revient sur la musique reggae radicale de Peter Tosh qui recompose l’horizon du retour dans une perspective affective et politique. La chanson « African » proclame que « as long as you’re a black man, you’re an African », en condensant le projet garveyiste de rapatriement symbolique et l’impératif de dignité collective. Le reggae, ici, ne constitue pas un simple genre musical, mais un dispositif performatif de réaffirmation identitaire, traversé par une mémoire sonore et une « subjectivité postcoloniale ». La voix du chanteur opère un remaillage affectif des fragments diasporiques et institue une Afrique intérieure, à la fois projet et réminiscence. De plus, l’œuvre du poète brésilien Edimilson de Almeida Pereira s’inscrit également dans cette dynamique. Comme le rappelle Michel Mingote, ses « poématiques » de l’Atlantique noir, notamment dans Homeless, conçoivent le retour non comme un mouvement linéaire mais comme une « re-signification des fragments » (Pereira), où le navire devient le topos d’une traversée des abîmes, entre mémoire, créolisation et errance. Le modèle spatial euclidien est déplacé au profit d’une géométrie fluide, marquée par les flux, les détours et les résonances, à l’image des identités diasporiques contemporaines. Cette poétique mouvante du retour trouve sa complexification dans les figures romanesques contemporaines, telles que Mohamed dans Au pays de Tahar Ben Jelloun ou le narrateur de L’Ampleur du saccage de Kaoutar Harchi. Marcel Balogoun indique bien comment ces sujets désillusionnés, déambulant entre deux temporalités, se confrontent aux ambivalences d’un retour tantôt rédempteur, tantôt énigmatique. Le retour n’y est ni linéaire ni totalisant, mais se déploie comme « un saut vers un monde devenu étranger ». Il fait surgir des tensions entre le passé mythifié, les mutations sociales et les représentations figées de l’Afrique.
Il importe, dès lors, de reconsidérer l’idée de retour non comme restauration mais comme création de formes, de langages et d’espaces de vie. Le paradigme du « Back to Africa » ne renvoie pas uniquement à une volonté de réintégration territoriale, mais à une stratégie de décentrement ontologique et politique. Il s’agit d’interroger les matrices d’appartenance, de réarticuler les filiations, et de construire des récits partagés depuis les marges. En ce sens, les travaux récents sur l’écologie décoloniale, notamment ceux de Malcom Ferdinant, offrent un cadre pertinent pour relier l’urgence environnementale aux dynamiques diasporiques. La dégradation des territoires, les traumatismes géohistoriques et les inégalités planétaires exigent une reformulation des modes d’habiter le monde (Sarr 2017). Loin d’être un simple enjeu environnemental, l’écologie se révèle comme le lieu où s’articulent l’histoire coloniale, les esthétiques du déplacement, et les politiques de la mémoire. Ainsi, le retour vers l’Afrique ne saurait être appréhendé dans sa littéralité. Il constitue une opération symbolique, artistique et politique qui engage des savoirs situés, des subjectivités fractales et des géographies alternatives. Entre errance enracinée, subjectivation sonore, poétique de l’abîme et réflexivité philosophique, ce retour esquisse les contours d’une autre manière d’être-au-monde, à partir des marges, contre les injonctions du centre. L’Afrique et ses diasporas, en articulant les dimensions culturelles, environnementales et politiques du retour, déploient une praxis de la relation, où l’écologie décoloniale devient métaphore d’une justice à venir.
Bibliographie
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