Michael Jackson et “Wanna be startin’ somethin’”. Écriture cellulaire et minimalisme dans les musiques amplifiées

Guillaume Deveney
Docteur ès musicologie, université d’Aix-Marseille

Abstract

The influence of Jackson’s work on the writing of popular music had a large impact on many of his successors. Our contribution tends to show that Michael Jackson’s compositional method is also an important legacy of popular music. Our analysis will focus not on the aspects mentioned above, but rather on Jackson’s structural work, and more precisely on Wanna be startin ‘somethin’, from Thriller’s album. The compositional principle that Jackson employs was based on a construction around a melodic-rhythmic cell on which he built his entire song.

From this observation, we will question the concept of repetition within this musical production and see how they show developments whose enrichments provide an alternative just as interesting as the verse / chorus / bridge formula, widely used in popular music.

Keywords: pop music, popular music, composition process, Michael Jackson

Discours

Son clip [N.d.l.r Thriller] a été le premier à être diffusé sur MTV […]. C’est une part importante de son héritage en tant qu’artiste noir américain ayant forcé les barrières raciales – en fait, le seul à l’avoir fait à une échelle mondiale.[1]

Cette assertion de Susan Fast concernant l’héritage laissé par Michael Jackson résume bien son importance sur le paysage des musiques amplifiées depuis plus d’une trentaine d’années. Que ce soit dans le domaine de la danse, du chant, de la dimension visuelle dans les productions musicales – tant au niveau des clips que pour la scénographie lors de ses concerts – Jackson reste l’un des chanteurs qui aura marqué de manière indélébile la façon de concevoir la création artistique au cours du xxe siècle.

Nombre d’artistes ont évoqué l’influence prépondérante de l’artiste sur leur propre production : nous pensons notamment à Justin Timberlake, Lady Gaga ou encore Bruno Mars. Lors d’une interview, ce dernier précise à quel point ce personnage l’aura touché :

[…] En ce qui concerne la musique, je pense que personne n’a fait autant que Michael Jackson. […] Lorsque l’on parle de vidéoclips, de la façon dont il s’habillait, ou à quel point il était innovant : […] Il était l’un des personnages les plus importants de la musique, [il] a réussi à rassembler le monde[2].

Toutefois, les apports de Michael Jackson à l’univers de la pop music ne se limitent en aucun cas aux éléments cités précédemment. Les œuvres elles-mêmes, ainsi que leur mode d’écriture sont tout aussi intéressants à mettre en exergue. C’est dans cette optique que nous proposons notre contribution, à savoir une étude axée sur la façon dont l’artiste a développé une forme de construction compositionnelle récurrente de plusieurs de ses œuvres. Afin de donner une vision plus précise de ce procédé, nous prendrons comme exemple Wanna be startin’ somethin’ qui ouvre l’album Thriller de 1982[3]. Cette œuvre est pour le moins insolite dans les productions de son époque, car elle s’éloigne – du moins en partie – des formes présentes dans les albums de la même période, en axant exclusivement son écriture sur le principe de répétition. Cet exemple illustre notamment un procédé d’écriture qu’on retrouvera par la suite dans des œuvres telles que Bad, Jam ou encore Dirty Diana, et que nous avons appelé « écriture par empilement de cellules ».

Nous prendrons soin, tout d’abord, de détailler le mouvement dans lequel s’inscrit cette œuvre ainsi que les racines stylistiques qui sous-tendent ce processus créatif. Puis, nous ferons le point sur les principes employés par Jackson dans son écriture ; enfin, nous mettrons en regard les concepts de répétition et de différence dans ce processus de création, et nous verrons par quel biais ces deux éléments permettent de renouveler constamment l’œuvre, sans pour autant la changer.

Structuration de Wanna be startin’ somethin’ : un héritage musical ?

Les analyses musicales les plus convaincantes sont celles qui découlent d’une expérience scrutant de près un objet et où la sélection des traits pertinents et l’élimination des autres s’effectue sur l’arrière-plan d’un choix.[4]  

Afin d’expliciter notre choix dans l’analyse formelle du titre Wanna be startin’ somethin’, nous suivrons la proposition de Martin Kaltenecker quant aux choix dans l’analyse d’une œuvre musicale. Cette œuvre est l’une des quatre chansons de l’album à avoir été composée par Jackson lui-même : toutefois, sa place reste assez discrète. Si l’on considère l’album Thriller dans son intégralité, bien d’autres titres ont eu un impact majeur sur les productions des musiques amplifiées – avec par exemple Thriller, Beat it ou encore Billie Jean. Wanna be startin’ somethin’ est également le seul titre des différents singles de cet album à ne pas avoir bénéficié d’un clip.

Par ailleurs, d’un point de vue harmonique, l’œuvre de Jackson est résolument minimaliste, comme l’évoque Stefanie Acevedo : « l’intégralité de la chanson est soutenue par une boucle de deux accords allant de ré à mi majeur, comme un mouvement harmonique bVII-I, reflétant la nature « figée » du protagoniste dans les paroles de la chanson »[5].

Répétition et minimalisme harmonique ne sont pas anodins dans l’œuvre de Jackson, car elle fait référence aux caractéristiques des musiques funk préfigurant l’arrivée de l’album Thriller, et marquant un héritage clair de la musique Afro-Américaine de la deuxième moitié du xxe siècle dans les productions de cet artiste. Ces caractéristiques stylistiques se manifestent par la prééminence du rythme sur l’ensemble des autres paramètres de l’œuvre. Il s’agit d’un élément fondamental, comme le souligne Nicolas Marchial : « Le rythme est une caractéristique essentielle de la musique afro-américaine, il apparaît comme un élément vital […]. Comme le jazz, le funk installe le rythme au centre de cette préoccupation musicale, car c’est une musique de danse »[6].  La prépondérance de l’aspect rythmique, du fait de sa fonction de musique de danse, se fait au détriment de la dimension harmonique, comme évoqué précédemment. Ce qui ne signifie pas pour autant une pauvreté harmonique[7], mais une limitation des mouvements harmoniques comme le remarque Bayer : « L’absence de mouvement harmonique signifie que le rythme est la convention qui attire notre attention, celle qui attire notre attention »[8].

Ce rythme, pierre angulaire des œuvres funk, permet par répétition d’un motif rythmique et mélodique de créer les conditions favorables à la danse, ce que l’on nomme communément « groove » : « Lawrence Zbikowski ajoute qu’un groove est “habituellement autant un matériau rythmique que des hauteurs, et dont les répétitions forment la base d’une partie ou l’ensemble d’une pièce musicale” (2004, 275). On comprend ici que le groove est fondé sur un motif de base qui est répété et qui comporte plusieurs niveaux, ou strates »[9]. Cette importance du groove est portée par le duo basse/batterie, dont l’objectif principal est d’installer ce groove et de permettre à l’œuvre de s’articuler autour de cette base. On retrouve ce procédé sur différents titres de soul music, de r’n’b et de pop music : par exemple, Get up off that thing de James Brown, ou encore Let’s work de Prince. La globalité de ces chansons s’est construite autour du duo basse/batterie stable sur lequel va se poser la voix, les autres instruments de la section rythmique et une possible section de cuivres.

Prédominance du rythme, faibles mouvements harmoniques, importance du groove et musique de danse pouvant, par la répétition du rythme, mener à la transe[10] : autant d’éléments que nous pouvons retrouver dans Wanna be startin somethin’ de Jackson. Ce lien, conscient ou non, marque un réel héritage du funk sur les productions du célèbre King of Pop, et qui ont posé les bases du procédé d’écriture formelle que nous étudions dans cet article.

Construction formelle de Wanna be startin’ somethin’ : entre ėcriture cellulaire et minimalisme

Si l’on considère à présent l’analyse de la forme musicale, Kaltenecker nous met en garde sur cette dimension structurelle dans les musiques actuelles :

Contrairement à la musique savante, ce n’est pas l’aspect structurel, avec ses virtualités analytiques, qui est mis en avant dans l’environnement discursif des œuvres, y compris ceux émanant des compositeurs et auteurs eux-mêmes : on mettra plus l’accent sur la capacité de communiquer musicalement avec et sur le monde contemporain, via l’émotion.[11]

L’auteur renchérit : « si le but est une communication immédiate et satisfaisante […], les formes […] relèveront très souvent de la mélodie accompagnée et reposeront essentiellement sur la juxtaposition couplet/refrain »[12]. Et c’est sur ce dernier point que Wanna be startin’ somethin’ nous semble s’éloigner de la description générale proposée par Kaltenecker. La structure proposée par Jackson dans son œuvre semble se détacher de la structure classique des œuvres de la pop music d’alors. D’une part, du fait de sa formule répétitive, héritée du funk, construite essentiellement sur la formule basse/batterie/percussion ; d’autre part, car la structure commune couplet/pont/refrain fortement ancrée dans la culture des musiques amplifiées semble ne pas respecter cette forme musicale particulière. Nous insistons sur cette apparence de rupture dans la forme musicale : il ne s’agit pas d’une œuvre qui brise la structure couplet/pont/refrain, comme nous pourrons le constater par la suite, mais plutôt d’un jeu sur la forme qui en teste les limites.

Nous nous concentrerons sur la dimension structurelle de Wanna be startin’ somethin’ qui est pour nous un élément central de ce qui deviendra un trait stylistique de certaines productions de Jackson. Nous proposons de nommer ce mode d’écriture « écriture par empilement de cellules ». La formule est, dans son concept, assez simple : il s’agit de combiner des cellules musicales très courtes tout au long de l’œuvre, sur la base minimale d’une cellule basse/batterie qui reste identique sur la majeure partie de la chanson. Est considérée comme cellule musicale une structure d’une à deux mesures se répétant à l’identique sur une période donnée. La répétition peut être d’ordre mélodique, rythmique, harmonique, ou être une combinaison de ces différents paramètres. Les combinaisons par accumulation ne restent pas nécessairement identiques tout au long de l’œuvre : le compositeur peut retirer une ou plusieurs cellules pour les réinjecter ultérieurement. De plus, chaque instrument présent peut comporter plusieurs cellules différentes.
Ce procédé d’écriture et son application sont intéressants car ils structurent l’intégralité de l’œuvre sur le concept de minimalisme musical. La notion de minimalisme et son impact dans l’œuvre de Jackson trouvent leurs racines dans le funk : « Désormais, le funk apparaît comme une musique minimaliste. Une musique où les changements d’accords se font rares. Une musique où le rythme sauvage et percutant prime »[13]. Makis Solomos ajoute également :

La musique minimaliste est la première musique qui témoigne de l’importance que prend de plus en plus la répétition en musique – jusqu’à aujourd’hui encore, si l’on pense au rap et aux musiques électroniques dont une grande partie de textures sonores consiste en mises en boucles. La répétition en musique illustre peut-être ce que nous dit la psychanalyse : qu’il s’agit à la fois d’une quête de plaisir et d’une pulsion de mort.[14]

Un minimalisme qui s’illustre ici dans l’utilisation de différentes cellules musicales que Jackson combine différemment tout au long de l’œuvre. L’importance de chaque cellule et de leurs combinaisons, comme le souligne Solomos, réside dans l’apport textural de chaque cellule dans la section. Sa présence, voire son absence, entraîne un mouvement renouvelant l’intérêt de l’auditeur tout au long de son écoute.

Cette œuvre, ou du moins son procédé d’écriture, prend ses origines dans ce mode de composition, tout en y apportant un élément nouveau dans l’utilisation des différentes cellules musicales pour renforcer ou créer un contraste avec d’autres sections. On pourrait ainsi distinguer les œuvres antérieures de funk et r’n’b en les qualifiant de circulaires, car elles fonctionnent sur une seule partie principale, alors que l’exemple de Wanna be startin’ somethin’ propose un jeu de textures et d’éléments qui crée, par l’ajout ou le retrait de telle ou telle cellule, une nouvelle section à l’œuvre.   

Dans le cas de Wanna be startin’ somethin’, on peut dénombrer pas moins de dix-sept formules différentes. Comme expliqué précédemment, chaque instrument peut avoir une cellule représentative tout le long de l’œuvre (e.g. basse/batterie/percussion), ou proposer plusieurs variantes dans différentes parties de l’œuvre. Le tableau suivant présente les différentes cellules proposées :

 

Cellule 1

Cellule 2

Cellule 3

Cellule 4

Basse/batterie/

percussions

Tout au long de l’œuvre (à l’exception de la partie F)

   

Hands clap

Pendant le break « Ma ma se, ma ma sa, ma ma coo sa » (partie F)

   

Voix additionnelles

Ajouts pendant « You’re a vegetable » (partie C)

   

Guitares rythmiques

En répons (partie A, B, C, E et G)

Uniquement la première partie de la cellule 1 (partie A’)

  

Guitares durant le solo

Solo

Harmonisation du solo

  

Claviers

Accompagnement (partie A, A’, B et E)

Déploiement de l’accord dans les aigus (partie C)

  

Chœurs

En répons « Somethin’ »

En répons

« Yeah, Yeah »

En répons

« You’re a vegetable »

« Ma ma se, ma ma sa, ma ma coo sa » (partie E et F)

Cuivres

Riff A sur 4e mesure (partie A, A’)

Riff B sur 4e mesure, puis 6e mesure (partie C)

Riff C (partie E)

Riff D sur break (partie F)

 

Tableau 1 – Répartition des différentes cellules musicales dans Wanna be startin’ somethin’

C’est de la combinaison de ces différentes cellules à un moment donné que l’on pourra en déduire une structure formelle. Sur la version album de Wanna be startin’ somethin’, le découpage des événements musicaux (i.e. empilement de cellules stables avant l’ajout d’une nouvelle formule) se fait globalement par groupe de quatre mesures. L’élément permettant de définir des parties plus ou moins longues reste la voix principale : c’est pour cela que l’on ne considère pas la voix de Michael Jackson comme une cellule, car elle ne remplit pas l’ensemble des critères évoqués précédemment.  Ainsi, le chant nous permet de considérer les « parties » suivantes :

Partie

Evénement

Paroles

Introduction

Présentation des principales cellules

Voix double la guitare

A

 

I said you wanna be startin’ somethin’

A’

Changement du gimmick guitare

I said you wanna be startin’ somethin’

A’’

Sans les cuivres

I said you wanna be startin’ somethin’

B

Peut être considéré comme un couplet

I took away my baby to the doctor…

C

Ajout de voix additionnelles

Développement des accords au clavier dans l’aigu

You’re a vegetable…

C’

Sans les cuivres

Lift your head up high and scream out to the world…

D

Solo guitare

 

E

 

Ma ma se, ma ma sa, ma ma coo sa 

F

Aucun instrument à part les hands clap et les cuivres

Ma ma se, ma ma sa, ma ma coo sa 

G

Répétition de la partie E ad libitum avec les cuivres plus présents

Ma ma se, ma ma sa, ma ma coo sa 

 

Tableau 2 – Découpage de la structure de Wanna be startin’ somethin’

Chacune des parties proposées est donc liée à deux éléments : d’un côté une dimension vocale par le biais des paroles prononcées à différents moments, et d’un autre côté la combinaison des cellules musicales sur une section différente. Cette façon de développer l’œuvre par ajout – et dans notre cas également de retrait – est à rapprocher sous certains aspects du concept d’« émergence texturale » développé par Victoria Malaway :

L’émergence texturale est une technique commune dans les musiques actuelles amplifiées. La formule typique de cette émergence consiste en une accumulation constante de l’intensité dynamique (du doux vers le puissant) accompagnée d’une activité texturale croissante (un plus grand nombre de strates instrumentales et/ou vocales), et se construit le plus souvent, petit à petit, à chaque transition de la chanson (couplet, refrain).[15]

Ainsi, Wanna be startin’ somethin’ utilise ce concept de Malaway sur plusieurs points, tout en s’éloignant sur certains autres paramètres. En effet, la construction par ajout de couches successives (instrumentales et vocales) permet de créer de nouvelles sections dans la production de Jackson. Toutefois, la question de la dynamique toujours croissante n’est pas vraiment présente dans la construction générale de l’œuvre (au contraire, par exemple, de Dirty Diana, composée ultérieurement par Jackson et qui emprunte également le procédé d’empilement de cellules).

La structure de chaque partie joue ainsi sur la combinaison des différentes cellules musicales tout au long des six minutes de l’œuvre. À titre d’exemple, la figure suivante montre l’opposition de construction entre la partie A et la partie B :

Figure 1 – Comparaison de la structuration des parties A et B de Wanna be startin’ somethin’

À partir de cet exemple, on peut effectivement remarquer le jeu d’ajout et de retrait effectué par Jackson entre ces deux parties. On remarque la construction par unité de quatre mesures, courante dans les musiques amplifiées. Il est également à noter que chacune de ces deux parties contient un deuxième découpage scindant l’ensemble de huit mesures en deux sous-groupes de quatre mesures, contenant – pour la nouvelle section – de nouvelles cellules musicales. Ce qui nous permet de réunir ces deux sections en une seule et même partie qui est, comme pour l’ensemble de la chanson, la trame vocale qui reste identique au sein de chaque section. C’est pour cette raison que la voix est un élément majeur de ce titre, permettant de distinguer au sein de cette vaste construction de six minutes une structure logique malgré le travail de répétition.

Malgré la présence de ce guide quasi permanent que constitue la voix de Jackson, la tâche de distinguer une structure n’en est pas pour autant aisée. En effet, Jackson renverse les habitudes de l’auditeur en le sortant du cadre couplet/pont/refrain en proposant une structuration quelque peu différente. Le tableau suivant permet de visualiser la macrostructure de ce titre :

Partie

Événements principaux

Time code[16]

Introduction

Présentation des différentes cellules

0’ à 0’25’’

A

Entrée des voix

0’26’’ à 0’48’’

B

« Couplet »

0’49’’ à 1’04’’

A

2nde itération

1’05’’ à 1’27’’

B

2nde itération

1’27’’ à 1’42’’

A’

Changement dans le gimmick de guitare

1’43’’ à 2’06’’

C

Ajouts de voix additionnelles

Plus grande présence de textures sonores

2’06’’ à 2’22’’

Variation de l’introduction

Basse / batterie / percussions uniquement

2’23 à 2’29’’

B

3e itération

2’30’’ à 2’46’’

A

3e itération

2’47’’ à 3’10’’

C

2e itération

3’11’’ à 3’25’’

D

Solo de guitare

3’25’’ à 3’40’’

C’

Idem à C sans les voix additionnelles

3’41’’ à 3’49’’

B

4e itération

3’50’’ à 4’03’’

A’’

Idem A sans les cuivres

4’04’’ à 4’28’’

C’

Idem C sans les cuivres

4’29’’ à 4’42’’

E

Chœurs prennent la place de la voix lead

4’43’’ à 5’06’’

F

Break voix / hands clap puis cuivres

5’07’’ à 5’38’’

G

Répétition de la partie E ad libitum avec les cuivres plus présents

5’39’’ à 6’02’’

 

Tableau 3 – Enchaînement des différentes parties de Wanna be startin’ somethin’

L’œuvre de Jackson, dans sa structure, s’éloigne énormément de la structure couplet/pont/refrain, ou tout du moins dans son enchaînement. On retrouve effectivement des parties que l’on peut considérer comme des couplets (la partie B), un refrain (la partie A) ou un pont (la partie C), mais leur imbrication s’éloigne des standards de la pop music, qui privilégie clairement la succession de ces différentes parties. Wanna be startin’ somethin’, dans ses constants allers et retours entre les sections brouille – et ce, sciemment – la perception de l’auditeur sur la structuration de l’œuvre. 

Et cette question de perception reste centrale dans la compréhension de l’œuvre de Jackson. L’écoute du titre de Michael Jackson montre de façon évidente une construction bien moins stricte que la formule habituelle du couplet/pont/refrain. Ainsi, pour distinguer les parties, deux éléments nous guident : la voix de Jackson ainsi que l’ajout et le retrait des différentes cellules musicales. Et c’est là tout l’intérêt de ce procédé d’écriture : ici, le jeu de présence / absence des différentes cellules contribue à la définition de la structure de l’œuvre. On retrouve nettement la différenciation entre la partie A et la partie B dans notre figure 1 par la forme étoffée de la partie A (chœurs, voix lead, claviers, guitare, basse/batterie) par rapport à une version plus synthétique de la partie B (batterie/basse et voix). En percevant ces changements de combinaison, l’auditeur perçoit plus facilement les passages entre les différentes sections.

Entre répétitions et différences : les enjeux de l’écriture de Wanna be startin’ somethin’

La répétition dans Wanna be startin’ somethin’ peut être considérée comme le principe général – si ce n’est le moteur – de l’écriture de Jackson. Par le travail autour des différentes cellules musicales constituant cette production, le compositeur construit peu à peu une œuvre tout à fait singulière. Ce « matériau musical »[17] primaire induit la structure-même de l’œuvre. Antonia Soulez évoque d’ailleurs à ce sujet :

Certes l’asservissement de l’artiste ne se limite pas au matériau ainsi compris. Il y a le matériau matériel, mais aussi le matériau plus immatériel au sens des règles, règles d’écriture, procédés, canons et moules formels dont le concepteur est éventuellement victime, victime de l’imposition sur lui-même de ces contraintes issues de ses mains.[18]

Face à cet asservissement plus ou moins volontaire du compositeur face aux modèles de son époque, qu’en est-il de son rapport aux formes de son temps ? La réponse est complexe. Par son procédé d’écriture, Jackson joue clairement avec la forme couplet/pont/refrain pour la tordre autant que possible, comme en témoigne le tableau 3. En faisant cela, le compositeur joue avec ce que Becker appelle les « conventions » :

Des historiens d’art, des musicologues et des critiques littéraires ont vu dans la notion de convention un bon moyen d’expliquer la capacité des artistes à réaliser des œuvres qui touchent et qui font réagir le public. En utilisant une organisation des sons aussi conventionnelle qu’une gamme, les compositeurs peuvent provoquer chez l’auditeur certaines attentes à l’égard de l’enchaînement des événements sonores […].  C’est précisément parce que l’artiste et le public ont une connaissance des conventions mises en jeu que l’œuvre d’art suscite l’émotion […].[19]

D’une convention formelle clairement installée dans la pop music – et largement présente dans les musiques amplifiées – Jackson arrive à tirer une structure qui interroge par sa construction. Est-elle pour autant coupée de la forme couplet/pont/refrain ? Cela ne nous semble pas être le cas. Premièrement car la construction d’une nouvelle forme ne se fait pas à partir du néant : elle se construit par le biais de l’expérience du compositeur (e.g. héritage des formules répétitives du funk chez Jackson), ou en réaction aux constructions théoriques et esthétiques de son époque (e.g. forme couplet/refrain). Deuxièmement, même si la forme construite autour des va-et-vient entre les diverses parties de l’œuvre diffère de la forme couplet/pont/refrain conventionnelle, la voix permet toutefois encore de distinguer les sections de Wanna be startin’ somethin’. Jackson s’éloigne ainsi du modèle sans pour autant s’en détourner entièrement.

On peut ainsi distinguer une véritable dialectique entre le matériau – ici les cellules musicales – et la forme générale de l’œuvre, car l’agencement des diverses cellules induit une partie précise. C’est pourquoi les ajouts, les retraits de cellules renvoient à différentes périodes de la chanson (e.g. la différence entre les parties A et B). Il en est de même à un niveau de la forme générale, où les allers-retours renvoient nettement à la notion de boucle mise en avant par le texte, comme l’évoque Stefanie Acevedo en faisant le lien entre Wanna be startin’ somethin’ et les travaux de Philip Tagg :

Cette chanson illustre le concept de Tagg sur les boucles d’accords, de courtes successions d’accords répétées qui imprègnent les genres populaires. Tagg précise que ceux-ci, contrairement au modèle d’une phrase tonale mettant l’accent sur la linéarité vers un objectif cadentiel, « génèrent une sensation immédiate ou continue de mouvement tonal continu et agissent comme [un] moteur d’accompagnement tonalement approprié. Ils sont, pour ainsi dire, l’aspect tonal du groove [2014, 275].[20]  

Le paradoxe dans ce procédé d’écriture est que, même s’il est résolument ancré dans l’utilisation de cellules figées dans un seul mouvement musical, l’auditeur arrivera à percevoir les changements de section, sans pour autant pouvoir les nommer distinctement. C’est dans ce rapport entre répétition et différence que se joue tout l’intérêt de l’œuvre. Mais la construction même de la notion de différence est intrinsèquement liée à celle de répétition, comme le souligne Martin Zenck : « La différence ne résulte pas de quelque chose de nouveau ou d’une opposition à ce qui précède, elle naît justement à travers et grâce à la répétition »[21]. La différenciation des sections est produite selon deux modalités distinctes : d’une part, comme nous l’évoquions dans le point précédent, par la voix de Michael Jackson qui par la prosodie et le développement mélodique de chaque partie guidera l’auditeur. Mais également, d’autre part, dans le jeu d’ajout et de retrait des cellules musicales en fonction des diverses sections de l’œuvre. Ainsi, par ce travail des différentes strates sonores des sections, l’auditeur peut de ce fait se construire une représentation plus ou moins claire des parties de l’œuvre.

Pour continuer cette réflexion autour de la différenciation par le matériau sonore, le travail de combinatoire a une importance capitale car il met en avant l’importance de chaque élément dans le développement des textures sonores au sein de chaque partie. Les cellules musicales, si l’on devait se reporter aux théories de Tagg, se rapprocherait du concept de « musème », comme le précise Kaltenecker : « il s’agit de « blocs d’intensité » représentant des « unités de minimales d’expression musicale », de sigles ou de signaux sonores et mélodiques et qui, par comparaison avec des figures semblables dans d’autres musiques, fournissent un « matériau de comparaison inter objectif » […] »[22]. Dans le cas de Wanna be startin’ somethin’, les deux premiers éléments – i.e. les notions de bloc d’intensité et d’unités minimales d’expressions musicales – semblent renforcer notre réflexion sur l’importance des différentes cellules dans le développement de l’œuvre. Ainsi, chaque bloc est porteur d’un sens, ou du moins d’une fonction particulière qui enrichit la texture sonore des différentes sections. Par exemple, le retrait soudain de la quasi-totalité des cellules musicales dans la partie F est un exemple frappant de l’importance de ces éléments dans le développement de l’œuvre : cette brutale opposition de nuance marque un véritable point culminant dans le titre par ce retour aux deux éléments fondamentaux de l’œuvre réduits à leur plus simple expression : la pulsation – matérialisée par les handclaps – et la voix. Une rupture qui marque l’auditeur, notamment par l’absence de la cellule basse/batterie/percussion, fondement de la quasi-totalité des sections.

L’apport compositionnel de Jackson à la pop music

L’héritage de Jackson, comme en témoignent les articles de Susan Fast, se manifeste sur bien des aspects des productions d’artistes qui l’ont suivi. De la dimension visuelle à l’importance de la chorégraphie, les albums et concerts de l’artiste considéré comme le King de la pop music marquent une nouvelle façon de concevoir le rapport entre l’œuvre musicale et son public.

Cet héritage s’inscrit également, et c’est le sens de notre contribution, dans le processus compositionnel mis en place notamment dans Wanna be startin’ somethin’ ainsi que dans Dirty Diana ou encore Jam. Il s’agit d’une écriture construite sur un empilement de cellules musicales, matériau minimal construisant par ce jeu de combinaisons les différentes parties du titre, qui trouve ses origines dans les caractéristiques premières du funk, dont l’influence sur Michael Jackson n’est plus à démontrer. 

La répétition de ces cellules n’est en aucun cas gage de monotonie, d’une répétition rébarbative qui peut ennuyer l’auditeur : bien au contraire, l’attrait de cette répétition s’opère à la fois sur les nouvelles cellules qui apparaissent sur les éléments déjà présents (e.g. l’omniprésente cellule basse/batterie/percussion), mais également sur le travail de texture sonore dans chaque section, oscillant entre un nombre réduit d’éléments et des parties mettant en avant de nombreuses cellules créant une véritable masse sonore, pour atteindre le climax que constitue la partie F, où la rupture sonore brutale marque une césure avec les sections précédentes.

Par son jeu d’écriture testant les limites de la forme couplet/pont/refrain sans jamais la renier totalement, Michael Jackson a su proposer par le biais de ce mode d’écriture intéressant une véritable dialectique entre matériau et forme structurelle, qui constitue ainsi un témoignage supplémentaire de son apport à la pop music.

Bibliographie

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Antonia Soulez, « Le matériau : ce qui resterait d’irréductible à la forme ? », in Rue Descartes, n° 38, 2002, p. 19-32

Martin Zenck, « La différence et la répétition dans la musique et la peinture », Filigrane, mis à jour le 20 janvier 2012, consulté le 18 mars 2021. URL : https://revues.mshparisnord.fr/filigrane/index.php?id=418

Notes

[1] « His were the first video by a black artist to be put in rotation on MTV […]. This was part of his important legacy as an African America performer who pushed through racial barrier – in fact the first one to do it on such a global scale », nous traduisons, Susan Fast, « Difference that exceeded understanding: remembering Michael Jackson », Popular Music Society, vol. 33, n°2, Mai 2010, p.260.

[2]  « […] As far as music is concerned, I think noone has done in such a big way than Michael Jackson. […] When it comes to music videos, the way he dressed, how innovative he was. […] He was such a big part of music, [he] just brought the world together actually ». in RhapsodyInColour, « Bruno Mars : love and respect for Michael Jackson, RhapsodyInColour} », YouTube [en ligne], consulté le 15 mars 2021. URL : https://www.youtube.com/watch?v=LGZS36uJ6MU.

[3] Nous étudierons ici la version de six minutes présente sur l’album de 1982, et non la version single bien plus courte.

[4] Martin Kaltenecker, « Comparer l’incomparable ? Proposition pour quelques métissages analytiques entre musiques savantes et musiques populaires », Volume, n°10-1, 2013,  p. 269.

[5] « the entire song is backgrounded by a two-chord loop of alternating D to E major chords, as a bVII-I chord motion, that reflects the « stuck » nature of the protagonist in the lyrics », Stefanie Acevedo, « A functional analysis of chord progressions in pop music », Academia, consulté le 8 avril 2021. URL: https://www.academia.edu/35211604/A_FUNCTIONAL_ANALYSIS_OF_CHORD_PROGRESSIONS_IN_POPULAR_MUSIC p.1.

[6] Nicolas Marchial, Le funk de 1967 à 1980 : porte-parole de la communauté noire aux Etats-Unis, Mémoire de Master, sous la direction de Patrick Revol, Université de Grenoble, 2011, p. 12.

[7] Cf. Olivier, Julien, « L’analyse des musiques populaires enregistrées », In Pistone, Danièle, Le commentaire auditif de spécialiste – recherches et propositions, OMF, 2008, p. 151-152.

[8] « The lack of harmonic movement means that rhythm is the convention that catches our attention, which pulls us in », Konrad Sidney Bayer, « The semiosis of Soul: Michael Jackson’s use of popular music convention » [en ligne], in JPanafrican.org consulté le 25 octobre 2021. URL: http://www.jpanafrican.org/docs/vol3no7/3.7MJ-Semiosis-6.pdf.

[9] Jeanne Doucet,  « La perception du groove dans la musique funk et ses dérivés : revue et analyses », in Les cahiers de la Société québécoise de recherche en musique, vol. 15, n°2, 2014, p. 87.

[10] Marchial, op. cit., p. 13.

[11] Kaltenecker, ibid. p. 272.

[12] Kaltenecker, ibid. p. 272-273.

[13] Marchial, op. cit. p. 34-35.

[14] Makis Solomos, « Questions complexes pour des musiques simples. Le cas du minimalisme et de la « musique expérimentale américaine post-cagienne » des années 1965-75 », HAL, consulté le 18 mars 2021. URL : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00770104/document, p.35-36.

[15] « Textural emergence is a common technique in popular music. The typical formula for emergence consists of a steady accrual of dynamics (soft to loud) and in increased textural activity (greater number of instrumental and/or vocal layers) often built up bit by bit as a new section of music (verse, chorus) unfolds », Victoria Malaway, p. 151-152.

[16] Par rapport à la version album du titre.

[17] Cf. Solomos, Makis, « Le devenir du matériau musical au XXe siècle », Cahiers de philosophie du langage, n°3, 1998, p.137-152.

[18] Antonia Soulez, Soulez, Antonia, « Le matériau : ce qui resterait d’irréductible à la forme ? », in Rue Descartes, n°38, 2002, p. 20.

[19] Howard Becker, cité par Catherine Rudent, L’analyse musicale des chansons populaires phonographiques, Mémoire de synthèse pour obtenir l’Habilitation à Diriger des Recherches, Pais IV, 2010, p. 40.

[20] « This song exemplifies Tagg’s concept of chord loops, repeated short successions of chords that pervade popular genres. Tagg specifies that these, unlike the tonal phrase model that emphasizes linearity toward a cadential goal, “generate an immediate or continuous sense of ongoing tonal movement and act as [a] tonally appropriate accompaniment motor. They are, so to speak, the tonal aspect of the groove [2014, 275]. »Acevedo, Op. Cit. p. 4.

[21] Martin Zenck, « La différence et la répétition dans la musique et la peinture », Filigrane, mis à jour le 20 janvier 2012, consulté le 18 mars 2021. URL : https://revues.mshparisnord.fr/filigrane/index.php?id=418p. 2

[22] Kaltenecker, op. cit.,p. 276.