Exil et colonialisme transaméricains chez Jamaica Kincaid
Frédéric LEFRANÇOIS
Université des Antilles
Exil et colonialisme transaméricains
chez Jamaica Kincaid
« To be a colonial is to be an exile »
George Lamming
La romancière caribéenne Jamaica Kincaïd est aujourd’hui réputée pour ses nombreuses critiques de l’impérialisme britannique, et sa détermination à combattre les multiples formes d’hégémonie culturelle qui peuvent en découler. Si ses œuvres ont rencontré le succès qu’elles méritent, c’est sans doute parce que l’auteur a su faire preuve de militantisme culturel et politique, mais aussi parce qu’elle réinvente sans cesse son identité de femme antillaise exilée, à travers une écriture où se tissent des liens complexes entre l’histoire, l’autobiographie et la fiction.
Cette réflexion sur le sens de sa propre identité trouve sans doute sa source dans la relation antagoniste entre l’histoire de sa famille et l’histoire coloniale des Antilles. Ce conflit débute d’ailleurs dès sa naissance, le 25 mai 1949, à Antigua, où elle a été baptisée du nom d’Elaine Potter Richardson. Consciente de son héritage pluriethnique (sa grand-mère maternelle était d’origine amérindienne, et son grand-père d’origine africaine), la jeune femme ne gardera pas bien longtemps ce nom aux consonances un peu trop européennes à son goût, et choisira de s’appeler Jamaica Kincaid[1], un nom d’auteur la rapprochant davantage de ses origines caraïbes, et lui permettant d’affirmer sa vocation d’écrivain, malgré l’opposition de ses parents. En quittant son île natale à l’âge dix-sept ans, la future romancière pensait pouvoir laisser derrière elle sa famille et ses amis, sans remords, mais également effacer de sa mémoire toute trace de l’esclavage et des méfaits du colonialisme britannique. En arrivant en Amérique du Nord, de nouvelles perspectives se sont ouvertes à elle, et notamment, la possibilité de se construire une nouvelle identité sociale[2]. Cependant, malgré les avantages procurés par le fait de vivre dans un pays aussi riche et développé que les États-Unis, Kincaid écrit assez peu sur sa vie en Amérique, à part peut-être, les quelques nouvelles qu’elle a publiées en 20004, et un essai autobiographique où elle confie sa passion pour la nature et le jardinage[3]. Il est beaucoup plus fréquent de retrouver dans ses écrits le tourment et la nostalgie dus à l’éloignement de ses véritables racines, ancrées à Antigua.
La conception de l’exil proposée par Kincaid est assez originale ; elle considère cette notion comme une séparation entre la Mère, figure ambivalente et totémique, et sa fille, qui s’efforce par tous les moyens possibles à détruire son autorité. L’architecture des liens qui les rapproche ou les oppose forme la pierre d’angle de sa création romanesque, mais elle dépasse le simple cadre familial. En effet, le rapport entre mère et fille constitue une relation qui, pour être obsédante dans la plupart des écrits de l’auteur, n’en demeure pas moins transposable dans le domaine politique. Dans ce dernier cas, cette relation peut être également considérée comme un trope servant à métaphoriser le lien entre la mère patrie (la métropole, centre du pouvoir impérial) et la fille assujettie (la colonie, Antigua), qui ne parvient pas à se défaire totalement de l’emprise de cette figure maternelle mythique cherchant à réduire ses enfants au silence et à l’obéissance aveugle. L’étude de cette relation dans les écrits fictionnels et nonfictionnels de Kincaid nous permettra de rendre compte de la modernité de son œuvre, car chaque œuvre met en exergue les processus d’acculturation et de résistance du migrant antillais dans les mégapoles du monde occidental. Aussi les romans de Kincaid appartiennentils à cette nouvelle littérature qu’on appelle postcoloniale et dont l’un des enjeux majeurs consiste à explorer les contours d’une antillanité hybride et déplacée[4].
Parmi les nombreux problèmes culturels que rencontrent les femmes caribéennes exilées, la difficulté qu’elles éprouvent, en tant que sujets postcoloniaux, à trouver leur place dans leur société d’accueil, est souvent à l’origine d’un sentiment de nostalgie et de nonappartenance qui se traduit souvent par dans l’écriture par une recherche de l’unité primordiale antérieure à la fragmentation de leur Moi. Le choix d’une écriture fragmentaire est censé leur permettre de transcender les catégories existentielles binaires qui conduisent dans des voies aporétiques où s’enferment trop souvent les discours essentialistes. Ainsi, le parallèle qui s’établit souvent entre d’une part, la relation entre mère et fille, et d’autre part, la relation entre colonisateur et colonisé, ne décrit que partiellement la diversité et la complexité de la condition des femmes écrivains d’origine antillaise vivant à l’étranger. Leur condition d’exilées les oblige effectivement à poursuivre leur existence dans la marge de leur société d’accueil tout en essayant de s’intégrer dans cette société. Dans la plupart des cas, ce type d’expériences aboutit à la formation d’une « double conscience » semblable à celle que le sociologue afro-américain W.E.B. Dubois a théorisé dans The Souls of Black Folk, ouvrage qui fait encore école aujourd’hui.
La vie et l’écriture de Jamaica Kincaid se trouvent également à la frontière de deux nations et de deux littératures différentes. Mais ce positionnement est-il facile à assumer ?
Comment Kincaid parvient-elle à exprimer le sentiment d’être déraciné dans son œuvre ?
Nous tenterons de montrer dans cet article à travers l’étude de deux romans de Kincaid,
Annie John7 et Lucy8, en faisant parfois référence à son avant-dernier dernier essai, A Small Place[5], que le statut marginal de l’auteur influence considérablement l’esthétique de sa fiction, en lui permettant de réécrire son histoire, mais aussi d’analyser de son point de vue de femme les nouvelles relations que l’Occident entretient avec Antigua et d’une façon plus générale avec l’ensemble culturel caribéen.
1/ Annie John : la formation du complexe identitaire
Dans Annie John, premier roman autobiographique de Jamaica Kincaid, l’auteur réunit dans une trame narrative linéaire l’univers fragmenté et mystérieux de son enfance qu’elle avait déjà présenté de façon surréaliste dans Au Fond de la Rivière son premier recueil de nouvelles, publié en 1985[6]. Dans le décor idyllique d’Antigua, l’héroïne éponyme du Bildungsroman relate avec la candeur et la sincérité d’une adolescente de quinze ans, les événements qui ont marqué son enfance à Antigua. Le paradis naturel de son île natale est le cadre idéalisé où Annie grandit, bercée par la musique des vagues de la Mer Caraïbe et de l’Océan Atlantique, le même océan qui, des siècles auparavant, avait amené les colons européens sur les rives du Nouveau Monde. Mais le passé colonial de l’île est loin d’être aussi enchanteur. Les Anglais ont introduit l’esclavage et ont légué aux descendants des esclaves africains leur vision eurocentrique du monde, leur transmettant par là-même l’obsession de reproduire l’Angleterre dans un contexte géographique et culturel inadapté.
Après l’émancipation, l’institution scolaire s’est chargé de perpétuer cette œuvre « civilisatrice », en gravant dans l’esprit des élèves colonisés la supériorité du modèle culturel britannique. Annie doit encore faire face à cet état d’esprit lorsqu’elle est scolarisée dans une école méthodiste de St John. Mais elle résiste aux menées subversives du système impérialiste qui se dissimule dans les manuels scolaires et dans l’attitude de ses maîtres. Au lieu de se conformer au mimétisme ambiant, elle choisit inconsciemment de conserver son héritage culturel africain jusqu’au bout, se préservant ainsi d’une complète aliénation culturelle. Annie ira même jusqu’à transgresser l’interdiction de sa mère et de ses professeurs en chantant des airs de calypso aux paroles indécentes, dans l’unique but de défier l’autorité de ceux qu’elle considère comme des thuriféraires de l’impérialisme britannique.
Et d’ailleurs, la société dans laquelle elle vit porte toujours les stigmates de son passé colonial. Dès sa jeune enfance, Annie est souvent confrontée à la hiérarchisation de la population d’Antigua selon des critères entièrement hérités de l’époque où régnait l’esclavage. La couleur de peau, l’identité sexuelle et l’appartenance à une classe sociale donnée servent encore à instituer et légitimer des stratégies de domination et de soumission entre les individus d’un même peuple, un antagonisme caractéristique des sociétés antillaises.
Cette division est renforcée par l’institution scolaire, grâce au zèle missionnaire de son corps enseignant. Comme le remarque très justement Philip G. Altabach, l’exemple typique de la délégation du pouvoir colonial se trouve dans la présélection des futures élites locales parmi les héritiers des classes favorisées, mais aussi parmi les élèves les plus méritants[7].
Cependant, la méritocratie n’a guère d’attrait pour les élites déjà en place, soucieuses de conserver leur hégémonie, et jalouses de leur prestige social. La préférence que le professeur d’histoire d’Annie accorde à Hilarene, la fille du sacristain, en donne d’ailleurs un exemple probant. Il semble évident que le milieu social d’Annie lui attire le mépris de Mlle Edward, même si elle est incontestablement la meilleure élève de la classe :
Je ne figurais pas parmi les préférées de Mlle Edward. Sa chouchoute, c’était Hilarene, qu’à son grand regret je surpassais souvent. Je n’aimais pas spécialement Mlle Edward et ne cherchais pas à lui plaire. Son comportement envers moi tranchait sur celui des autres professeurs qui me considéraient avec beaucoup d’affection […] (78-79)
Annie est, en effet, tout le contraire d’Hilarene. Bien qu’elle soit dotée d’une intelligence et d’une mémoire hors du commun, et certainement supérieure à celle de sa camarade de classe, elle se refuse à perdre son impertinence et son sens de la subversion qui font partie intégrante de son identité. Il lui serait absolument impossible de concevoir l’idée de se montrer plus conciliante envers son enseignante pour gagner obtenir, ses bonnes grâces, et d’ailleurs, elle n’en a nullement besoin, puisque ses résultats scolaires sont brillants. Par effet d’association, elle reconnaît d’ailleurs son aversion pour Hilarène, qu’elle assimile moins à une victime docile et conciliante de l’acculturation, qu’à une complice dévouée au maintien de l’ordre colonial :
La fille du sacristain, Hilarène – un répugnant modèle de bonne conduite et zèle scolaire –, occupait la place voisine de la mienne, parce qu’elle était classée seconde. La fille du pasteur, Ruth, se voyait toujours reléguée au dernier rang, le rang des cancres. Evidemment, je ne pouvais supporter Hilarène. Une fille aussi comme il faut n’était pas mon genre. Sans doute n’aurais-je pas tenu autant à la première place si j’avais été certaine qu’elle ne lui reviendrait pas. » (78-79)
Le lecteur aura probablement observé que la collusion entre Hilarène et Miss Edwards est le fait d’une solidarité de classe, qui s’exprime de manière quasi inconsciente. A travers elles, Annie perçoit des zélatrices du pouvoir impérial. Observons encore, que l’héroïne appartient aux classes populaires et que, par conséquent, elle ne peut se ranger aux côtés de ceux qui ont des valeurs différentes des siennes et qui témoignent une admiration et une allégeance sans faille à l’autorité sociale négative par excellence : la reine d’Angleterre. La narratrice se lance dans un foudroyant réquisitoire contre cette figure autoritaire qui, selon elle, n’a absolument rien à faire à Antigua, et encore moins dans une salle de classe, en particulier lorsqu’elle se dit « trop heureuse d’être débarrassée de [ses] vieux cahiers dont le papier était aussi rêche que s’il avait été fait avec du maïs, et où figurait, sur la couverture, le portrait d’une femme toute ridée, une couronne sur la tête, des perles et des diamants autour du cou et des bras. » (40)
À l’évidence, cette allégeance constitue un objet d’indignation pour Annie, qui se révolte, à sa manière, contre l’injustice d’un système éducatif fonctionnant comme un « appareil idéologique d’État »12. L’enseignement qui lui est prodigué en histoire en
result of their education. In some instances, in fact, individuals were even unfamiliar with their own indigenous language.” 12 Selon Louis Althusser, les « appareils idéologiques d’État » ont pour fonction d’assurer la perpétuation des rapports de force entre les masses laborieuses et les classes dirigeantes et, par là même, le maintien de l’ordre
représente une preuve flagrante : l’école apparaît ici en tant qu’agent de « réplication culturelle » fournissant au pouvoir colonial le moyen de consolider son hégémonie culturelle européenne et de maintenir les jeunes Antiguais dans un état de subjugation. Comme le montre le passage qui va suivre, l’histoire des Antilles est écrite d’un point de vue eurocentrique, ce qui exclut et marginalise les peuples non-Européens du cours des événements rapportés, et ignore volontairement leur participation active à la formation d’une conscience historique solidement ancrée dans leur psychisme. Mademoiselle Edward, par exemple, assume pleinement le rôle du Maître quand elle inflige punitions et humiliations à ceux qui n’ont pas appris « par cœur » leur leçon d’histoire événementielle :
Melle Edward prenait un malin plaisir à poser une question à celle d’entre nous dont elle était sûre qu’elle ne connaîtrait pas la réponse puis à se tourner vers une autre élève dont elle était tout aussi sûre qu’elle la saurait. L’ignorante devait alors répéter mot pour mot ce que venait de répondre celle qui savait. […] Melle Edward pointa le doigt sur Ruth et posa une question à laquelle il fallait répondre : ‘Le 3 novembre 1493, un dimanche matin, Christophe Colomb découvrit la Dominique.’ Naturellement, Ruth fut aussi incapable de donner la bonne réponse qu’à bien d’autres questions concernant les Antilles. (86)
Dans cet extrait, le beau rôle est donné à Christophe Colomb, tandis que les peuples amérindiens qui avaient déjà découvert l’île bien avant lui sont totalement oubliés. Le narrateur homodiégétique ne se prive pas de faire remarquer au lecteur sa désapprobation, avec une certaine pointe d’acrimonie. Observons que le passé colonial d’Antigua ne fait d’ailleurs pas l’unanimité chez les professeurs d’Annie. Ceux-ci demeurent, en outre, assez divisés sur la question du statut politique de leur île, ce qui explique probablement pourquoi ils ne semblent guère disposés à vouloir enseigner l’histoire de la Caraïbe en toute objectivité, même s’ils se savent complices du système impérialiste dont les effets se font toujours sentir.
Les habitants d’Antigua au clan des maîtres et des esclaves, ce qui ne peut que semer le doute dans l’esprit des jeunes écoliers. Cependant, Annie ne se laisse pas influencer par les opinions divergentes de ses maîtres :
Nos ancêtres à nous n’avaient rien fait de mal, pauvres êtres sans défense et nous pouvions regarder n’importe qui dans les yeux. Il est vrai que parfois, étant donné nos professeurs et nos lectures, nous discernions difficilement de quel bord nous étions – celui des maîtres ou celui des esclaves – car tout cela restait de l’histoire ancienne et de nos jours, les gens se comportaient différemment. Nous célébrions tous l’anniversaire de la Reine Victoria, bien qu’elle fût morte depuis longtemps. Nous les descendants d’esclaves, savions bien ce qui s’était passé en réalité. (87)
En plus de ses excellentes capacités de mémorisation, Annie est manifestement dotée d’un sens critique très aigu. Elle perçoit nettement la frontière entre le mythe et la réalité puisqu’elle met facilement en évidence le mensonge et la manipulation mentale qui président à la célébration de l’anniversaire de la Reine Victoria, alors même que celle-ci est décédée depuis longtemps. L’ironie présente dans son discours montre que dans les années 1960, le
social. Dans la conception d’Althusser, l’école, la famille, les médias, mais également les syndicats et le système politique sont quelques-uns des appareils idéologiques d’État qui assurent la diffusion et l’intériorisation par l’ensemble de la population de l’idéologie dominante.
peuple antiguais se berce encore d’illusions en se croyant pour des citoyens britanniques alors que l’empire britannique s’est déjà presque entièrement effondré. Elle adresse une critique indirecte à ses congénères qui sont apparemment victimes d’un endoctrinement si profondément ancré dans leur mémoire qu’ils en oublient l’actualité[8].
Elle décide de s’approprier son histoire et de la réécrire en renversant les stéréotypes acceptés. Elle se moque de Christophe Colomb qu’elle compare à son grand-père infirme, dont elle a appris l’invalidité récemment. Un jour, donnant libre cours à sa fantaisie, elle écrit sur son livre d’histoire au bas d’une page où se trouve une image de Christophe Colomb enchaîné, le commentaire suivant : « Le grand homme ne peut plus se lever et aller où il veut »[9].
Dotée de pareils talents, Annie se sait certainement promise à un avenir prometteur, et le vif intérêt que sa mère présente pour ses résultats scolaires la porte à croire que celle-ci la soutiendra. Mais l’éducation qu’elle reçoit pendant les années de sa scolarisation à l’école primaire et au collège ne sont qu’un moyen de faciliter son insertion dans une société caribéenne machiste où la place de la femme est de toute façon déterminée à l’avance. Il est donc hors de question d’autoriser la jeune fille à jouer aux billes, mais dès qu’il s’agit de lui apprendre à nettoyer le linge, à cuisiner et à s’occuper de la maison, c’est-à-dire les tâches attendues d’une ménagère soumise et appliquée, la mère d’Annie se transforme en guide exemplaire. Cette dernière conçoit d’ailleurs pour elle un destin tout tracé : elle sera infirmière alors que ses frères feront des études universitaires et deviendront médecins ou avocats. Ce stéréotype de la nourrice, issu de l’esclavage, résume l’idéologie dominante à l’époque où Annie nourrit secrètement le rêve de s’échapper de l’emprise coloniale et maternelle : les femmes antillaises colonisées n’ont d’autre mission que de se dévouer corps et âme au bienêtre de leurs maris et de leurs enfants.
Fortement marquée par la figure imposante de sa mère qui porte le même nom qu’elle, Annie relate alors l’évolution de ses sentiments envers celle-ci. La force à la fois attractive et destructive de la relation qui l’unit à sa mère éclipse finalement les autres événements de sa vie qui lui font rencontrer d’autres personnages. Lorsqu’Annie atteint l’âge de la puberté et que ses premières règles apparaissent, sa mère se détache d’elle. Se sentant trahie, elle passe de l’adoration aveugle de sa génitrice, qu’elle assimile à une sorte de déesse, à une haine d’égale intensité. Mais elle ne parvient pas à exprimer sa colère et sa rancœur dans un discours articulé. Le ravage intérieur que provoque cet abandon se condense alors en une petite boule noire, qu’elle voit d’abord fusionner avec celle de sa mère puis se séparer irrémédiablement pour rejoindre son corps d’adolescente désormais pubère. Progressivement, Annie finit par désirer une rupture complète avec sa mère afin de se forger sa propre identité et s’affranchir de son emprise, mais aussi se libérer de ses contradictions internes, et des pressions externes imposées par les mœurs et coutumes de la société antiguaise. Le roman finit par la réalisation d’une prophétie déjà annoncée dans un récit autobiographique qu’elle avait imaginé en classe, quelques années avant son départ. Pour surmonter la peur d’être définitivement séparée de sa mère, Annie John opte finalement pour une fuite en avant en quittant son île natale, et en s’embarquant à bord d’un bateau en partance pour l’Angleterre.
2 / Lucy : vivre ailleurs et découvrir l’indépendance
Le lecteur de Lucy sera sans doute surpris, en parcourant les premières pages de l’incipit, de découvrir que l’héroïne éponyme du roman ne débarque pas en Angleterre, mais aux États-Unis. Lucy relate, en effet, l’histoire de Josephine Potters[10], une jeune fille de 17 ans ayant quitté l’île d’Antigua, où elle est née, pour travailler comme « fille au pair » dans une famille bourgeoise nord-américaine. Ses deux employeurs, Lewis et Mariah, sont indubitablement calqués sur le stéréotype du Blanc blond aux yeux bleus, et appartiennent à la bourgeoisie new-yorkaise. En échange d’un salaire confortable et d’un logement gratuit, ils confient à Lucy la garde de leurs enfants. Cette expérience nouvelle, qui lui fera découvrir la réalité de la vie dans une grande métropole occidentale, sera pour l’héroïne l’occasion de se métamorphoser en femme adulte. Coupant tout lien affectif avec sa mère, à qui elle reproche de l’avoir trahie en donnant le privilège d’un avenir prometteur à ses garçons, Lucy se retrouve exilée dans un pays étranger dont elle ne connaît ni la culture ni les codes sociaux.
Forcée de vivre dans ce nouvel environnement socioculturel, elle parvient toutefois à s’adapter assez vite. Pour ne donner aucune prise aux idéologèmes aliénants qui visent à lui inculquer un complexe d’infériorité – si caractéristique du sujet colonisé –, Lucy prend le parti d’adopter une attitude de camouflage vis-à-vis de ses employeurs, afin de ne rien laisser transparaître de la colère qu’elle nourrit à leur encontre. Au bout d’un certain temps, elle finit par se débarrasser de toute déférence envers eux, et s’autorise parfois à les défier. En certaines occasions, sa force de caractère et son talent inné pour la répartie lui permettent même de retourner la situation à son avantage. Ainsi, au cours d’une conversation où sa patronne lui fait remarquer la beauté des jonquilles dans un pré, Lucy critique ouvertement le point de vue de Mariah, lui faisant remarquer que ces fleurs ne sont pas forcément plus belles que celles qu’on peut trouver sur son île. Ses remarquables facultés d’adaptation et sa capacité à élucider le fonctionnement des stratégies de domination utilisées par ses employeurs lui permettent ainsi d’adopter une posture contre-hégémonique et de protéger son identité.[11]
Lucy est tout à fait consciente de son héritage culturel et historique et cette lucidité rend d’autant plus légitime son désir de justice sociale. L’emploi d’une prose limpide et épurée facilite au lecteur l’accès à ses pensées intimes, celles, en particulier, où elle s’imagine en rebelle, ou en justicier. Son étonnante capacité à trouver les points faibles du discours ethnocentrique renforce d’ailleurs sa position d’adversaire du colonialisme. Grâce à la transparence de ses propos, le narrateur homodiégétique rend plus visible le regard porté par les Occidentaux sur les non-Occidentaux : il déconstruit notamment ce type de discours dominant, qui tend à reléguer les victimes de l’impérialisme au rang d’êtres marginaux et déviants par rapport à la norme établie par les colons européens ou américains. Il nous est loisible de reprendre les propos d’Edward Said pour expliquer le comportement de Lucy : sa résistance va au-delà d’une simple « réaction à l’impérialisme », car elle est « une autre manière de concevoir l’histoire de l’humanité »[12].
Malheureusement, l’héroïne est également la cible de ce regard ethnocentrique qui la transforme, aux yeux de ses employeurs, en simple outil de travail, ou pire encore, en être dénué de conscience et d’esprit critique. En discutant avec leurs amis au cours d’une soirée, Mariah et son mari ne se gênent pas pour dire que Lucy est une « trouvaille » rencontrée un beau jour sur leur chemin, une sorte d’objet trouvé. Apparemment, cette conception pour le moins biaisée de son identité féminine aurait plutôt tendance à rapprocher Mariah de la mère de Lucy18. Toutes deux cherchent, en effet, à lui imposer une attitude servile et déférente face aux modèles eurocentriques. Si le comportement attendu de la part de Lucy diffère, toutefois, d’une femme à l’autre, les deux personnages ont choisi une stratégie similaire : il s’agit d’assigner à la jeune femme une identité déterminée par une fonction, un rôle. La mère de
Lucy a tenté d’y arriver par le biais d’une éducation stricte basée sur le modèle victorien de la lady anglaise soucieuse de sa respectabilité, et façonnée par son sens du devoir. Cette vision étriquée la conduit à n’envisager qu’une seule carrière professionnelle pour sa fille : Lucy sera infirmière, un point c’est tout. Que cela lui plaise ou non, là n’est pas la question. Ce qui compte avant tout c’est qu’elle se conforme à un ordre préétabli et qu’elle obéisse aux lois patriarcales de la société antillaise. Évidemment, ce brusque changement d’attitude est vécue par la jeune femme comme une trahison. Elle qui n’avait jamais éprouvé qu’une tendresse condescendante pour son père, se voyait maintenant contrainte d’approuver le phallocentrisme qui relègue la femme antillaise au rang de subalterne tout en la confinant dans le silence et l’abnégation.
Si l’on suit le cheminement de cette logique coloniale, l’on en arrive à la conclusion que les femmes n’ont pour unique destinée que d’être dépendante des hommes à qui le monopole du pouvoir économique politique et sexuel, du savoir et de la parole est réservé. Ce sexisme pratiqué au détriment des femmes, supposées se sacrifier volontairement est dénoncé par Kincaid qui démontre à quel point il continue de véhiculer dans l’esprit des hommes et des femmes une idéologie de censure et de soumission préjudiciable au rapport entre les deux sexes, mais également au rapport entre les femmes elles-mêmes[13]. Lucy refuse de se plier à ces injonctions et récuse avec véhémence cette conception qui lui attribue déterminée institutionnellement par la société et lui dénie le droit d’être ce qu’elle veut être. Comme l’observe Curdella Forbes, Lucy parvient à déconstruire ce discours hégémonique en se réappropriant son corps de femme, qui structure son identité mais aussi sa perception du temps et de l’histoire, en écrivant un journal intime où elle peut, jour après jour, suivre l’évolution de sa personnalité.20
Il lui faut briser tout d’abord le carcan qui l’a maintenu pendant toute son enfance dans un rapport de dépendance culturelle vis-à-vis de la métropole britannique. Lucy refuse de continuer à croire au mythe de la mère-patrie, en tant que matrice originelle de l’histoire et de la culture. Elle se construit alors des stratégies de résistance à l’idéologie dominante en luttant contre toute forme d’aliénation et en faisant le choix de sa destinée. Cette détermination l’amène à combattre l’impérialisme et à remettre en cause la légitimité du déterminisme social qui n’a toujours profité qu’à l’homme blanc. Ces deux systèmes de pensée oppriment et marginalisent les femmes Afro-caribéennes. Elle décide donc de réécrire l’histoire de la diaspora africaine d’un point de vue spécifiquement féminin. Par cet acte émancipateur, Lucy parvient à briser courageusement le silence de plomb qui enveloppe la sexualité des femmes ainsi que leur exploitation. La dimension politique de son récit fournit par là-même l’espoir de casser le cercle vicieux de l’oppression.
Son projet doit donc dépasser le simple cadre du discours et de l’abstraction pour s’enraciner dans une réalité matérielle, physique. Dans Lucy, tout comme dans Annie John, le corps de la jeune femme est le théâtre de plusieurs influences opposées, ce qui reflète également un conflit intérieur entre le désir subconscient de liberté et la contrainte du discours phallocentrique. Dès son jeune âge, l’héroïne a dû se plier aux exigences éducatives de l’institution coloniale et de sa mère. Ce qui était vécu à l’école comme une série d’obligations était renforcé à la maison par les nombreuses interdictions de sa mère. Mais une fois arrivée à Manhattan, la jeune femme profite d’une liberté nouvellement acquise pour se réapproprier son corps. Le discours féministe de Mariah typiquement eurocentrique ne lui permet pas de réaliser son désir de liberté et de transgression des codes sociaux. Lucy détecte alors chez
Mariah la volonté de la soumettre à la même vision du monde qu’elle-même, ce à quoi la jeune femme refuse d’obtempérer avec véhémence. Son désir de transgression se manifeste dans la diversité des rapports sexuels qu’elle entretient avec différents partenaires masculins ou féminins. Une fois affranchie de ces interdictions elle accomplit l’ultime acte libérateur : la rupture avec sa mère qu’elle n’avait jamais pu critiquer ouvertement. Sa mère lui apprend que son père est mort, Lucy lui répond avec une dureté remarquable :
Dans la lettre, je demandai à ma mère comment elle avait pu épouser un homme qui en mourant lui laisserait des dettes et pas un sou pour l’enterrer. Je lui montrai de quelle manière elle s’était trahie. Je lui dis que je pensais qu’elle m’avait trahie aussi, et que je savais que c’était vrai, même
écrivains appartenant à la mouvance postcoloniale comme tout à fait positif : « Postcolonial women writers participate actively in the ongoing process of decolonizing culture. »
20 FORBES, Curdella, article déjà cité, p. 26. “Lucy’s vision of the collective is not redemptive—there is no third element of dialectic in which she sees self and collective potentially reconciled. Rather, the third element is the self, self-made and standing alone, yet constantly under threat of erasure from the collectives she has selfprotectively erased, the double erasure symbolized in the tears washing away her old familiar name from the pages of the journal.”
si je ne parvenais pas à trouver sur le coup un exemple concret. Je dis qu’elle s’était conduite comme un sainte, mais que puisque je vivais dans le monde réel, tout ce que j’aurais voulu c’était une vraie mère. Je ne rentrerais pas à la maison maintenant, dis-je. Jamais je ne rentrerais. (101)
Cette succession de victoires remportées au terme d’une lutte contre les autres et contre elle-même, n’efface pas malgré tout un sentiment d’exil intérieur. Mais cela en vaut la peine. Lucy a gagné la liberté de disposer de son corps et de son esprit, de choisir ses relations sociales, et surtout de se définir en tant que femme du monde, même si cette conquête la laisse dans une amertume et une tristesse bouleversantes. Et de fait, la clôture du roman montre bien que la narratrice regrette amèrement l’amour et la sécurité que lui procuraient autrefois sa relation fusionnelle avec sa mère. On l’aura compris, Lucy est avant tout le récit d’un amour contrarié : celui d’une jeune femme pour sa mère qui, en instaurant une distance affective visà-vis de sa fille, a créé les conditions de son exil et de son errance perpétuelle. Il n’est donc pas surprenant qu’à défaut de pouvoir se venger sur cette mère omnipotente, Lucy choisisse de prendre sa revanche sur un substitut maternel qui possède les attributs du pouvoir maternel, mais également des faiblesses évidentes qu’elle pourra exploiter[14]. Cette revanche se réalise par le biais d’une désertion inattendue et particulièrement cruelle : au moment où Mariah lui annonce qu’elle vient de divorcer avec son mari, Lucy lui apprend qu’elle doit la quitter, elle aussi. Mais à peine a-t-elle pris cette décision, l’héroïne se rend compte qu’elle s’est condamné à vivre un second exil, intérieur, tout aussi dévastateur que le premier :
(…) je vis le carnet que Mariah m’avait donné. Il était sur la table de nuit près de mont lit. […] En haut de la première page j’écrivis mon nom complet : Lucy Joséphine Potter. Quand je le vis, de nombreuses idées se précipitèrent à travers moi, mais je ne pus écrire que ceci : ‘ j’espère pouvoir aimer quelqu’un au point d’en mourir ». Alors, quand je regardai cette phrase, une énorme vague de honte me submergea et je pleurai, je pleurai tant que les larmes tombèrent sur la page et brouillèrent les mots. (185)
Comme nous allons le voir dans la dernière partie de notre réflexion, les thèmes du retour et de la vengeance ne disparaissent pas de l’espace scripturaire de Jamaica Kincaid lorsqu’elle passe du roman à l’essai. Ce qui change par contre, c’est surtout l’âpreté du langage et la dureté du ton qui sont mises au service d’une critique en règle du néocolonialisme américain. Ici, il n’est plus question d’espérer une quelconque réconciliation, car il s’agit avant tout de régler ses comptes avec ceux que Kincaid présente comme les véritables responsables de la corruption régnant dans son pays d’origine[15].
3) A Small Place : le retour impossible
Le narrateur de A Small Place semble obsédé par l’impossibilité de retrouver son pays natal, le lieu de ses origines, qui est censé apaiser les affres d’un exil prolongé. Kincaid montrait déjà dans Lucy comment la perte du lien avec son pays natal pouvait se traduire par un sentiment d’angoisse et de solitude :
Dans les livres que j’avais lus de temps à autre, quand l’intrigue le voulait, quelqu’un avait le mal du pays. Une personne quittait un endroit où sa situation n’était pas très bonne pour aller ailleurs, quelque part où c’était beaucoup mieux et puis elle avait envie de retourner où ce n’était pas très bien. Ce genre de personne m’agaçait au plus haut point, car je sentais que j’étais moi-même dans une assez piètre situation et j’aurais payé cher pour aller ailleurs. Mais à présent, moi aussi je sentais que je voulais retourner d’où je venais. (17)
Ce retour implique alors un exil double, car la narratrice ne peut retrouver son île natale que grâce aux souvenirs enfouis dans sa mémoire, elle ne peut donc revivre agréablement ses expériences passées dans l’instant présent, et ce sentiment d’une perte irrémédiable se transforme rapidement en colère dirigée contre les responsables d’une telle catastrophe.
Mais une fois de plus, il faut retourner dans le passé colonial d’Antigua pour trouver l’origine de ce sentiment. En cédant son indépendance à l’île en 1981, les Anglais n’ont malheureusement pas réparé les blessures du passé. Ils ont au contraire laissé aux nouveaux dirigeants l’exemple de la corruption et du clientélisme politique. En l’espace de quelques années, Antigua a profondément changé. Dans le pays que l’auteure redécouvre, la corruption règne, car l’essentiel du pouvoir est concentré entre les mains d’une seule famille dont elle mentionne le nom dès les premières lignes de son essai :
Si vous allez à Antigua en touriste, voici ce que vous verrez. Si vous arrivez en avion, vous atterirez à l’aéroport international V.C Bird. Vere Cornwall Bird est le premier ministre d’Antigua. Vous êtes peut-être le genre de touriste à vous demander pourquoi un premier ministre s’aviserait de souhaiter qu’on donne son nom à un aéroport – pourquoi pas à une école, pourquoi pas à un hôpital, pourquoi pas à quelque grand monument public ? Vous êtes touriste et vous n’avez pas encore vu une école à Antigua, vous n’avez pas encore vu l’hôpital d’Antigua, vous n’avez pas encore vu de monument public à Antigua. (35)
La réponse semble tomber sous le coup du sens : si toutes les infrastructures dignes d’un pays moderne manquent à Antigua, c’est parce que le Premier Ministre et sa famille ont détourné et accaparé l’essentiel des ressources économiques de l’État. Kincaid établit alors un lien de cause à effet entre l’invasion du tourisme dans l’île et la situation déplorable du pays. Cela peut paraître paradoxal au premier abord, mais Kincaid poursuit son analyse en montrant, non sans une certaine ironie, la divergence entre les intérêts du touriste occidental et ceux des autochtones. Le touriste réclame par exemple le droit de pouvoir bénéficier au moindre prix du soleil, des plages et des hôtels d’Antigua, alors que les natifs de l’île ne peuvent même pas être sûrs de leur ration quotidienne d’eau potable, puisqu’ils doivent faire face à la sécheresse qui sévit tout au long de l’année. L’auteur déconstruit ainsi les représentations erronées que les touristes Européens et les Américains se font des Antillais.
Elle s’attaque tout particulièrement au cliché des indigènes heureux en dénonçant la corruption qui envahit tout les secteurs politiques et économiques du pays, et finit par transformer en profondeur la mentalité des gens du pays.
Aux yeux de l’auteur, le touriste représente est un observateur superficiel appartenant à une culture étrangère. Il rappelle, à bien des égards, l’ancien voyageur colonial qui composait de longs récits de voyage décrivant une vision idyllique, mais fausse, d’une contrée qu’il observait lors d’un séjour généralement trop superficiel et trop limité dans le temps, pour offrir le moindre espoir d’objectivité. Tous deux sont aveugles aux problèmes réels d’Antigua car ils préfèrent ne pas voir la misère de ceux qui y vivent en permanence pour mieux se convaincre qu’ils sont dans un paradis tropical. Bien qu’il soit une personne ordinaire et inoffensive dans son propre pays, le touriste occidental se transforme en collaborateur actif de l’exploitation néocolonialiste, dès qu’il se retrouve sur le sol des pays du Tiers-Monde comme Antigua. Pour lui gâcher son plaisir de voyeur, Kincaid lui renvoie le regard envieux des autochtones :
(…) quand les indigènes vous voient […] ils envient votre capacité à transformer votre capacité à transformer leur propre banalité et leur propre ennui en une source de plaisir pour vous. (22) Kincaid voit une continuité historique entre le touriste d’aujourd’hui et le colon d’hier. Elle « réplique » aux récits de voyages européens dans lesquels la Caraïbe est souvent présentée comme un paradis tropical n’ayant pour unique fonction que de satisfaire les désirs du visiteur européen. Elle finit d’ailleurs par englober sous le même pronom «vous » les colonisateurs anglais, mais aussi les autres agents du néo-colonialisme occidental :
Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi tout ce que nous semblons avoir appris de vous c’est de corrompre nos propres sociétés et à nous comporter comme des tyrans ? (23)
Kincaid remet donc en question la légitimité de l’histoire écrite du point de vue du colon et critique en même temps la mission civilisatrice des Anglais dans les colonies. Les institutions coloniales telles que l’école et la bibliothèque sont alors considérées comme des lieux où l’histoire des peuples opprimés a été déformée et substituée par une version historique des colons. Elle oppose à cette histoire officielle ses propres souvenirs d’Antigua, qui sont sans doute un peu romancés. La bibliothèque devient alors un lieu mythique qu’elle se rappelle avec nostalgie. C’est aussi le lieu dont la simple évocation génère le plus d’ambivalence et de contradictions dans son discours :
Dans l’Antigua que j’ai connue […] il y avait la bibliothèque dans le bas de High Street audessus du Trésor Public. […] Si vous aviez vu l’ancienne bibliothèque à l’emplacement où elle se trouvait, dans un grand bâtiment en bois peint dans une couleur jaune qui plaît tant aux gens comme moi … et puis si vous aviez vu à quel point nous étions beaux, assis là, comme les fidèles devant un autel, nous nourrissant toujours et encore du conte de fée qui relatait comment nous nous étions rencontrés. Comme vous étiez beaux en ce temps-là … vous comprendrez pourquoi mon cœur se brise quand je vois le tas de débris que l’on veut faire passer pour la bibliothèque d’Antigua, aujourd’hui. (43)
Kincaid semble également critiquer les autochtones pour leur manque d’intérêt pour le monde des livres et de la culture. Quand elle constate la baisse de la qualité de l’Anglais parlé par les jeunes, elle reconnaît implicitement la supériorité du langage des colons. Cette critique dévoile, cependant, la position intermédiaire qu’elle occupe en tant que citoyenne d’Antigua jouissant du privilège de résider aux Etats-Unis, et de revenir au pays quand elle le souhaite.
L’on peut se demander si, finalement, la plus grande frustration de l’auteur n’est pas liée à l’étroitesse d’esprit des habitants d’Antigua, un mal qu’elle assimile à plusieurs reprises à l’exiguïté du territoire. Vivre à Antigua est pour elle synonyme d’étouffement. C’est « comme si tout ce qui s’y trouve à l’intérieur était enfermé dans un vase, et que tout ce qui ne s’y trouve pas était enfermé à l’extérieur. »
À l’évidence, l’île décrite par Kincaid est trop isolée et repliée sur elle-même. Les
Antiguais semblent piégés dans un gouffre, incapables qu’ils sont de se projeter dans un contexte historique et géographique différent de leur situation présente. Or, c’est précisément à ce niveau que peut intervenir l’écrivain. Connaissant à la fois la réalité intérieure, et extérieure, de l’île, elle est à même de porter un regard plus juste et objectif sur son pays. Elle affirme, par conséquent, que les Antiguais devraient commencer par assumer leurs responsabilités, et arrêter de se complaire dans le dolorisme en adoptant le statut de victimes à perpétuité. Elle développe ce raisonnement et le mène à son terme dans sa conclusion où elle attribue une responsabilité à tous les acteurs de la tragédie coloniale qui affecte sa patrie : le colonisateur et le colonisé, le maître et l’esclave, le touriste et l’autochtone. Tous sont des êtres humains devant endosser leurs responsabilités respectives pour fonder un avenir en commun. En fin de compte, l’impression générale qui se dégage de la lecture de A Small Place est que l’avenir du pays demeure problématique. La colère qu’exprime Kincaid dans cet essai semble être dirigée, sans aucune distinction ethnique, contre les différents oppresseurs qui continuent de faire souffrir les Antiguais, quelle que soit leur histoire, ou leur origine.
En conclusion, à travers Annie John, Lucy et A Small Place, l’écrivain réécrit avec brio l’histoire, la culture nationale, et la vie politique de son île, ce qui était le privilège d’une élite masculine, jusqu’à une époque relativement récente. Par cet acte émancipateur, elle refuse énergiquement la position silencieuse et subalterne souvent attendue des femmes afrocaribéennes. L’originalité de sa démarche tient au fait qu’elle met en parallèle d’une part, la difficulté d’affronter un passé marqué par l’esclavage et la colonisation, et d’autre part, un présent caractérisé par la pauvreté et l’instabilité politique. Grâce à sa vision de femme exilée, Jamaica Kincaid retrace les contours de l’espace culturel d’Antigua et déplace le discours masculin dominant de sa position privilégiée. Elle démontre ainsi que ses efforts et son engagement pour repenser un avenir politique plus digne pour la nation antiguaise, et ses espoirs placés dans l’avènement d’une nouvelle identité culturelle des peuples caribéens ne sont pas vains, mais témoignent, au contraire, de la puissance créatrice des femmes de la Diaspora.
Bibliographie
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Notes
[1] « Xamaica » est le toponyme originel de l’île connue aujourd’hui sous le nom de Jamaïque, mais qui fut naguère occupée par les Indiens Caraïbes.
[2] Jamaica Kincaid a d’abord travaillé à New York comme fille au pair dans une famille aisée qui ressemble beaucoup à celle que décrit la narratrice de Lucy. Elle a ensuite quitté ce travail pour étudier la photographie à la Nouvelle École de Recherches Sociales et a ensuite continué à l’Université de Franconia dans le New Hampshire avant de retourner à New York où elle est devenue une collaboratrice régulière de The NewYorker, magazine pour lequel elle a écrit pendant presque vingt ans (1976-1995) avant que l’arrivée de nouvelle gestion ne l’ait convaincue de partir. Elle réside maintenant à Bennington dans le Vermont avec son mari et ses enfants. 4 KINCAID, Jamaica. Talk Stories. New York : Farrar, Straus and Giroux, 2000.
[3] Id. My Garden Book, illustrations de Jill Fox, New York: Farrar Straus/Giroux, 1999.
[4] YOUNG, Robert J. C. Colonial desire : hybridity in theory, culture, and race. London: Routledge, 2005. 7 Id. Annie John. Plume/Penguin : Londres, 1986. 8 Id. Lucy. New York : Farrar Straus, 1990.
[5] Id. A Small Place. Londres : Virago Press, 1988.
[6] Id. At the Bottom of the River. New York, Farrar Straus, 1983.
[7] ALTBACH, Philip G. “Education and Neocolonialism”, in Bill Ashcroft et alii (dirs.), The Post-Colonial Studies Reader, Londres: Routledge, 2006, p. 382. “Most colonial power, when they concentrated on education at all, stressed humanities studies, fluency in the language of the metropolitan country, and the skills necessary for secondary positions in the bureaucracy. […] Emerging elite groups were Western-oriented, in part as a
[8] Cf. FERGUSON, Moira. Jamaica Kincaid: Where the Land Meets the Body. Charlottesville : University Press of Virginia, 1994, p. 51.
[9] Annie John, p. 59. “The Great Man Can No Longer Just Get Up and Go.”
[10] Il importe de souligner que ce patronyme est exactement le même que celui de l’auteur. Sur la fonction du nom de famille dans les œuvres autobiographiques ou biographiques de Kincaid, voir FORBES, Curdella, « Fracturing Subjectivities: International Space and the Discourse of Individualism in Colin Channer’s Waiting in Vain and Jamaica Kincaid’s Mr. Potter », Small Axe, n° 25, février 2008, p. 16–37.
[11] Cf. ASHCROFT, Bill et alii. The Empire Writes Back. Londres/New York : Routledge (2e édition), 1989, p. 77. Les auteurs de cet ouvrage collectif résument en une formule tout à fait pertinente ce positionnement du sujet postcolonial, lorsqu’ils affirment que « (…) l’appropriation la plus significative du discours postcolonial est la pratique même de l’écriture. C’est en s’appropriant le pouvoir investi par l’écriture que ce discours peut contenir la marginalité qu’on lui impose et faire de l’hybridité et du syncrétisme les sources d’une redéfinition littéraire et culturelle. En écrivant sur la condition «Autre », les textes postcoloniaux affirment que le complexe résultant du croisement des « périphéries » constitue la réelle substance de l’expérience. Ce type d’écriture en fait l’essence même de l’expérience humaine. Mais la lutte que cette affirmation implique – la bataille pour le « repositionnement » du texte postcolonial – est focalisée sur leur tentative pour obtenir le contrôle du processus d’écriture. »
[12] SAID, Edward. « Resistance, Opposition and Representation » in Bill Ashcroft et alii (dirs.), op. cit., p. 97. 18 Il est probable que l’auteure ait choisi d’appeler l’autre protagoniste du roman du nom de Mariah pour faire allusion à la fonction quasi maternelle qu’elle remplit auprès de Lucy. Quand on sait que Kincaid comprend assez bien la langue française, un tel choix semble même assez logique.
[13] Cf. KATRAK, Ketu H. « Decolonizing Culture: toward a Theory for Postcolonial Women’s Texts », in B. Ashcroft et alii, The Post-Colonial Studies Reader, p. 240. L’auteur de cet article considère le rôle des femmes
[14] Cf. FERGUSON, Moira. Op. cit, p. 4: “Having temporarily allied herself with a new blonde “mother” in her employer, Mariah – as if to compensate for leaving her mother and her motherland behind – Lucy is subjected to tireless efforts at assimilation by her employers and their friends. They treat her as a “find”, their only silent stipulation being that she “behave herself”. She must act as they dictate.”
[15] Ibid., p. xiii. Ferguson fait remarquer, dans sa chronologie, que Kincaid a été « bannie de manière informelle d’Antigua » en 1985.