Mecheri Meriem
Université Yahia Farès de Médéa, Algérie
Abstract
The exploration of conflicts between individual identities and social norms is the backdrop for De purs hommes, in which Mohamed Mbougar Sarr examines the issue of homosexuality in modern african society. The narrative offers a reflection on the difficulty of self-expression in a world where the inner truth cannot always be admitted. By revealing how the narrator hides behind the exaltation of the feminine and the rejection of the masculine, the text also highlights a subtle celebration of the union of the two.
Keywords: self-image, corporality, desire, sexuality, queer
Introduction
La création d’un univers littéraire qui traduit les tensions entre l’identité individuelle et l’identité culturelle est le travail élaboré par Mohamed Mbougar Sarr dans De purs hommes. Le récit en question propose une réflexion approfondie sur les sexualités non conventionnelles à travers l’histoire de Ndéné Gueye et sa recherche de vérités qui divulgue le choc des valeurs au sein de la société africaine contemporaine. En effet, le jeune professeur de littérature est perturbé par la vidéo de l’exhumation et la profanation du corps d’Amadou, un jeune homme soupçonné d’être homosexuel. Le personnage principal se lance à partir de là à la recherche de la réalité homosexuelle dans son pays, une quête qui aboutit à la découverte de sa propre orientation sexuelle, profondément enfouie dans son inconscient sexuel et, de ce fait, ignorée.
Tout au long du récit, la description du corps, du désir, de la sensualité, de la fascination pour l’esthétique féminine[1] et des rapports charnels nourrissent l’image que le narrateur se construit de soi, celle de l’idéal hétérosexuel. Il s’agit souvent d’obstacles qui brouillent les pistes et empêchent Ndéné de se rendre à l’évidence en matière de sa propre identité sexuelle. Cependant, ces éléments sont parfois ceux qui dévoilent une part cachée et méconnue de l’être intime du narrateur. L’écriture du corps et du désir révèle ici l’ambiguïté où baigne le personnage principal par rapport à sa sexualité et représente en même temps des traces d’une découverte de soi.
Il est donc question dans le présent article d’une analyse des différentes représentations de soi liées à la corporalité et au désir dans le texte. En outre, il nous incombe de dégager les enjeux de la mise en scène de ces thèmes, de déterminer leur rôle dans la construction de l’image que se donne le sujet à travers sa construction romanesque.
L’érotisme illusoire
Le texte s’ouvre sur Ndéné Gueye dans un lit avec son amante suite à leurs ébats amoureux. Il décrit l’espace qu’est sa chambre comme imprégnée de l’odeur des parties génitales de Rama régnant dans l’atmosphère et occultant les autres senteurs présentes, celles des cigarettes et de la sueur, reconnues généralement comme étant plus fortes : « Signature olfactive unique, je l’aurais reconnue entre milles autres, celle-là, l’odeur de son sexe après l’amour, odeur de haute mer, qui semblait s’échapper d’un encensoir du paradis » (Sarr, 7). Les expressions « odeur de haute mer » et « un encensoir du paradis », caractéristiques d’une certaine poétique de la sensualité, suggèrent l’immensité et la sacralité des rapports charnels qui dépassent les simples sensations et plaisirs physiques en se revêtant d’une dimension mystérieuse, presque mystique aux yeux du personnage.
Cette première scène annonce d’ores et déjà l’importance de la sexualité et de la sensualité pour Ndéné. Le récit, étant livré à la première personne, offre au lecteur un accès direct à sa perception de la vie intime, et surtout à l’image que le sujet se donne de soi. Ainsi, Ndéné s’envisage comme un individu admirateur de l’esthétique et la beauté féminine. En effet, les rapports avec le sexe opposé sont au centre de ses préoccupations les plus profondes.
Cette valorisation est aussi apparente dans les registres érotiques et sensuels qui constituent un point d’appui dans le texte. Ils apparaissent dès les premières pages et continuent à alimenter le récit pour décrire le plaisir et la satisfaction que le corps féminin lui procure, objet de fascination et d’un désir toujours inassouvi. Le narrateur n’est pas économe en termes de descriptions de l’érotisme qui devient parfois démesuré, frénétique. La nuit du Sabar[2] représente pour lui une : « obscénité totale et admise qui fonde une part de l’érotisme sénégalais» (33). Cela est illustré par la description de la foule surexcitée s’agitant devant les corps des danseuses dont Ndéné ne manque pas d’en exposer les parties les plus intimes avec des images très expressives : « fruits tropicaux », « fleurs du monde », « itinéraire vers le salut » et « abîmes infinis ».
Ainsi, le corps féminin est prisé, voire idolâtré dans l’imaginaire du protagoniste qui, grâce à sa qualité d’observateur, s’attarde sur ses détails et explore ses intimités. Chaque femme rencontrée est décrite comme unique en son genre : Angela, Rama, les dames du Sabar, chacune est considérée comme un rare et mystérieux joyau qui captive à chaque fois toute son attention. La présence féminine constitue dès lors un solide et indispensable repère : « Rama ne viendrait pas, et le monde, ce soir, avait perdu son sens » (30). Nous constatons que ces paroles sont le produit de sa forte dépendance émotionnelle à l’égard de la gent féminine sans laquelle il se sent désorienté et, de ce fait, son existence s’en trouve dépourvue de significations.
Sur la question centrale du récit, à savoir les identités queer, Ndéné est plus bienveillants envers les lesbiennes au sujet desquelles il éprouve de la complaisance : « J’ai toujours ressenti plus de compassion et d’indulgence pour les lesbiennes, […]. Leur homosexualité me semble moins scandaleuse. Plus supportable. Je ne ressens aucun dégoût à l’idée de corps féminins qui cherchent ensemble le plaisir et l’harmonie » (84). En outre, le narrateur se montre plus sensible quand il est question d’évoquer les sensoriels que les femmes entretiennent entre femmes. Selon lui, la fusion de corps féminins est plutôt le ressort d’une quête conjointe de bonheur et d’unité contrairement aux rapports entre hommes jugés, d’après la citation, scandaleux, insupportables et dégoûtants.
N’empêche que le lecteur s’étonne parfois devant cette flatterie excessive du corps féminin en se demandant si cela ne constitue-t-il pas en réalité une sorte de camouflage, un voile derrière lequel est cachée la véritable orientation sexuelle de Ndéné, une échappatoire qui lui permet de fuir un procès social.
Effectivement, il s’avère au fil des pages que cette exaltation féminine constitue avant tout une distraction qui détourne les regards des lecteurs et du personnage lui-même de son désir homosexuel refoulé. Ndéné découvre en effet son attirance pour le même sexe lors d’un séjour dans un petit village où il est confronté au regard captivant du jeune pêcheur Yatma. Cette désorientation sexuelle correspond en psychanalyse au « refoulement originaire »[3], un processus qui répond à la contrainte d’abandonner certains désirs en vue d’intégrer la société et d’y être accepté.
Dans son analyse des figures du pouvoir en postcolonie, Achille Mbembe affirme que les « traditions patriarcales du pouvoir en postcolonie sont fondées sur un refoulement originaire : celui de la relation homosexuelle» cette dernière étant considérée dans l’opinion générale des sociétés africaines contemporaines comme une dépravation associée au « pouvoir du démon » (45), le « fait, répugnant à la droite raison, d’appliquer les parties génitales à un vase autre que le vase naturel ». Le sujet postcolonial évolue donc dans un milieu régi par des pratiques sociales héritées et perpétuées du patriarcat qui continuent d’influencer les représentations de la femme et de l’homme au sein des imaginaires sexuels. Ce dernier, étant la figure de puissance, refuse donc de se soumettre à un autre dans l’acte sexuel. L’historien souligne que ce refus ne signifie pas l’absence du désir mais plutôt sa répression due à l’intériorisation de ces normes et valeurs, de l’incorporation du « social », des diktats qui décident des comportements et de la tenue de la masculinité.
De ce fait, le discours admiratif pour l’apparence féminine, la répulsion envers le corps masculin correspondent à des mécanismes de défense déployés par le sujet masculin afin d’échapper à ses désirs « atypiques » et « pervertis ». Une forme de résilience se concrétise dans l’attachement au corps féminin qui devient un lieu sûr. Nous pouvons citer l’exemple de sa fascination pour les dreadlocks de Rama auxquels il cherche à s’agripper à chaque fois, comme à une corde de sauvetage, à une ligne de vie qui le sauverait d’une sexualité refoulée : « Je m’étais encore désespérément accrocher à sa chevelure, en vain » (80).
Notons que le corps féminin est l’ultime refuge de Ndéné dans les moments difficiles : « J’avais pleuré longtemps dans les bras de Manon. Et puis soudain, encore en larmes, dans un geste qui me surprit et m’horrifia à la fois, mais un geste irrépressible, j’avais commencé à caresser ses seins et l’intérieur de ses cuisses, puis à vouloir la dévêtir » (16). Suite au décès de sa mère, le narrateur se console dans l’acte sexuel avec Manon, son amante de l’époque. En s’engouffrant dans sa « volupté charnelle », il tente d’établir un équilibre face à un lourd défi, celui de la perte de la première figure féminine de tout homme. C’est par ailleurs un moyen d’assurer ou de perpétuer une liaison avec le féminin idéalisé. L’acte sexuel relève ainsi d’une disposition de se décompresser des contraintes de la réalité, de fuir ses tourments.
Pareillement, le bouleversement engendré par la vidéo de l’exhumation du cadavre d’Amadou ne l’empêche pas de répondre à l’invitation de Rama :
Le corps de Rama me devint étrange. Je me sentais gauche et maladroit. Un temps, la mémoire des gestes érotiques se perdit. Mais ce fut une courte amnésie : cette mémoire était enfouie dans les mains, le regard, le souffle, la peau, les lèvres. Elle faisait partie de celles qu’on ne peut perdre, sauf à s’oublier soi-même. (15)
Ndéné envisage les gestes érotiques comme faisant partie intégrante de son identité individuelle. L’amnésie temporaire le pousse cependant à se servir de sa mémoire pour procéder à l’acte sexuel, pour créer une sorte de continuité du passé dans le présent. En ce sens, il en est question de « la mobilisation de la mémoire au service de la quête, de la requête, de la revendication d’identité » (Ricœur, 98). Selon le sociologue français Maurice Halbwachs, la mémoire individuelle est fortement influencée par le fait social du moment où elle se forme dans un contexte collectif. Nous reconnaissons en outre, dans le passage précédemment cité, ce qu’Henri Bergson appelle « la mémoire du corps », celle de « souvenir de leçon », la mémoire-habitude qui reproduit mécaniquement un nombre de pratiques du passé. Bergson l’oppose à la mémoire pure[4] (le souvenir-image), la considérant comme simple habitude qui « s’acquiert par la répétition d’un même effort » (150).
Les gestes retrouvés du narrateur sont dès lors le résultat de l’incorporation corporelle des leçons apprises, autrement dit des normes sociales. Judith Butler parle de sexe comme faisant « partie d’une pratique régulatrice qui produit les corps qu’elle régit […] une des normes par lesquelles on devient viable » (15-16). Elle affirme que le corps est subjugué à l’ordre normatif qui gouverne la société. Il serait ainsi une « surface idéale sur laquelle sont inscrits les stigmates de diverses expériences » (Bazié, 12), c’est-à-dire «une première surface d’inscription des conflits auxquels les personnages font face » (Bazié, 16). L’hétérosexualité dite obligatoire, ou l’hétéronormativité, exige une cohérence entre le sexe, le genre, les comportements et les préférences sexuelles. Le processus de subjectivation auquel le sujet est soumis donne lieu à un corps « genré », au développement de performances permettant l’individu à s’identifier à son genre ; dans le cas de Ndéné, de désirer le sexe opposé. Le corps devient alors, comme le certifie l’extrait, un terrain de validation d’idées, un lieu de mémoire où sont inscrits des souvenirs corporels qui s’extériorisent par le biais des gestes et des sensations.
Dans un échange houleux avec Angela sur les rapports entre individus du même sexe, le narrateur précise que la répugnance qu’il ressent envers le corps masculin n’est ni d’ordre religieux ni moral, ce qui nous pousse alors à constater qu’elle relèverait d’une configuration socioculturelle qui impose des normes et des valeurs jugées correctes :
Simplement, je ne sais pas comment, lorsqu’on est un homme, on peut aimer autre chose qu’un corps de femme. Je ne hais pas les homosexuels masculins, ils me sont étrangers, pas parce qu’ils me dérangent d’un point de vue moral ou religieux, mais parce qu’ils me déroutent dans une perspective esthétique. Je ne comprends pas, je n’arriverai jamais à comprendre leur attirance pour la sécheresse du corps mâle, sa platitude têtue, son relief sans collines, son cadastre sans vertige, sa sculpture étalée… (83-84)
Sécheresse et platitude, sculpture étalée et sans formes, Ndéné reprend dans ce passage des stéréotypes liés à l’apparence masculine et à la virilité, ce qui montre un ancrage dans une perception normative du corps masculin qui dépeint l’homme comme grande stature musclée.
Revenons sur les mécanismes de défense développés par le personnage afin d’échapper à sa véritable préférence sexuelle jugée « immorale » dans sa société. Le développement de comportements et discours exagérément hétérosexuels pour compenser son homosexualité refoulée résonne en psychanalyse avec la formation réactionnelle, le processus par lequel le sujet développe une attitude qui s’oppose au désir refoulé. Cela se concrétise comme nous l’avons démontré dans l’idéalisation du corps féminin, dans la forte dépendance affective et le désir souvent amplifié. Le second mécanisme adopté par le protagoniste est le déni, le refus de reconnaitre des évidences ou réalités menaçantes ou conflictuelles avec sa perception de soi. Ainsi, lors de son séjour dans le village où il revit sa passion pour la photographie, Ndéné ne remarque pas Yatma Ndoye malgré sa présence évidente sur les photos où il fixe l’objectif. C’est Rama qui attire son attention sur le jeune homme pour lequel il développe par la suite une attirance homosexuelle.
Le désir qui fait « mâle »
Un autre questionnement se présente à nous en ce qui concerne les enjeux liés à la représentation du corps féminin dans le texte. Dans le cas de Ndéné Gueye, ce corps tant convoité est-il une simple échappatoire du désir homosexuel ou bien y cherche-t-il quelque chose de bien précis ? Dans le périmètre de cette réflexion, il est indispensable de souligner que Mohamed Mbougar Sarr abolit dans De purs hommes certaines représentations « genrées » liées à la dichotomie masculin/féminin et selon lesquelles la femme et l’homme se distinguent par un nombre de critères socialement et culturellement assignés. L’idée de la femme inoffensive, fragile, pudique et discrète, liée habituellement aux normes de féminité fondées sur la hiérarchisation des sexes n’y trouve pas de place. Les personnages féminins sont construits de manière à ne pas laisser de doute quant à leur autonomie et indépendance. Ils sont pour ainsi dire présentés comme des femmes libres et rebelles qui disposent entièrement de leurs corps. Leur force réside dans leur capacité de passer outre la pression sociale, contrairement aux personnages masculins, tels que M. Coly et le jotalikat, qui agissent dans la clandestinité totale.
Ces deux personnages qui sont donnés à titre indicatif entretiennent une relation homosexuelle dissimulée sous le signe de l’amitié. M. Coly étant enseignant à l’université fait profil bas quand il est question d’interdire l’enseignement des textes des écrivains connus ou soupçonnés d’être homosexuels. Le jotalikat de son côté intervient lors du prêche d’ « Al Quayyum » et prononce des paroles haineuses et provocatrices contre les góor-jigéen[5]. Ndéné rencontre réellement le jotalikat chez M. Coly qui le présente comme un vieil ami. Le narrateur décrit la coprésence des trois hommes, bien que de courte durée, comme un « drôle de supplice » en raison des deux amants s’efforçant à ne pas se regarder ou s’adresser directement la parole par crainte de laisser échapper un signe de leur rapport.
En revanche, nous trouvons Rama et Angela accrochées l’une à l’autre dans la rue à la vue de tous. Elles ne tentent pas de dissiper leur rapport, au contraire, elles invitent le narrateur à les rejoindre pour finir la soirée dans l’appartement d’Angela. Il admire chez ce genre de femme : « Cette assomption entière de son âme lui offrait un luxe humain rare : celui de ne pouvoir s’en prendre qu’à elle-même quoi qu’il arrive. Elle était sa propre loi et sa propre transgression » (63).
La femme est alors ce personnage transgressif qui provoque son entourage et évolue librement dans un espace social répressif. Elle évoque l’idée de liberté et de détachement, ne dépendant ni affectivement ni physiquement de l’homme. Il n’est pas question de la femme subordonnée à l’homme et à ses désirs, mais plutôt l’inverse. Ndéné, l’un des nombreux partenaires sexuels de Rama, se trouve souvent soumis à sa volonté et à son jugement : c’est elle qui l’aborde en premier, attise son désir, l’invite à l’acte sexuel, décide de leur rendez-vous amoureux et le gifle quand il insinue que la vie d’un homosexuel importe peu.
Ce caractère libertin que possède la femme dans le récit est intéressant dans la mesure où il incarne un refus clair des stéréotypes de genre, c’est-à dire des exigences sociales qui attribuent des caractéristiques à l’individu en fonction de son genre. Il est aussi important parce qu’il envoie des signaux au narrateur quant à ses propres limites. Sur Angela : «Tout son corps exprimait une liberté et une insouciance que je savais ne jamais pouvoir un jour posséder » (91). Le regard du personnage est empreint d’un sentiment de mélancolie. Il observe Angela se mouvoir dans l’espace social avec une aisance et une légèreté qu’il lui envie, la sachant libérée du poids de la société. Une introspection s’impose dès lors au personnage qui se remet en question.
Le passage montre que Ndéné est conscient de l’emprise qu’a la société sur lui. Se balançant entre admiration et envie, il exprime indirectement son désir d’une liberté similaire, une volonté de s’extirper du joug des préjugés culturels régissant la société dakaroise. Le personnage est en conflit intérieur ; il se sent oppressé par la présence tenace de sa culture, cachée derrière l’image du jeune chercheur ouvert sur le monde et sa littérature. Ndéné est dans la connaissance que certains de ses opinions et comportements émanent d’une intériorisation des diktats sur les genres, d’un pacte de fidélité qui le met dans l’obligation de perpétuer quelques pratiques et d’en occulter d’autres : « Dans le tribunal de ma chambre, seul avec Rama, j’avais donc de nouveau prêté serment devant ma culture, son invisible et pesante présence, ses siècles lourds, ses milliards de regards » (19).
Mais le renversement des conceptions traditionnelles du sexe féminin s’élabore surtout grâce à une poétique de l’androgyne, du « troisième sexe », de l’unité des deux sexes accumulant les caractéristiques du féminin et du masculin. Il va sans le dire que la figure de l’Androgyne est souvent convoquée depuis son introduction par Platon dans Le Banquet pour mettre en scène l’unité des opposés. Dans le texte de Sarr, elle est déployée pour annihiler les catégorisations bipolaires liées au genre. La femme y est cet être double, mystérieux, métisse et surtout bisexuel :
Angela Green-Diop était d’une beauté toute singulière. Elle avait les cheveux très courts, coupés à ras, et portait un petit piercing au nez. Ce détail lui donnait un air ambigu, qu’on hésitait à qualifier d’angélique ou de pervers (beaucoup plus tard, en repensant à cette expression, je m’étais dit que rien n’empêchait l’existence d’anges pervers). (81)
L’ambivalence du personnage d’Angela est déjà apparente dans son nom de famille américano-sénégalais qui joint les deux rives de l’Atlantique. À sa vue, le narrateur est immédiatement frappé par son allure ambiguë qui oscille entre innocence et vice. L’étonnement est renforcé par les cheveux coupés à ras et le piercing au nez. Les cheveux courts sont classiquement associés aux hommes, symbole de force et de virilité. Le contraste qu’ils créent dans l’apparence féminine du personnage lui donne un air d’androgyne, à la fois féminin et masculin. Ce qui participe à créer dans l’œuvre une véritable poétique de l’hybridité corporelle visant à abolir les perceptions essentialistes du patriarcat sur la distinction naturelle des sexes. En effet, le piercing est source d’ambiguïté car il peut être considéré comme signe de sensualité ou expression de rébellion. A traves l’expression « ange pervers », une critique est adressée aux conventions qui définissent en termes de genres des catégories distinctes bien que la nature humaine soit complexe pour être définitivement classée dans de telles cases.
Nous retrouvons cette même opposition à la logique de division un peu plus avant dans la description du personnage de Rama. En quatre ans de connaissance, Ndéné en possède des bribes d’informations. Mis à part qu’elle travaille dans le milieu de la nuit, il ignore ce qu’elle fait réellement dans sa vie. Mais ce qu’il ignore aussi est le nombre d’amants qu’elle fréquente. Ainsi, Rama est ce personnage mystérieux qui ne se laisse pas saisir : «Grande sainte et grande libertine… Sauvage et maternelle… Elle apparaissait quand elle le voulait, repartait quand elle le voulait. Je la trouvais insaisissable et si obsédante pourtant, dans la grande tradition des vraies maîtresses » (60). Association inattendue de la sainteté et de libertinage, du sacrée et du profane, union de force et de douceur, ce sont les contraires qui s’unissent chez elle pour créer une figure de l’androgyne et renforcer l’idée d’insaisissabilité. Elle s’y identifie d’autant plus par sa nature provocante, lointaine et mystérieuse qui fascine le narrateur :
Un secret semblait résider au cœur de cette chevelure dense et pesante. J’étais convaincu que, comme certains de nos anciens rois, ou comme Samson, le siège de la force de Rama, la clef de son mystère étaient dissimulés dans cette forêt, et qu’il fallait que j’y plonge ma main, que j’y plonge mon être tout entier si je voulais la posséder entièrement. (61-62)
Nous trouvons chez ces femmes, aux corps-sexes androgynes, une fusion harmonieuse entre l’élément féminin et l’élément masculin, faisant écho à l’être transgressif, parfait et complet dans sa façon d’être, un dédoublement qui leur permet de se suffire à elles-mêmes et vivre indépendamment de l’opinion générale.
C’est l’androgynie caractérisant ces personnages qui les rend plus intéressant aux yeux de Ndéné. Nous constatons qu’au final l’intérêt porté à ces femmes ne se limite pas qu’à leur côté féminin. Derrière ce qui peut paraître comme une exaltation de la féminité se dissimule une louange de principes traditionnellement liés à l’aspect masculin, notamment le principe de force qui permet à ces personnages de subvertir les normes sociales, de dépasser les préjugés virilistes sur les relations homosexuelles. Dans l’extrait, le narrateur fait explicitement référence à Samson, le personnage énigmatique et atypique de l’Ancien Testament connu par son opulente chevelure qui héberge la source de sa force. Suite à cette tradition biblique, la longue chevelure a pendant longtemps été considérée comme une manifestation de jeunesse, de bonne santé et par conséquent de puissance virile. Il s’agit d’un signal qui atteste de la vigueur sexuel chez l’homme. L’obsession de Ndéné pour la chevelure de Rama, vouloir l’explorer et la posséder revient donc à un intérêt pour l’élément masculin que symbolise cette chevelure épaisse et solide. Notons que Yatma, le personnage-clé qui éclaire Ndéné sur son homosexualité, possède à son tour une chevelure épaisse qui lui donne un aspect juvénile et vigoureux.
Mais c’est le regard du jeune pêcheur qui le captive le plus. Quand il découvre que Yatma figure sur les photos prises lors du séjour, il y reste penché pendant longtemps à scruter le moindre détail et surtout à examiner le regard perçant :
Le regard… Il vivait toujours. Evidemment qu’il vivait encore. Comment avais-je pu croire un seul instant que je l’aurais aveuglé en crevant les yeux d’où il émanait ? Je m’étais encore menti. Il vivait en moi. Je me retrouvais en train de poursuivre les bouts de photos dispersés sur la plage. Dans quel fol espoir ? (176)
Réalisant son incapacité à se détacher des photos, il tente de s’en débarrasser pour se libérer du regard puissant et envoûtant de Yatma Ndoye dans une lutte intérieure avec ses propres désillusions. Il s’agit d’un regard révélateur dont la persistance suggère que certaines vérités ne peuvent être simplement bannies. Ce regard est également introspectif. Tel un miroir, il renvoie à Ndéné une image de soi qu’il a pour longtemps niée et refoulée. Il finit par poursuivre les bouts dispersés, tels des fragments de soi perdus, dans une tentative de recoller les morceaux, de se comprendre.
L’intérêt pour l’esthétique androgyne, des combinaisons du féminin et du masculin, se lit en outre dans la description de Samba Awa Niang qui est comparé à « une vedette, une diva, une divinité païenne » (32). Ndéné considère ce personnage travesti qui anime les festivités de la ville comme un homme gracieux et improbable. Il s’étonne du fait qu’il soit accepté en tant que góor-jigéen dans la normalité dakaroise. Lors du Sabar, Samba Awa est au centre des attentions et des supplications des spectatrices : « Samba Awa s’extirpa de sa prison de chair, et, d’une démarche aérienne, se déplaça dans le cercle. Il avait perdu sa perruque […] » (34-35). Le spectacle que le narrateur décrit avec acharnement est chargé de sens. L’expression « s’extirpa de sa prison de chair » suggère un sentiment de délivrance, la libération du personnage de quelque chose qui le limite, dans le cas présent des corps des femmes qui l’entourent. L’idée de libération est d’emblée accentuée par la « démarche aérienne », puis par la perte de perruque. L’abandon de cet élément de travestissement, de la fausse apparence concrétise un acte de révélation. Cela peut être interprété comme un clin d’œil pour Ndéné, un appel à se débarrasser de son déguisement social, à abandonner son masque de l’homme indéniablement hétérosexuel afin de révéler son véritable être qui ne peut s’épanouir, autrement, qu’au travers d’une identité homosexuelle. Soulignons qu’en raison d’un fort enfermement sur soi, Il refuse de considérer ou d’explorer autre chose : « Je trouve tout mon bonheur avec les femmes. […] Je préfère ne pas savoir. Je n’en ai aucune envie» (83).
Pourtant un détail bien précis le hante dès qu’il visualise la vidéo d’Amadou : c’est son organe sexuel en érection. Bien que la vidéo soit de mauvaise qualité, marquée par les cris et les secousses d’effroi de son auteur, Ndéné est dans la capacité d’offrir une description minutieuse du sexe de la victime : « […] un énorme sexe circoncis à la tête lisse et au corps sombre, incroyablement obscur, donnant l’impression qu’on avait jeté sur lui une lumière noire, un sexe veineux, légèrement incurvé vers la gauche, pendant d’une toison fournie et emmêlée » (67). Sombre, obscur, lumière noire, toison fournie et emmêlée, la perception du narrateur est marquée d’une certaine opacité qui évoque l’idée de mystère et de complexité, rendant l’intérêt pour l’objet de la description moins clair et difficile à saisir.
Quand les deux amantes l’invitent à monter dans l’appartement, il décline malgré son désir intense :
Elles étaient un tableau de maître, pur et sobre – deux femmes au bout de la nuit -, un chef-d’œuvre, et moi, je n’étais qu’un spectateur qui contemplait, écrasé par la splendeur de cette peinture vivante. J’aurais tout gâché à leur magie si je les avais suivies, si j’avais essayé d’entrer dans le tableau. Je les désirais follement pourtant, mais c’eût été enlaidir le monde que de troubler leur harmonie par mon désir sans grâce. (92-93)
Ndéné exprime ici une retenue et du respect envers l’union de ces beautés. Il est dans la conviction de ne pas appartenir à ce qu’il décrit comme un tableau de maître au risque de le gâcher, de ne pas pouvoir le posséder dû à son inaccessibilité. Cela insinue que Ndéné sait qu’il n’a pas de place dans un terrain pleinement féminin.
Il s’avère enfin que le protagoniste traverse une crise identitaire en étant en proie à de profondes inquiétudes qui émanent d’un conflit entre soi et soi, c’est-à-dire entre son identité individuelle et ses valeurs culturelles :
De quoi as-tu peur, Ndéné ? D’être devenu un petit pédé ? T’as peur de ce que ce regard te fait ? Toi, grand et fier hétéro historique, toi qui n’aimes et n’as jamais aimé que les femmes […] Comment ! Toi, musulman de culture, fils d’un homme pieux qui a failli être un imam, toi qui, enfant, a suivi l’école coranique, toi qu’on a élevé, éduqué, instruit dans la vertu de ce pays, tu serais devenu une tarlouze ? (174)
Dans ce monologue intérieur, Ndéné se confronte concernant le poids du regard de sa société. Il met à nu tous ce qui l’empêche d’avouer ou de percevoir sa vérité intime, les attentes sociales constituant, entre autres, des obstacles qu’il a du mal à surmonter. L’emploi des termes dépréciatifs « pédé » et « tarlouze » est le reflet d’une auto-stigmatisation, le fruit de préjugés intériorisés envers les homosexuels, qui crée chez lui un sentiment de honte et même de rejet de soi.
Conclusion
L’œuvre de Mohamed Mbougar Sarr fournit un aperçu de la manière dont le sujet postcolonial peut nier certains éléments de son identité individuelle en raison des contraintes socioculturelles et d’une vision stéréotypées des identités queer. Elle réalise une exploration des contrariétés auxquels se heurte l’individu sur la voie d’une quête identitaire. Le corps féminin est ainsi pour le protagoniste cette forteresse qui le protège d’une potentielle menace ou atteinte à sa masculinité en lui permettant d’habiter l’ordre hétéronormatif. Mais la mise en scène de femmes hors normes, transgressives, oblige Ndéné à faire face à ses propres limites. L’érotisme conçu à la base pour détourner les regards devient un moyen révélateur de l’homosexualité du personnage qui finit par renoncer à son déguisement et choisir l’affrontement afin de s’engendrer soi-même comme sujet autonome de sa propre identité sexuelle
[1] Par l’expression « esthétique féminine », nous faisons référence à l’ensemble des normes sociales et culturelles qui définissent ce qui est esthétiquement propre aux femmes. Il s’agit des critères de l’apparence féminine conformes aux attentes.
[2] Le terme fait référence à un instrument de musique, à une danse et fête traditionnelles.
[3] Un concept freudien développé dans le cadre de sa théorie psychanalytique.
[4] Selon Bergson, il s’agit de la véritable forme de mémoire, spontanée et fluide.
[5] Terme wolof à connotation péjorative qui désigne les homosexuels..
Références bibliographiques et sitographiques
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