Fabiola Obame
Chercheure associée à l’Université de Bretagne Occidentale (laboratoire HCTI)
Professeure assistante à l’Université Omar Bongo
Prendre corps au monde consiste à relever les relations matérielles et imaginaires par lesquelles nos corps sont les porte-traces et les traceurs du monde par-delà la double fracture moderne, et à faire du corps le point de départ d’un engagement vers le monde.[1]
Abstract
Colonial ideology was long unable to depict the Other and account for cultural contradictions, because colonization was based on a rejection of differences, favoring instead a quest for the “same”: anything that failed to fit into this evolutionary principle was considered different. The works of Nadine Gordimer and Patrick Chamoiseau illustrate the impact of this colonial vision on the colonized. His body, when not perceived as an anomaly, is viewed as an object. The consequences of this imaginary can be seen in the geographical space in which the suffering of the body is inscribed. From a postcolonial ecocritical perspective, we will demonstrate on the one hand that when we perceive otherness, the spatiocultural perspective is an important element, as it influences the idea we have of the foreigner’s body. Secondly, we will explain how colonization has an impact on land and geographical bodies.
Keywords: geographical body, human body, ecocriticism, colonization, violence
Durant la colonisation, la nature a été l’objet de plusieurs attentes : terrain d’exploitation, source d’approvisionnement, matériau principal dans la construction des empires. La place que l’environnement naturel a tenu dans la colonisation semble éclairer ce rôle « d’acteur » qui est le sien et le traitement qui lui est réservé. Elle confère à l’État qui parvient à en être propriétaire, un rayonnement certain. Selon Bouta Etemad, l’environnement naturel a participé, dans une moindre mesure, à la croissance des pays colonisateurs en tant que source d’approvisionnement démographique et matériel. Pour Hélène Blais, « l’exploitation des ressources des colonies et l’introduction de l’économie du marché ont eu des conséquences immédiates sur la structure territoriale des colonies »[1]. Des « technologies nouvelles » ont induit des pratiques violentes qui ont causé des plaies sur l’écosystème. La conquête spatiale a été en ce sens parée d’enjeux multiples qui ont conduit l’espace à se changer en acteur et personnage principal dans l’histoire.
Les conflits de territoire ont impliqué l’effacement d’un monde. Les pratiques guerrières de conquête ayant pour dessein la possession se sont soldées par une volonté de dompter la nature et l’humain. La matrice terrestre a été affectée par ces actes de brutalisation qui ont remodelé l’espace, portant ainsi atteinte au vivant. Il se dégage dans les œuvres du martiniquais Patrick Chamoiseau et de la sudafricaine Nadine Gordimer une écriture de la violence. On peut la voir par le biais de la crise écologique dans les espaces soumis à la domination territoriale, la violence sur le corps et l’espace colonisés, exploitation de la main-d’œuvre autochtone, la pollution, etc.
Notre corpus d’étude matérialise cette souffrance commune au travers d’une épistémologie et d’une poétique qui rendent visibles cette fracture écosystémique du vivant. Mais si ce mode d’habitation impérialiste crée une césure entre le corps et l’espace, il participe surtout à montrer que la rupture entre les deux est source de mort. Cette fracture rappelle donc les liens écouméniques[2] qui font que l’un et l’autre sont indissociables. Nous examinerons, de ce fait, la façon dont le corps humain peut influencer l’accès au monde et être à la fois un agent de destruction dans Les neuf consciences du Malfini[3] de Patrick Chamoiseau et de The Conservationist[4] de Nadine Gordimer. A l’aune des théories écocritiques postcoloniales, notre étude entend lire la représentation d’un long processus de transformations corporelles et spatiales par le biais d’une éco-graphie fictionnelle qui laisse la tâche à la spatialité d’écrire l’histoire.
Fractures dans l’habiter
Dans le roman de Chamoiseau, la forêt de Rabuchon tombe progressivement dans une « mort lente ». Le Malfini, notre narrateur anti-héros, raconte les premiers signes de cette étrangeté qui s’est abattue en Martinique en ces termes :
Effondrements – Le Foufou n’en finissait pas de voleter autour des fleurs. Elles avaient perdu leur éclat, beaucoup avaient éclos sous une déformation […] C’était rassurant de le voir essayer de comprendre, avec cette acuité qu’aucun d’entre nous n’était capable de mettre en œuvre. Colibri lui-même avait senti planer l’haleine froide de la mort. Il avait perdu de sa magnificence… [Il] n’arrêtait pas de scruter les fleurs avec méfiance […] Ses investigations intriguaient tout le monde. Les yeux et les silences restaient fixés sur lui. Il commençait sitôt la grande lumière et s’arrêtait à contrecœur au moment de l’obscur. Parcelle après parcelle, il scrutait Rabuchon.[5]
La perte de l’éclat de la forêt a entraîné une crainte et une léthargie qui pèsent sur tous à tel point que les habitants se vident peu à peu de leur vitalité. En effet, vidé de son animation printanière, fragilisé par l’activité humaine, Rabuchon agonise tel un humain sans que personne ne puisse rien faire pour sauver la forêt et ses habitants. L’espace se montre enclin au recueillement et traduit les prémisses d’un monde déréglé qui n’est plus qu’incertitude et inquiétude. Cette situation de crise est visible au travers de la ponctuation du récit qui illustre cette pensée cataclysmique par un usage excessif de points de suspension. Ils étayent textuellement l’angoisse provoquée par des symptômes géologiques qui exemplifient la thèse d’une crise environnementale qui vient redire la souffrance de la nature :
Quand on les questionnait sur la cause de cette paranoïa, ils évoquaient des falaises de glaces qui sans fin s’effondraient ; ils parlaient d’arbres devenus fous, et qui se mettaient à branler dans le vent ; de vents sans origine sur d’étranges trajectoires… […] Ils parlaient de furies naturelles inconnues des mémoires et qui déroutaient des siècles d’habitudes, au point de donner l’impression que le monde était en train de crier… Les oiseaux-pêcheurs acquiesçaient à grands cris quand ils chevrotaient que les océans perdaient de leur allant, et que leurs pierres vivantes, couvertes d’éponges et d’algues, gîtes de tant d’existences, se mettaient à blêmir, à gémir…[6]
Le recours à cette figure d’aposiopèse (marquée par la brusque suspension des phrases) consigne l’instabilité qui règne dans l’esprit des oiseaux migrateurs. Ces suspensions dans le discours informent le lecteur qu’une rupture s’opère dans l’ordre de la pensée. Frappés par l’incapacité de traduire ce qui a été vu, les volatiles laissent leur récit en suspens, ce qui donne ainsi libre cours à l’imagination de leur interlocuteur d’achever l’innommable. C’est aussi une tentative de signifier leur insuffisance à décrire : les mots deviennent alors impuissants et inadéquats. Le but recherché par l’usage des points de suspension serait alors de signifier que l’information à déployer est à l’image des catastrophes qui se disséminent sans fin dans l’espace : pléthorique. C’est du moins ce que corrobore l’usage anaphorique des conjonctions « Que/quand » et la répétition des termes « ils parlaient » qui démontrent la gravité de la situation. Ainsi, si les marques textuelles du récit montrent la difficulté du récit à s’égrainer et à trouver une fin, c’est pour manifester l’urgence de la situation à travers une poétique de la catastrophe. Dans ces travaux consacrés aux « Écritures antillaises entre géopoétique et écopoétique », le chercheur Hannes de Vriese arrive aussi au constat d’une écriture marquée par la crise des éléments. Il est d’avis que le texte est traversé par « l’expérience d’un monde sensible » en danger parce que la littérature « permet de traduire une expérience concrète de la nature à l’aune des menaces qui se présentent à l’homme contemporain. »[7]. Le désastre quand il survient dans le récit s’accompagne d’une syntaxe signalant l’inconstance du temps présent et la détresse du corps forestier. Pour cette raison, le texte se voit chargé de symboles qui permettent de saisir que la géographie, cet espace vivant, est perturbée et en danger. Quand on sait que la Martinique a été contaminée au chlordécone (pesticide organochloré qui a causé des dommages à grande échelle sur l’homme et sur la nature) durant plusieurs années, ne peut-on pas lire à travers ce conte la transposition de cette catastrophe ? Le corps-forêt de Rabuchon, dans l’œuvre de Chamoiseau, devient le lieu où se cristallise les douleurs et les dégâts occasionnés par le pesticide. Ce mal profond qui détruit silencieusement Rabuchon, on le retrouve également dans The Conservationist où certains signes spatiaux viennent donner l’impression que le monde tend à sa fin.
La sécheresse qui s’abat sur la ferme, les hippopotames qui avortent, la poussière brune qui encercle le compound, l’équinoxe, l’incendie, l’inondation ne sont pas que des éléments qui bouleversent la vie de Mehring dans la ferme. Ils participent aussi à rendre compte de la violence historique de la société sud-africaine, violence qui se retrouve dans la nature et décrite dans plusieurs œuvres de Gordimer. Concernant cette présence de l’inquiétant dans son œuvre, Liliane Louvel explique :
Nadine Gordimer has often been hailed as a realist writer, even a social realist one, but reading her novels and especially her short stories, one cannot help but be struck by the presence, as if looming in the background, of the uncanny. Persistent, unusual, even unheimlich situations or events reveal another side of the writer’s art showing she could use all the tools a writer has at her fingertips to reach her aim…[8]
Gordimer traite la situation de l’Apartheid en faisant apparaître l’étrangeté du corps-spatial qui, par des éléments présents dans la nature, apporte l’angoisse comme on peut le voir dans ce roman où le cadavre d’un inconnu oppresse Mehring.
À mesure qu’on progresse dans l’histoire, cette dépouille prend, pour le fermier, la forme d’un fantôme qui le hante et réclamer son départ des terres pour retrouver la paix. Comme s’il était porte-parole des habitants du compound, le mort effraie Mehring qui n’arrive même plus à se rendre sur le troisième pâturage sur lequel gît ce corps. La simple vue du renflement de la terre suffit à susciter un malaise qui se trouve accru par les signes de la fin des temps qu’il semble voir dans les catastrophes naturelles. L’auteur prend en effet le temps de décrire la ferme dans ses différents états qui mettent en images langagières des tableaux de l’espace : pendant l’inondation, après l’incendie, au coucher du soleil, à la veille du nouvel an ou en pleine sécheresse. La ferme se décline à l’infini sous la plume de N. Gordimer qui a recours à de nombreuses ekphrasis pour mettre l’espace au centre de la narration :
The road has ruts and incised patterns from the rains of seasons long past, petrified, more like striations made over millennia in rock than marks of wheels, boots and hooves in live earth. There was no rain this summer but even in a drought year the vlei provides some moisture on this farm and the third pasture has patches where a skin of greenish wet has glazed, dried, lifted, cracked, each irregular segment curling at the edges. The farmer’s steps bite down on them with the crispness of biscuits between teeth. The river’s too low to be seen or heard; as the slope quickens his pace through momentum, there is a whiff in the dry air (the way the breath of clover came). A whiff— the laundry smell of soap scum. The river’s there, somewhere, all right.
And the dead man. They are jogging down to the willows and the stretch of reeds, broken, criss-crossed, tangled, collapsed against themselves, stockaded all the way to the other side- which is he rise of the ground again and someone else’s land. When it is not a drought year it is impossible to get across and the cows stand in midstream and gaze stupidly towards islands of hidden grass in there that they scent but cannot reach. The half-naked willows trail the tips of whips an inch or two above the threadbare picnic spot, faintly green, with its shallow cairn of stone filled with ashes among which the torn label of a beer carton may still be read by the eye that supplies the familiar missing letters. With the toe of his rubber sole the farmer turns, as he goes, a glint where the bed of the river has dropped back; someone lost a ring here, last summer. (14)
La fresque présentée parle d’abord de la sécheresse qui s’abat sur la ferme. Elle joue sur un effet d’agrandissement du fléau en utilisant une figure d’exagération qui montre que la sécheresse perdure depuis longtemps. Des mots tels que « pétrifiées, sécheresse, desséchée, effondrées, dépouillés » et des groupes de mots comme « un vert timide », « la rivière est à sec », « l’air sec » renvoient au champ lexical de la mort du corps-nature sensible à la violence coloniale. Ils peuvent être interprétés comme des éléments qui désignent une forme d’oraison funèbre déclamée par la nature à l’agonie. L’ekphrasis a alors valeur de miroir pour le texte littéraire ; par ces descriptions du lieu présentées au lecteur il se manifeste un effet de miroir sur le lieu qui reflète la souffrance environnementale puis, in fine, la mort. C’est l’allégorie d’un espace figurant l’image d’un corps vivant qui agonise : celle d’un système politique qui se meurt, d’une nature qui s’érode par la sécheresse, d’un inconnu qui gît. Cette fresque environnementale recèle donc des données sensibles clés pour le récit car elle montre le tragique de la situation des Noirs et présente la fragilité d’un système qui se craquelle à l’instar de cette terre rongée par la sécheresse.
Les gestes principiels d’habitation hégémonique traversent l’œuvre de N. Gordimer pour faire de la colonisation une entreprise violente, relevant de la difficulté de cohabiter avec l’autre en raison de la race. Chez P. Chamoiseau, en usant d’une fable animalière, il pose la critique d’une modernité anthropocène dont le rapport à l’inhumain engendre la destruction de l’altérité. Ces deux œuvres questionnent le type de relation entretenu entre l’humain et le non-humain d’une part et soulignent que le chaos dans l’espace est relié aux conflits sociaux qui règnent dans ces espaces d’autre part.
Des corps-frontières : pour une phénoménologie des sensibilités
L’ouvrage Different Shades of Green de Caminero-Santangelo souligne le fait que les catégorisations sociales ont été un facteur déterminant dans l’accès aux ressources. Avec l’impérialisme vert, d’autres formes de dommages environnementaux ont vu le jour. En s’appuyant sur le cas sud-africain, l’auteur explique que les subventions allouées à l’entretien de l’espace ne tiennent pas toujours compte des besoins réels des populations. Sont privilégiées les territorialités qui regroupent les catégories sociales les plus élevées parce que le développement d’un espace dépend non seulement de facteurs économiques, mais aussi de la dimension raciale. La gestion écologique des ressources se fait au détriment d’une partie des habitants qui se voyaient devenir gardiens d’une terre renfermant des richesses importantes pour la croissance du pays :
Throughout much of the twentieth century, the state spent vast sums on wildlife and wilderness conservation and forcibly removed nonwhites from their lands in order to create national parks. Meanwhile, the majority of South Africans were left increasingly destitute, the laws of racial segregation barred them from enjoying […] The movement shifted the landscape of environmentalism issues with broader development concerns that reflect relations to resources and power. Environmental justice advocates insisted that the sites of environmental problems include the townships and homelands and foregrounded the relationship between environmental projects and the social injustices generated by the dynamics of power, privilege, and race in South Africa.[9]
Les injustices environnementales creusent un fossé économique plus grand entre les différentes catégories économiques. Les populations vivant dans des espaces dénués d’aménités environnementales sont de plus en plus pauvres alors que les déportés Anglais voient leurs espaces de vies correspondre aux normes urbanistiques. Cette réalité que Caminero-Santangelo, on la voit dans The Conversationist car le roman décrit des scènes d’injustices spatiales qui reposent sur des formes de développement urbain s’appuyant sur la race et sur la hiérarchisation sociale.
La « location », zone défavorisée, représente le lieu d’habitation du non-blanc. Elle est chargée de négativité et fut longtemps considérée comme la zone d’ombre du pays, à l’inverse des quartiers blancs. Elle est le symbole de l’Apartheid (autant que les bantoustans, townships, informal settlements) et sa vocation première est de conserver la pureté des races en plaçant chacune à distance et en allouant d’office aux non-blancs un espace, un voisinage, un rang dans la société, un cadre de vie dans des conditions contestables, éliminant toute possibilité d’évolution sociale. Pour cette raison, la ségrégation spatiale est envisagée comme une forme d’injustice qui, en traduisant le statut social et racial de chaque habitant, repose sur la discrimination, l’écart économique et le conditionnement de l’individu. La « location » passe en ce sens pour être la projection des inégalités sociales. Mal logées, surpeuplées dans des endroits périphériques, ces habitations ressemblent à des bidonvilles n’offrant que peu de sécurité et échappant au contrôle du pouvoir étatique. Dans la scène qui suit, deux hommes sortis de l’ombre viennent chercher Solomon dans la location en prétextant avoir été envoyé par son frère. Or le lendemain, les habitants découvrent qu’il s’agissait de malfaiteurs :
Jacobus went to investigate a blockage in the irrigation pipes and himself discovered Solomon lying naked except for a vest, in the veld. His hands and feet were cold and scaly as a reptile. He had lost a lot of blood from a wound in the head; the spilt blood was frozen, a thin pink ice diluted with frost on the dead grass, where his body had kept off what warmth there was in the morning sun blown glassy by the wind. He was deeply unconscious and did not rouse to cries, voices, or the journey to the location hospital, wrapped in blankets from his bed, in the back of the pick-up.
Aucun témoin n’a assisté au déroulement de l’action et les cris probables de Solomon n’ont pas été entendus. L’état comateux dans lequel Solomon se trouve et le vol de ses affaires indiquent aussi que ses agresseurs ont pris le temps de mener à terme ce qu’ils sont venus faire. Ce n’est pas la première fois que semblable événement se produit. Dans le troisième pâturage, le corps d’un inconnu gît également depuis le début du roman. La police ne s’est pas déplacée pour venir l’identifier, encore moins pour l’enlever. Il demeure là, dans l’indifférence. Le fait semble inscrit dans la normalité, comme s’il s’agissait d’une règle de vie propre à la « location ». L’absence de la police n’a donc rien d’inhabituel au même titre que l’agression de Solomon : la « location », comme toutes les zones non-blanches, est connue pour être un espace d’insécurité.
On trouve aussi dans l’emplacement de la décharge une représentation de l’injustice spatiale et un indicateur du lien existant entre l’environnement du pauvre et sa survie. Hommes, femmes, enfants trouvent là tous types de trésors : « de grandes feuilles de cartons », « journaux », « index couvert de cendres », reste de « boîte de sardines » avec un fond d’huile, « chaussures dépareillées » … La trouvaille n’est jamais connue à l’avance, ils se rendent presque machinalement, comme dans un rituel d’automates, fouiller le dépotoir sans savoir ce qui les y attend : « they do not know what it is they would hope to find ; they learn that what experienced ones seek is what ever they happen to find » (84). Essentielle à la vie des habitants de la « location », la décharge aide à la survie quotidienne tout en étant une menace pour eux. Cette menace se situe dans les « débris de bouteilles » cassées, « la poussière rouge » les incinérateurs qui polluent l’air, le vent levant « assez fort pour charrier des grandes feuilles de carton et faire rebondir brutalement des boîtes » et la nocivité des produits toxiques que les usines déversent. La capacité de protestation étant nulle, son emplacement trouve idéalement sa place dans le cadre de vie des populations pauvres. De ce point de vue, la décharge même si elle pose un problème écologique et sanitaire en raison des dépôts toxiques de l’industrie sidérurgique voisine, causerait un problème social plus grand si elle venait à disparaître. Sa pérennité se voit même assurée puisque le narrateur constate que la location est similaire à une décharge : « The location is like the dump » (85).
Dans le conte philosophique de P. Chamoiseau, l’environnement naturel dans lequel vit le paria est aussi un lieu délaissé dont l’aspect rebute. La « sentence » sans appel conduisit le Foufou à se retrouver dans un lieu « exilé dans un côté sombre » : c’est « une désolation cahoteuse prise dans la luxuriance de Rabuchon comme un début de lèpre ». Chamoiseau attribue des adjectifs comme « triste » et « désolé » à des entités non vivantes pour caractériser le lieu de l’exil. Il établit de fait une antithèse avec un effet de parallélisme entre « la luxuriance de Rabuchon » et la « désolation cahoteuse » pour montrer le contraste entre les deux espaces. On retrouve en outre cette vision contradictoire dans l’intitulé des sous-titres que l’auteur emploie pour présenter les différents espaces d’habitation. En effet, tandis que le mot « DECOUVERTE »[10] est employé pour désigner la rencontre du Malfini avec Rabuchon, « DESOLATION »[11]couvre les pages sur lesquelles le lieu de l’exil est présenté. Rabuchon est décrit comme « un coin de verdure » qui est « propice à l’apaisement des songes »[12] et d’où s’écoulent « des cascades de soleil » et des plantes ardentes. Cette description méliorative contraste fortement avec celle qui est faite de la « désolation » : « une annexe de l’enfer » où la vie est « infernale ». Cette idée de chaos que l’on relevait déjà dans le township sud-africain revient dans l’écriture du lieu de l’exil chez Chamoiseau, comme si cet espace ne pouvait se penser que dans la souffrance. Les sociétés dans lesquelles le Foufou et les personnages de Gordimer évoluent existent et prennent sens par cet ordre social et spatial hiérarchisés. C’est le noyau fort qui dirige la société et c’est à ce régime que doivent se soumettre ceux qui espèrent faire partie du groupe tel que le rappellent les propos du « vieillard » lorsqu’il explique à Jacobus la réticence de l’Indien à embaucher un serviteur noir : « You know they’re not supposed to stay there, this place is for white people » (36). D’une part se trouvent les Blancs vivant dans les espaces privilégiés et d’autre part se trouvent les peuples de couleur qui évoluent dans les zones d’ombre à telle enseigne que la couleur de la peau détermine les répartitions géographiques.
Finalement, établir des frontières, revient donc à exclure. Les deux œuvres montrent que l’espace fut un outil de domination en ce sens qu’il servit à exclure et à placer dans les marges les formes de vies différentes. Les politiques d’appropriation territoriale et les lois ont fait du corps humain, un motif garantissant ou non l’accès au corps terrestre. Si ce modèle semble à première vue reproduire le binarisme colonial centre et périphérie dans The Conservationist, dans Les neuf consciences du Malfini la signification de cette exclusion semble d’ordre écophilosophique, car elle interroge la relation à l’espace d’habitation et au vivant.
Fabrique des corps-racialisés et figurations de l’altérité
Les figurations de l’altérité s’articulent de façon à dévoiler que l’interpénétration culturelle est opérée par une vision biaisée. Le roman montre que l’autre n’existe qu’en tant qu’étrangeté, comme une humanité inaboutie qui déforme le réel. La focalisation narrative de l’extrait qui suit dévoile par exemple l’opinion que Mehring à de son ouvrier noir, Jacobus :
Jacobus had six pieces of brown paper torn from a sugar bag from the Indian shop, spread on the ground before his haunches. He took three cigarettes out of the breast pocket of his overalls. His hands were slender and long-boned but the fingertips were calloused and they seemed to juggle the white tubes like the sensitive but hard points of a crab’s claws ; there was only one nail, the thumbnail, long enough to slit the cigarettes open, and it was too thick to do so without spilling the contents. Dismissing his own laziness at trying to do things the amateurish way, he took out of the trouser section of the overalls, that were very large and folded over on themselves under a belt, so that the fly ran diagonally from where the division between his legs must be to where his left hip must be, a lozenge tin containing the proper equipment (62)
Mehring qui observe Jacobus contrefaire des cigarettes n’est pas présent au moment des faits, il est cependant un narrateur homodiégétique et intra-diégétique. Il décrit la scène progressivement, en nous montrant, par degré, l’étrangeté du contremaître et en ayant recours à un temps du passé, ce qui a pour effet de personnaliser sa perception. Par un effet de grossissement, l’accent est mis sur ce qui se présente chez son vacher comme des défauts. Il observe que Jacobus adopte la position d’un enfant : « accroupi », il tente tant bien que mal de transvaser la poudre de ses cigarettes dans des emballages de papier pour augmenter le nombre total de ses mégots. La maladresse de son geste est mise en avant par l’observation minutieuse d’un défaut physique : ses mains. Des mains tout à la fois « minces et longues » garnies de « doigts calleux » que le narrateur compare aux pointes « dures des pinces d’un crabe ». Si le recours à un langage dépréciatif participe à indiquer que le corps de Jacobus est vu comme une impureté et une difformité, le vocabulaire employé par le maître fait tomber l’ouvrier dans le règne animal. L’animalisation sert à montrer l’étrangeté ce point particulier qui met l’accent sur l’incohérence du doigt de Jacobus, surmonté par un pouce démesurément gros, presque monstrueux. Cette difformité semble expliquer la lenteur avec laquelle le contremaître effectue cette besogne si simple puisque ses gestes sont encombrés par des doigts qui semblent mal assortis à ses mains. Son corps est vu et décrit comme un paysage sal sous les yeux de Mehring. On peut comprendre cette description des corps comme étant le fait que, durant la colonisation, la domination passait aussi par le contrôle des corps qui se voyaient habillés, violentés, soumis au regard du colon. Ils étaient des instruments d’assujettissement, des marques du pouvoir qui devaient être colonisés au même niveau que les espaces ou les cultures. En avant-propos de l’ouvrage collectif Sexualités, identités et corps colonisés, Antoine Petit présente de fait la colonisation comme une opposition des corps qui s’opère en raison d’une supériorité raciale. En effet, « la colonisation commence toujours par la confrontation de deux corps, celui de l’Européen et celui de l’« Autre », « exotique », différent. Pour l’appropriation d’un territoire, la violence militaire n’est pas suffisante et la colonisation passe par la domination de son corps. Son infériorité vient dès lors d’une fabrique de l’infériorisation du corps du colonisé qui est nécessairement vu comme une chose informe ne correspondant pas à un corps normal occidental. Ce corps est aussi le lieu où deviennent visibles les cicatrices de la rencontre coloniale, étant donné qu’il en fournit des indices de complexité. Le corps du colon passe de fait pour être celui de la norme, si bien que ceux qui diffèrent de ce modèle sont perçus comme étant à la fois attirants ou répulsifs.
Toutefois, dans le livre de Chamoiseau, ce sont tous les humains qui sont considérés à l’aune d’une complexité dérangeante, non pas en raison de considérations physiques mais parce qu’ils ont un rapport altéricide à la terre qu’ils habitent.
Nocif…voilà un bien étrange nom par lequel le narrateur choisit de désigner son « frère, vivant »[13], d’autant plus que dans le récit, rien ne semble justifier de prime abord pareil surnom. Les images du Nocif que le Malfini relève ne sont pas glorieuses. Dans une première réflexion, l’oiseau souligne que le Nocif appartient à une « engeance endémique » qui apporte la désolation. Il fait partie des propagateurs de la mort qui « n’en finissaient pas de pulvériser d’atroces liquides »[14] dans Rabuchon. L’anaphore qu’il emploie par la suite traduit une volonté d’exprimer l’aversion générale qu’il ressent pour les Nocifs et peut être interprétée comme un moyen de montrer que cette capacité à détruire est un trait de caractère intrinsèque à toute l’espèce : « Tous laids. Tous hargneux. Tous bavant ». En plus du « tous » qui scande chaque début de phrase, cette hypothèse se voit renforcée par les termes généralisants qu’il emploie pour parler du Nocif : « commando », « engeance », « ses semblables », « congénères ». Ils renforcent une impression péjorative qui serait commune à toute l’espèce des Nocifs. La mise en cause des êtres humains dans le conte est aussi symbolisée par le soin apporté dans le choix des verbes utilisés car il s’échelonne de façon à décrire aussi une part de leur caractère. Nous pouvons relever, à titre d’exemple[15], « envahit », « gueulaient », « brandissaient », « s’élançaient en commando », « se mirent à renverser les plants », « s’injurier », « s’acharnaient à les arracher » …Le décompte se poursuit longtemps encore, jusqu’à ce que le monde narratif soit pris d’un « hoquet » qui se manifeste par une avalanche de bourrasques. Alors comme par ricochet, les champs de bananes sont « dévastés », les bananiers finissent par être « renversés », « quelques arbres malades se couchèrent aussi », des « éboulements s’en allèrent aux ravines ». Les verbes d’action précités ont donc vocation à illustrer comment les actes des Nocifs conduisirent à un « dérangement du paysage » qui rendit l’environnement de Rabuchon instable. Le Foufou au fond de lui pressent que ce désordre appelle autre chose. Hannes de Vriese entrevoit également cette correspondance entre chaos et discours écologique dans le roman haïtien. Il perçoit le chaos comme un vecteur par lequel « l’homme aussi bien que la nature dévoilent leur véritable caractère : l’un apparaît comme la victime d’une société de consommation dont il est pourtant un des acteurs, alors que l’autre se partage entre le constat incompréhensif de la folie humaine et une violente indifférence. »[16]
Nadine Gordimer et Patrick Chamoiseau placent leurs personnages en face de l’altérité. La nature devient cet autre avec qui la relation se tisse et doit conduire à l’ouverture des frontières. En cela, le corps est le point central de la fracture de l’espace. Dévalorisé, exclu, animalisé, les violences sociales ont pour conséquence de rejeter de l’espace géographique ceux qui n’y ont pas leurs places. Ce rejet cause une fracture entre l’humain et la terre puisque les liens qu’ils entretiennent en sont affectés.
Conclusion
La construction d’un modèle de société hégémonique suppose de posséder des espaces et de faire autorité sur les âmes qui y vivent. Les dissemblances ont été autant des barrières qui ont conduit à des pratiques violentes qui se ressentent dans la relation aux peuples colonisés et à la géographie. Ces pratiques transformèrent profondément l’équilibre biologique des sociétés à tel point que les dégradations environnementales qui en ont découlé perdurent. L’habiter impérialiste a donc restructuré tant le rapport à la terre que le rapport à l’humain. Il est dangereux pour l’environnement et pour l’humain, en ceci qu’il refuse toute logique de coprésence avec une altérité qui serait différente. Malcom Ferdinand note que ce type d’habiter est « pensé comme subordonné à un autre habiter, l’habiter métropolitain, lui-même pensé comme habiter véritable. »[17] Si dans The Conservationist et Les neuf consciences du Malfini, cette forme d’habitation a occasionné une lente agonie dans les espaces, les liens qui rattachent les humains à l’espace ont été à leur tour fragilisés, l’accès au monde, à soi et à l’Autre s’est vu conditionné par la race et la peau, les inégalités sociales et spatiales se sont alors développées. Pourtant, le corps ne peut être appréhendé sans tenir compte de l’espace social et géographique dans lequel il se trouve. L’habitation d’un espace dans le corpus dépend de ces deux dimensions : ce sont elles qui ouvrent ou non à la relation. Les relations hégémoniques ayant conduit à des modes de violence et d’exploitation analogues lient en une pernicieuse causalité le corps et/à l’espace qui pousse à récuser les logiques d’hiérarchisation au profit d’une éthique de la vie.
[1]Blais, Hélène, « Reconfigurations territoriales et histoires urbaines », in : Singaravélou, Pierre, Les empires coloniaux XIXe-XXe siècle, Paris : Le Seuil, coll. « Points Histoires », 2013, p 180.
[2] Du grec oikoumenê, l’écoumène renvoie à cette relation douée de sens entre l’homme et la nature capables de tisser une relation ambivalente qui crée le sentiment d’appartenance et d’interdépendance à la terre. Ce concept à la croisée de l’homme et de la terre, traduit la géographicité humaine, c’est-à-dire, ce qui fait que la terre est à la fois géographie et matrice. Géographie parce qu’elle est cette matière sur laquelle nous habitons et que nous modifions et matrice parce que la terre prend forme dans la terre et fait appel à notre subjectivité. L’écoumène, c’est la dimension humaine, écologique, symbolique et géographique contenue dans un espace. C’est ce qui détermine le passage d’un espace du statut de non-lieu à celui de lieu. Ainsi, pour qu’un espace puisse avoir une valeur autre que géographique, il faut que se tisse entre l’homme et la terre, un lien écoumènique.
[3] Chamoiseau, Patrick, Les neuf consciences du Malfini. Paris : Gallimard, 2009.
[4] Gordimer, Nadine, The Conservationist. London : Jonathan Cape Ltd, 1974.
[5]Chamoiseau, Patrick, Les neuf consciences du Malfini, op. cit,, p. 149.
[6]Chamoiseau, Patrick, Les neuf consciences du Malfini, op. cit,, pp. 126-127.
[7]De Vriese, Hannes, « Écritures antillaises entre géopoétique et écopoétique : sur la nature des cataclysmes chez Patrick Chamoiseau et Daniel Maximin », in : Revue Critique de Fixxion Française Contemporaine, n° 11, 2015, p. 16.
[8]Louvel, Liliane, « Nadine Gordimer’s Strangely Uncanny Realistic Stories: The Chaos and the Mystery of It All », in: Commonwealth essays and studies, vol.41, n°2, 2019, p. 39.
[9]Caminero-Santangelo, Byron, Different Shades of Green. African Literature, Environmental Justice and Political Ecology.Charlottesville and London: University of Virginia Press, 2014, p. 13.
[10]Chamoiseau, Patrick, Les neuf consciences du Malfini, op. cit., p. 19.
[11]Ibid., p. 68.
[12]Ibidem, p. 19.
[13]Chamoiseau, Patrick, Les neuf consciences du Malfini, op. cit., p. 17.
[14]Ibid., p. 173.
[15]Les extraits qui suivent figurent tous aux pages 166 et 167.
[16]Chamoiseau, Patrick, Les neuf consciences du Malfini, op. cit., p. 173.
[17]Ferdinand,Malcom, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen. Paris, Seuil, 2019, p. 56.
Bibliographie
- Blais, Hélène, « Reconfigurations territoriales et histoires urbaines », in : Pierre Singaravélou, Les empires coloniaux XIXe-XXe siècle, Paris, Le Seuil, coll. « Points Histoires », 2013.
- Caminero-Santangelo, Byron, Different Shades of Green. African Literature, Environmental Justice and Political Ecology.Charlottesville and London, University of Virginia Press, 2014.
- Chamoiseau, Patrick, Les neuf consciences du Malfini, Paris, Gallimard, 2009.
- De Vriese, Hannes, « Écritures antillaises entre géopoétique et écopoétique : sur la nature des cataclysmes chez Patrick Chamoiseau et Daniel Maximin », in : Revue Critique de Fixxion Française Contemporaine, n° 11, 2015, pp.16-27.
- Ferdinand, Malcom, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen. Paris, Seuil, coll. « Anthropocène », 2019.
- Gordimer, Nadine, The Conservationist, London, Jonathan Cape Ltd, 1974.
- Louvel, Liliane, « Nadine Gordimer’s Strangely Uncanny Realistic Stories: The Chaos and the Mystery of It All », in: Commonwealth essays and studies, vol.41, n°2, 2019, pp.39-50.
- Vigarello, Georges, Le Sentiment de soi. Histoire de la perception du corps XVIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2014.