Discours et pratiques sexuels dans le roman postmoderne. cas de Place des fêtes de Sami Tchak

Modibo Diarra

Abstract

Literary postmodernism is writing that transgresses established social norms and novelistic aesthetics. More than any other, postmodern narratives celebrate sex and sexual practices. In this sense, this article is an analysis of sexual discourse and practices in Sami Tchak’s Place des fêtes in a postmodern context. It is divided into three sub-points. First, the study shows the outrageous presence of sex, which is described in all its aspects and in the most trivial ways, before turning to the father’s sexual decline, which becomes the source of his loss of authority. Finally, particular emphasis is placed on sexual practices such as orgies, sodomy, fellatio, etc., as well as the incestuous relationships maintained by certain characters, including brother and sister on the one hand, and father and daughter on the other. The methodological grid used is that of postmodern studies, applied to the various themes identified in the analysis, which is both thematic and sociocritical.

Keywords: sexual discourse, postmodern, postmodernism, sexual practices, sex, sexuality

 

Introduction

L’histoire du roman africain nous apprend que les romanciers dits de la première génération ont toujours manifesté une certaine aversion dans l’exploration des thématiques sexuelles. D’emblée, trois raisons fondamentales sont susceptibles d’expliquer l’émergence de cette littérature pudibonde : la tradition, la religion et l’engagement idéologique que Daniel Delas (2003, p. 10) impute, semble-t-il, au mouvement de la Négritude. En effet, l’éducation traditionnelle, intransigeante sur les règles de morale, n’autorise pas le sujet à parler de la sexualité de façon dévoilée, tout comme la religion qui prône la chasteté et bannit le discours lascif. Par ailleurs, les romanciers africains de la première génération semblaient investis d’une mission communautaire plus noble, plus sérieuse et plus urgente, au point qu’ils ne pouvaient ni ne devaient la trahir arguant d’une certaine liberté de l’écrivain. En outre, à une période où le mouvement de la Négritude ambitionnait de réhabiliter la dignité culturelle des peuples noirs galvaudée par des siècles d’esclavage et de colonisation, il eut été mal avenu pour un digne fils d’Afrique de détourner cette noble vocation assignée au texte négro-africain. Dès lors, il était hors de question qu’un littérateur transforma la bibliothèque subsaharienne en une sorte d’alcôve qui montrerait alors la nudité de la chair, court-circuitant ainsi la thèse communément partagée d’un peuple africain innocent et pudibond. D’ailleurs, le grand romancier malien Yambo Ouologuem fera l’objet d’une cabale sans précédente, de la part des traditionnalistes et autres idéologues zélés de la négritude, pour avoir décrit dans Le Devoir de violence (1968), des scènes entières représentant des nègres pris dans l’extase des amours torrides. On lui reprocha précisément d’avoir sali l’image des Africains aux besoins d’une carrière littéraire, comme si, justement, cet écrivain, parce qu’africain, n’avait aucune existence individuelle, et surtout aucune liberté artistique qui l’eut permis de créer des univers diégétiques originales. Le roman africain va donc connaître une longue période de pudibonderie.

En revanche, avec l’accession des Etats africains à la souveraineté, au lendemain des indépendances, la sexualité, quasiment absente des romans de la première génération africaine (1920-1960)[1], signe son entrée dans l’écriture romanesque. En effet, désormais, le sexe est célébré pour mieux épingler les turpitudes des autorités politiques et de mettre à nu la dépravation des mœurs. En outre, l’investissement des thématiques liées à la représentation de la chair deviendra, sous la plume féminine et féministe, un motif de la mise en débat des imaginaires sexuels et corporels longtemps demeurés tributaires des constructions essentialistes. Ainsi, mettre en scène les récits de l’intime sera perçu comme un discours subversif manifestant pour les femmes, un besoin vital de prise de parole en vue de revendiquer la liberté de jouir enfin de leur corps longtemps demeuré sous l’autorité phallocratique. Ce faisant, la prise en charge du discours social sur les usages conventionnels du sexe deviendra, sous les auspices de l’esthétique afroféministe postcoloniale, une tribune actant la remise en cause de la domination des femmes. Une telle thèse peut être corroborée, entre autres, par la lecture de certains romans comme La Vie et demie (1979) de Sony Labou Tansi, Femme nue, femme noire (2003) de Calixte Beyala et Riwan ou le chemin du sable (1999) de Ken Bugul.  Cette émancipation thématique dont font montre les écrivains de la deuxième génération sera si décisive, au point que le critique Sewanou Dabla leur consacrera une étude d’envergure publiée en 1986, sous le titre fort évocateur des Nouvelles écritures africaines : Romanciers de la seconde génération.

Le roman qui se libère des tabous sociaux et religieux devient alors un véritable champ de célébration inédite du sexe, des plaisirs charnels, des pratiques sexuelles fort variées, du bas corps (phallus, vagin, fesses etc.) qui sont désormais nommés sans langue de bois et quelquefois, poussant ainsi très loin les limites de la transgression. Ainsi, par exemple, chez Ken Bugul, notamment dans La folie et la mort (2000), où, comble de cynisme et de sadisme, le pasteur abuse allègrement de son aide-ménagère sous l’autel de l’église, tandis que dans La Vie et demie (1979), le président, alias guide providentiel, se fait filmer en direct, en train de dévierger les cinquante belles jeunes filles. Face à de telles prouesses dans la célébration transgressive du sexe, il semble primordial qu’on s’y intéresse et qu’on s’y interroge sur les enjeux que revêtent les représentations du désir charnel au sein du roman africain contemporain.

On peut donc se demander quels sont les causes et les enjeux d’une telle transgression du tabou sexuel ? Comment se déploie le discours sexuel dans l’écriture romanesque ? Ainsi, pour mener à bien cette réflexion, on se fixera comme objectif d’analyser le discours sexuel et ses significations symboliques dans le roman Place des fêtes de Sami Tchak. En effet, ce texte met en scène un personnage narrateur qui raconte, au travers d’une langue pornographique et emprunte de subversion, la déchéance de ses parents et de ses sœurs. Puis, franchissant les seuils symboliques du tabou de l’inceste, ce dernier décrit avec force détails, les attitudes luxurieuses de sa mère. Aussi, les fesses et les seins des personnages féminins toujours enclins à émoustiller le désir masculin sont évoqués de façon à créer une poétique de la transgression où, chaque mot maintenant auréolé d’un zeste de perversité, semble menacer la société en détruisant tous les tabous sexuels. Une telle situation finit par transformer l’univers diégétique en une sorte de monde hédoniste qui, sous les assauts répétés du désir inassouvi du coït, devient un angoissant carnaval de la licence charnelle où tout, dès lors, sera exposé : la prostitution de la mère et des sœurs, l’impuissance sexuelle du père qui ne peut plus assouvir la « fringale » sexuelle de sa femme, et les ébats à caractère incestueux entre frère et sœur, etc.

Comme approche méthodologique, on a recours à la théorie postmoderniste pour une meilleure analyse de ce texte, car le postmodernisme est le régime d’écriture qui a le plus célébré le sexe. Discours de la transgression sous toutes ses formes, tant sur le plan formel que dans le fond, le postmodernisme semble se plaire à décrire avec précisions pour faire voir les objets et les êtres dans leur profondeur les plus voilées et les plus secrètes, en vue de sauter le verrou des tabous pour les banaliser, les désacraliser et marquer par la même occasion « l’incrédulité à l’égard des métarécits » dans le sens de Jean François Lyotard (1979, p. 7). Pour Pierre N’da, il s’agit d’« […] une attitude iconoclaste qui postule le dépassement, le démembrement, la transgression, la subversion et la déconstruction des techniques classiques d’écriture ou de la Norme de l’esthétique romanesque » (2011, p. 84).

L’article est réparti en trois points. Le premier s’intéresse aux discours sexuels tandis que le second s’intéresse à la déchéance sexuelle du père, et le troisième aux types de pratiques sexuelles.

 

Place des fêtes : roman aux fortes senteurs sexuelles

Le roman africain des années 80 ne ressemble pas à celui d’avant qui mettait son point d’honneur à ne pas évoquer la sexualité. D’ailleurs, les quelques rares textes qui faisaient allusion à la sexualité décrivaient les scènes de manière rapide, lapidaire, sans s’attarder, outre mesure, sur les détails poignants et captivants. A ce propos, on peut convoquer Suzanne Lallemand, en prolongeant une de ses affirmations évoquées dans le cadre d’une analyse sur le conte : « Si les narrateurs africains franchissent avec aisance l’obstacle de la nomination des organes, ils semblent renâcler à passer à celle de la description des corps enlacés, comme à évoquer le plaisir que ce genre d’activité peut procurer » (1985, p. 124).

Aujourd’hui, l’évocation du sexe est devenue si banale avec les écrivains postmodernes que le sexe est partout présent, il devient un décor pour enjoliver et colorer toutes les descriptions. Dans les romans de Sami Tchak, le sexe foisonne et Pierre N’da rend bien compte de cette présence : « Tout se passe comme si Sami Tchak n’avait que le sexe et la sexualité comme objet textuel. Cela a d’ailleurs fait dire à la critique que la sexualité est l’encre dans laquelle Sami Tchak trempe sa plume pour dire le monde » (2011, p. 91). Ainsi, Place des fêtes ne déroge pas à cette règle. Dans le récit, le personnage principal semble avoir réussi à modeler un type de discours sexuel, l’incitant à faire allusion au sexe même là où il doit être exclu par la gravité et le sérieux de la situation. Cette technique consiste à faire apparaitre le sexe en le comparant à toutes les situations. C’est ainsi qu’au tout début de l’intrigue, il établit une comparaison entre sa vie, celle de ses parents et la sexualité des serpents :

Eh bien, il s’agit de vie sans horizon. Or, une vie sans horizon, c’est un peu comme une variation autour de la même merde et du même sourire qui s’enlacent et s’entrelacent à la manière des serpents qui font l’amour pour pondre des œufs ou des petits déjà prêts à s’en aller ramper leur destin où ils peuvent (p. 9).

Chez Sami Tchak, l’évocation de la sexualité, consistant à établir la comparaison entre le vécu quotidien et le sexe est à la fois un acte de révolte contre les parents, l’éducation reçue, et même le destin ; toute chose qui conduit le personnage narrateur à s’exprimer dans un langage trivial et sexué, où allusion est partout faite au sexe. C’est à croire qu’il ne peut exister aucune situation sociale incomparable à la pratique sexuelle.

A titre illustratif, on relève une dizaine de passages relatifs à cette comparaison, dans le tableau ci-dessous.

1

P 13

Il sait que la mort, elle vous prend souvent par surprise, qu’elle peut vous prendre aussi violemment qu’un violeur robuste le ferait dans le métro avec une belle blonde qui porte un string rouge sous une robe blanche.

2

P 17

C’est parce que papa en avait marre de coucher avec cette femme envahissante, la misère donc, qu’il avait décidé de prendre la fuite pour aller baiser la France.

3

P 20

Je dis les choses comme je les ai vues, tu sais ? Le chômage, le désœuvrement, la délinquance, la prostitution, ça se voit comme la gueule de la lune quand celle-ci est pleine et que le soleil la baise en secret.

4

P 20

Des mouches qui se mouchent et baisent sur la viande, sur les repas, où elles pondent des milliers de larves blanches qui se tortillent comme des tortillas mexicaines.

5

P 25

Or, une telle preuve, je ne peux l’avoir, parce que ma peau, ce n’est pas comme le slip d’une pute arabe de la rue de Belleville pour que je l’enlève quand je veux.

6

P 28

Bon, c’est vrai, je n’ai pas eu certains emplois que j’avais courtisés avec galanterie en lorgnant leur petite culotte, ma queue déjà prête pour leur entrer dedans !

7

P 45

Celui qui me montre un seul pays où on ne pratique pas les nationaux d’abord, je lui donne mon cul à baiser.

8

P 47

Si vous croyez que papa démord, alors là, vous vous mettez le doigt dans le cul. Remarquez, si cela vous fait du bien, c’est quand même tant mieux pour vous !

9

P 74-75

Maman, raconte-moi ta vie. […] la biographie de tes fesses avant que tu n’aies rencontré papa […] quand tu harcèles ta propre mère avec une telle virilité, elle devient faible et se livre sans pudeur. Alors, maman ouvrit ses rondeurs et me laissa pénétrer librement dans sa vie chaude.

10

P 233

Le vieux du VIIIe m’avait demandé si c’était moi qui avais eu l’idée, parce que le nom que nous avions donné à notre association, il trouvait ça génial, c’est un poil racoleur, un trou provocateur et une pénétration jouissive.

 

De tels passages, des expressions formulées avec des tournures axées sur le sexe, on en trouve tout le long du roman et cela permet d’affirmer que le récit de Sami Tchak « respire » le sexe, qu’il s’en s’inspire et s’en délecte de l’imaginaire de la sexualité pour décrire et critiquer les réalités de la vie sociale. Le personnage se montre iconoclaste et conformément à l’esprit postmoderniste rejette les normes sociales établies. On se retrouve alors dans une situation de dénégation des valeurs telle que formulée par Gilles Lipovesky : une levée de « l’ordre archaïque de la Loi et de l’Interdit […] abolir l’ordre coercitif de la Censure au profit d’un tout-voir, tout-faire, tout-dire » (1979, p. 43). Le personnage est comme dépendamment accroché à l’imaginaire sexuel qui se trouve présente dans tous ses propos. Aussi peut-on faire allusion à ce que Lipovesky appelle la « sexduction ».

Par l’évocation outrancière du sexe auquel on fait sans cesse allusion, le texte nous sert « un langage familier de place publique » au sens bakthinien, exprimant que « Le langage familier de la place publique est caractérisé par l’emploi assez fréquent des grossièretés, c’est-à-dire des mots et expressions injurieuses, parfois assez longues et compliquées » (1970, p. 25). Par ailleurs, le récit prend des tournures carnavalesques nous plongeant dans une sorte de réalisme grotesque comme on peut le voir dans ce passage :

Aussi, dans l’intimité, dormiez-vous souvent cul à cul, vous livrant à un inoubliable concours de pets qui nous faisait rire. Boum ! réponse : bang ! Bim ! Réponse : Bem. C’était à qui pètera plus vite que son ombre. Dans le genre, je crois que maman était la championne tout terrain […] lors de son premier pipi maman, elle lâchait des bombes qui auraient évoqué de pénibles souvenirs aux japonais d’Hiroshima (p. 51)

Ici, on est en présence d’un réalisme grotesque à propos duquel, Bakhtine précise : « Le trait marquant du réalisme grotesque est le rabaissement c’est-à-dire le transfert de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel, celui de la terre et du corps dans leur indissoluble unité » (1970, p. 29).

En plus de son caractère choquant, la sexe devient un moyen d’innovation de l’esthétique romanesque où l’écrivain surprend le lecteur avec une nouvelle forme d’écriture. A ce propos, Coulibaly Adama (2005, p. 221) soutient que « La surprésence sociale du sexe, son dévoilement tous azimuts incitent à attendre plus de l’écrit ». Le récit met ainsi en exergue les violations et les transgressions des normes sociales car, comme le souligne Marc Gontard, « […] l’artiste authentique, même sous la contrainte du marché, est celui qui exprime d’une manière sismographique les ébranlements d’une culture dont il constitue, souvent de manière implicite, la chambre d’écho » (2003, p. 57). En retirant le masque social de la vergogne et de la bienséance qui couvre et protège le sexe, faisant de lui désormais un objet de surface, il perd son aspect sacré et tabou, tout en devenant uniquement un objet de jouissance, mais aussi de manipulation, de pouvoir et d’autorité. Par voie de conséquence, si le phallus dressé est signe d’autorité de l’homme, l’impuissance sexuelle devient la cause de la déchéance et de la perte d’autorité.

 

Déchéance sexuelle et perte d’autorité patriarcale

La convocation du sexe et de la sexualité dans tous ses aspects, en plus d’assurer au texte son caractère d’esthétique postmoderne, permet aussi d’exhiber ou de mettre à nu avec grossièreté certaines réalités sociales choquantes, qui méritent, peut-être, par leur caractère immonde qu’elles soient décrites de façon choquante. Aussi, Pierre N’da n’a-t-il pas raison de constater que

[…] malgré tout, et en dépit de l’érotisation outrancière, des obscénités et des grossièretés, l’écriture du sexe se veut un lieu et un moyen de dévoilement des mœurs et de dénonciation de la dépravation de la société et de l’homme, sans oublier qu’elle est également un cadre de réflexion sur l’esthétique postmoderne de la sexualité (2011, p. 68).

Le sexe n’est plus un tabou, mieux encore, l’écriture postmoderne autorise à parler de la sexualité des parents, sans gêne, car si le sexe est un matériau textuel comme on le découvre chez Bakhtine, « le bas matériel », l’évocation de la sexualité des parents, du frère et de la sœur devient normale dans la mesure où le père et la mère sont plutôt vus comme des êtres humains avec leur force et faiblesse, leur état d’âme, et non comme des super héros au sujet desquels, tout propos doit être mesuré. A cause de cet état d’esprit, l’impuissance sexuelle du père est décrite en ces termes dévalorisants : « Une queue-allumette mouillée, papa, ça pend comme une petite trompe inutile sur le corps d’un éléphanteau décédé à la suite de ses blessures. Papa, tu n’es plus qu’un vieux ratatiné qui ne battra même plus un moustique vu que ta queue ne vaut plus un clou » (p. 57).

 Ce passage montre que nous sommes véritablement à l’ère de l’incrédulité face au métarécit. L’autorité du patriarche et l’image de la mère, source de vie, incarnation de la Sagesse, s’éclipsent, d’autant plus que la mère, elle-même, ne se dérange plus pour revendiquer la satisfaction sexuelle en se refusant à son mari, et en couchant avec d’autres hommes. Dans une moindre mesure, le libertinage féminin se lit comme une prise de revanche de la femme sur l’homme, de la fille sur le père, et subséquemment comme une affirmation de liberté, un affranchissement de la femme vis-à-vis de l’autorité masculine. C’est ainsi que la déchéance sexuelle du père se perçoit et s’interprète comme sa défaite et, à contrario, devient la victoire de sa femme et de ses filles : « Mes petites sœurs ont donné un coup de clitoris à ta queue de singe. Et maman a terminé d’écraser tes couilles avec le marteau de ses fesses passe-partout » (p.53). Pierre N’da observe à ce propos que

Le roman du sexe se révèle provocateur et subversif : non seulement il dérange les habitudes et la décence, mais il participe à cette quête de liberté et à cette entreprise de libération de la femme. Libérer la femme des complexes traditionnellement et socialement admis ; libérer la femme des tabous et interdits sexuels et démystifier quelque peu l’acte sexuel afin qu’elle puisse jouir, sans peur et sans complexe, de son corps et gérer son plaisir sexuel, à sa guise, en toute conscience et responsabilité (2011, p. 78).

Décrite avec des mots crus, la déchéance du père qui perd le contrôle de son foyer correspond à la perte de sa virilité. La vie au foyer devient alors une compétition entre l’époux et l’épouse, et la mère finit par prendre le dessus : « Mais elle t’a botté le cul, papa. Grâce à la France, la patrie qui protège les clitoris contre la dictature des queues nues ou couvertes » (p. 54). De même, tous les problèmes de couple sont étalés vulgairement, notamment quand la mère refuse d’avoir des unions charnelles avec le père : « Maman qui te fermait la porte de son gouffre public » (p. 57). Le « sevrage sexuel » du père par la mère n’est pas sans conséquence sur celui-ci et les enfants en souffrent : « Souvent à cause du trou que maman te refusait parce qu’elle en avait déjà trop donné dehors, tu perdais la boule et nous cognais comme un dingue » (p. 56).

L’une des conséquences de la déchéance sexuelle du père est qu’elle offre un argument à sa femme pour justifier ses infidélités et par ricochet, les filles qui aperçoivent l’attitude compromettante de leur mère se livrent à la débauche :

Maman disait qu’elle n’arrivait jamais à avoir son compte avec toi. Après un coup éclair, disait ma salope de mère, après un coup qui ne dure que deux secondes, il s’endort le dos tourné et ronfle. Je lui donne en vain des coups de poing et de genou. Je parle seule, mon intérieur aux prises avec les feux du désir. J’en ai envie, l’imbécile dort toujours. J’appelle mes doigts au secours. […] Vous savez, maman se curait le vagin avec du Solubacter pour le garder propre et serré. Tout ce boulot pour que mon imbécile de papa lui tourne le dos après un coup éclair […] Heureusement qu’elle avait d’autres hommes […] (p. 59).

On voit également les filles qui suivent le même chemin libertaire que leur mère et quelquefois même avec les amants de celle-ci : « Les hommes de maman, ils venaient draguer sans pudeur mes frangines qui ignoraient qu’ils avaient déjà bêché les bas-fonds de leur maternelle » (p. 60).

Ici, le récit, au-delà des relations de couple difficiles, de l’infidélité de la mère et de la débauche des filles, nous donnent à voir les corps en fusion sous toutes les formes possibles et qui suscitent l’attention et la curiosité.

 

Pratiques sexuelles et espaces insolites

Place des fêtes met en scène de nombreuses pratiques sexuelles dont certaines peuvent choquer les mœurs et imprimer au roman une tonalité pornographique. Il s’agit entre autres de la masturbation (p. 99 ; p. 215 ; p. 268), la fellation (p. 107), la sodomie (p. 100), la partouze (pp. 111-113), la sexualité masochiste (p. 226). Au-delà de ces types de pratiques sexuelles, on découvre toutes sortes d’unions incestueuses. C’est dans ce cadre que le personnage principal raconte avec cynisme ses rapports sexuels avec sa sœur : « Alors, j’entrai fièrement en ma petite sœur qui se mit à hurler de plaisir, et je la pédalai pendant une heure deux minutes et dix secondes avant d’éjaculer comme un rhinocéros. Ce fut génial et inoubliable » (p. 153) ; « Ma petite sœur aimait ma queue et je trouve son con aussi chaud qu’un pain qu’on vient de sortir du four. Je me rappelle même qu’une nuit, au métro Place-des-Fêtes, elle et moi, nous nous étions retrouvés seuls et l’avions fait sur un siège. Bon, ça avait été vraiment rapide, mais bien quand même » (p. 154).

Aussi bien que les unions charnelles, les espaces où les personnages se livrent à la sexualité sont aussi insolites, comme on le voit dans ce passage ci-dessus où le personnage narrateur et sa sœur ont fait l’amour dans le métro. On voit des enfants descendre dans la cave pour faire l’amour (p. 111), une guinéenne infidèle qui trompe son mari avec l’ami de celui-ci dans la cave (p. 113), un portugais qui a des rapports sexuels avec sa fille au même endroit. De même, le récit présente, plus loin, un couple qui a des unions charnelles dans une voiture (p. 119) et qui se fait surprendre par les adolescents qui, eux-aussi, avaient décidé de se retrouver dans un bois pour leurs ébats amoureux.

Ces différentes pratiques sexuelles et les lieux où elles s’exercent montrent que le tabou social autour de la sexualité et sa signification s’affaissent désormais. Dans de nombreuses sociétés, les unions incestueuses sont prohibées et cela se justifie par l’appartenance au même totem. A ce propos, Modibo Diarra affirme que

Le totem contribue à l’équilibre social. Tous ceux qui descendent du même totem sont consanguins et forment une famille au sein de laquelle les degrés de parenté, même les plus éloignés, sont considérés comme un empêchement absolu à l’union charnelle. Grâce à la croyance totémique, chaque individu est contraint de se limiter à sa femme et à un certain nombre de femmes. N’eut été cela, il coucherait avec ses propres sœurs et filles (2017, p. 114).

Aujourd’hui, on sent que le verrou de cet interdit est brisé, et ce constat donne une fois de plus raison à Jean François Lyotard quand il évoque l’incrédulité face au métarécit. A l’évidence, nous pouvons affirmer que les récits postmodernes rendent compte d’un changement social qui se manifeste par la violation des principes de vie se traduisant par la revendication d’une liberté « libertine », comme l’a constaté Thomas Séguin lorsqu’il évoque justement le changement social qui se pointait à l’horizon depuis les années 60 : « Mai 68 produit de nouvelles attitudes sexuelles, des innovations conceptuelles dans la littérature, le roman, la musique […] mai 68 représente aussi la volonté de bousculer les hiérarchies sociales et mondiales dévoilant un rapport changeant à l’autorité » (2012, p. 24).

Le feu ardent du désir qui pousse les sœurs dans les bras de leurs frères, les mères dans les bras de nombreux amants, les filles dans ceux de leur père ne s’appellent pas l’amour, mais peut être qualifié de ce que Marc Gontard (p. 53) nomme « l’aimance » ou « l’amitié sexuelle » qui repose plutôt sur un désir d’assouvissement de plaisir sexuel qui prend les intéressés et qu’il faut assouvir séance tenante. C’est ce qui justifie d’ailleurs les nombreuses conquêtes du personnage principal dans Place des fêtes. Il couche avec sa cousine, sa nièce, sa sœur dans le désordre total sans susciter aucune véritable jalousie.

En substance, la pratique sexuelle et les lieux de sexualité insolites impriment au roman une tonalité postmoderne à l’instar des autres éléments évoqués ci-haut. Ces pratiques sexuelles montrent le changement social propre à l’ère postmoderne qui secoue totem et tabou en mettant l’humain et sa satisfaction sexuelle au centre de tout.

 

En guise de conclusion

L’évocation de la sexualité dans le roman africain est la manifestation patente de l’évolution de l’écriture romanesque qui, évidemment, rime avec l’évolution des sociétés africaines et du citoyen africain, car, comme le souligne Jean-Pierre Makouta M’boukou (1980, p. 259), « Le roman africain est « […] un miroir grossissant qui montre en détail la vie des peuples négro-africains dans ses aspects les plus secrets. Le roman explique donc, et porte à la lumière, ce qui ne saute pas toujours au sens commun ». Très longtemps, le sexe a été le totem qu’on ne pouvait aborder publiquement chez les romanciers de la première génération, mais ceux de la deuxième génération, aux prises avec l’hypocrisie et la fausse pudeur de la société, transgressent les lois sociales en montrant le sexe dans tous ses états, en l’exhibant pour raconter les réalités sociales, décrire le comportement sado masochistes des hommes, mais surtout pour montrer du doigt une volonté d’émancipation des femmes longtemps marginalisées, opprimées et reléguées dans le gouffre de l’omerta face à l’insatisfaction sexuelle qui était la leur.

Chez Sami Tchak, le sexe symbolise et signifie à la fois cet élan d’affranchissement des femmes, qui veulent d’abord disposer de leur corps. En montrant ses atouts et attraits, la femme prouve la fascination que son corps peut produire sur l’homme, mais aussi la domination et le désir qu’il exerce sur l’homme et qui ne peut s’apaiser, en temps normal, sans le corps d’une femme. Et par là, la femme impose sa volonté à l’homme, en le manipulant. Il appert alors que Lilyan Kesteloot (2008, p. 31) a eu raison d’affirmer que la femme « avale » l’esprit de son partenaire dans la vie quotidienne tout comme elle « avale » son sexe lors des unions charnelles. On peut même affirmer sans risque de se tromper que la femme tient l’homme par le sexe et Place des fêtes montre symboliquement cette réalité quand la mère domine le père du narrateur, au moment où celui-ci ne comblait plus sa femme à hauteur de souhait.

En somme, le récit de Sami Tchak est une célébration du sexe et de la sexualité où toutes les pratiques sexuelles sont mises en exergue. Le récit montre que les tabous autour du sexe sont désormais ébranlés et le sujet postmoderne revendique la sexualité, non pour un besoin de reproduction ou pour l’assouvissement correct d’un besoin naturel biologique, mais plutôt un désir de surproduction et de consommation excessive ou à l’excès (ici, sexduction) propre à l’esprit de la société postmoderne.

[1] Cette classification varie selon les interprétations.

 

Bibliographie

  • Bakhtine, Mikhaïl. L’œuvre de Rabelais et la culture populaire au moyen Age et sous la renaissance. Gallimard, 1970.
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  • Lyotard, Jean François. La condition postmoderne. Gallimard, 1979.
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  • Tchak, Sami. Place des fêtes. Gallimard, 2001.