Compte-rendu de Buata B. Malela, Édouard Glissant.
Du poète au penseur, Paris, Hermann, 2020, 567 p.
Bernadette Desorbay
Humboldt-Universität zu Berlin
L’œuvre d’Édouard Glissant est l’une des plus commentées dans le champ des lettres francophones. Il aurait pu paraître superflu d’en rajouter, n’était la contextualisation élargie qui manquait encore à l’appel. S’y est attaché, avec talent et rigueur, Buata Malela, spécialiste de littératures francophones et de théorie littéraire, dans un ouvrage de 565 pages tenant du tour de force. Un liminaire épistémologique offre le panorama commenté d’un échantillon d’études générales qui ont balisé la recherche glissantienne de 1980 à 2000, et un aperçu des études spécifiques y afférentes. Ce préambule, riche aussi en synthèses historiques, mentionne les pistes perceptives et conceptuelles ainsi que les modes d’approche relationnelle entre ethos, posture et discours social sous-tendant la démarche du chercheur. Celle-ci se déploie en quatre chapitres à l’intérieur d’une première partie sur « Le temps du poète » portant sur les années 1950 à 1981 : « Parti pris et posture de poète » ; « Ethos discursif 1 : l’intention de la poésie » ; « Ethos discursif 2 : poetica sive nova » ainsi qu’un « Bilan général : l’Ethos du poète. » La deuxième partie, consacrée au « Temps du penseur », couvre en cinq chapitres les années 1982 à 2011 : « Parti pris et posture du penseur » ; « Ethos discursif 3 : métaphores du social et du sujet » ; « Ethos discursif 4 : optimisation et répétition » ; « Glissant et l’état du discours social après 1982 » ainsi qu’un « Bilan général 2 : l’ethos du penseur. » Ces deux parties, contenant de longs passages de close et cross reading, sont ponctuées de tableaux et de synthèses et soigneusement reliées entre elles par des transitions percutantes. Les six pages de conclusions générales, qui résument avec précision l’ensemble du développement, sont suivies d’une bibliographie générale et d’un index des noms propres.
Un fil conducteur se dégage de l’ouvrage, celui de la colonialité du pouvoir qui se trouvait déjà au cœur d’un précédent essai sorti en 2019[1] sur Césaire, où Malela avait mis Glissant en situation avec Sartre, Fanon, Kourouma, Badian, Schwarz-Bart, Dadié et Ouologuem. Le leitmotiv se présente de façon plus latente mais non moins efficace en 2020. Préfacée par Romuald Fonkoua, l’étude poursuit l’opération de contextualisation en en renouvelant considérablement le corpus. Le premier chapitre porte sur les positions politiques, littéraires et philosophiques de Glissant entre 1950 et 1981. Malela passe en revue les nombreuses sources et influences, à la limite de la traçabilité, qui ont accompagné le parcours de Glissant : l’influence du débat entre Bergson et James sur la “relation” ; l’importance de la notion de “connaissance connivente” dont le théâtre, depuis Monsieur Toussaint, se présente comme l’une des modalités d’accès ; les approches marxistes (Nkrumah, Marcuse) et contre-marxistes (Raymond Aron) qui ont inspiré l’engagement et la naissance du poète au monde social ; ou encore le formalisme inhérent à l’écriture blanche (Barthes) et à la sérialité (Boulez). L’œuvre est abordée par tranches. Soleil de la conscience et la revue Acoma fondée par Glissant en vue de redonner vie à la mémoire antillaise, ouvrent, en cinq points, un développement très structuré, enrichi de citations toujours pertinentes par rapport au propos. Des œuvres telles que Le discours antillais et L’intention poétique mettent ensuite en relief le souhait de Glissant de « débarrasser le sujet antillais des scories de la colonialité du pouvoir et de la violence épistémique » (p. 64), ses réserves vis-à-vis de la négritude, sa proximité avec Rimbaud, Mallarmé, Valéry, Reverdy, Char, Segalen, Claudel et Césaire, ou encore son credo en une « sorte de littérature engagée [qui] ne se dévoile pas comme telle et met l’œuvre au centre de l’éveil politique. » (p. 75). L’idée resurgit dans le deuxième chapitre sur l’« Ethos discursif. » À l’encontre de Robbe-Grillet ou de Blanchot : « Glissant met le poète au cœur du monde, pour ensuite retrouver le sujet antillais dans une perspective relativement engagée. » (p. 133) Et de souligner : « Blanchot qui connaît l’écriture transparente s’éloigne d’un Glissant insensible à l’écriture neutre. » (p. 139) Le troisième chapitre prolonge la réflexion en se concentrant sur la construction, par Glissant, d’un discours littéraire mêlant poésie, roman et théâtre, trois genres qui feront chacun l’objet d’un close reading de la part de Malela. Le corpus s’appuie tout d’abord sur six recueils de poésie : Un champ d’îles, La terre inquiète, Le Sel noir, Les Indes, Le Sang rivé et Boises. L’auteur tient compte ici de la confrontation, déjà débattue plus haut, avec les discours tenus par Richard, Blanchot, Caillois, Eco, Robbe-Grillet et Barthes. Est ensuite envisagée la continuité que le discours romanesque de Glissant entretient avec le discours poétique : « L’interconnexion des deux existe par la référence à la connaissance connivente qui pourrait participer d’un mécanisme sériel. » (p. 184) Il est ici question de La Lézarde, Le Quatrième siècle et de Malemort, romans où le discours s’articule selon ce que le chercheur appelle le savoir-percept, autour du paysage comme lieu d’une émotion esthétique produisant à travers le regard une perception particulière, et le savoir-concept. Le volet théâtral est enfin abordé à partir de la pièce sur Toussaint-Louverture, née, comme le reste, d’influences multiples que l’étude comparatiste met bien en évidence.
Après un bilan général sur l’Ethos du poète et un retour détaillé sur l’influence de Boulez annonçant celle de Deleuze autour de la répétition, le lecteur est invité à suivre Glissant dans ce que Malela repère comme une deuxième phase, « Le temps du penseur », s’étendant de 1982 à 2011, autour de la position généraliste des essais d’après 1990 liée à la posture mondiale que l’écrivain a acquise depuis la direction du Courrier de l’UNESCO, ainsi que du poids institutionnel qu’a renforcé sa position au sein du monde académique, notamment en Louisiane où il retravaille la figure de Faulkner, et à New York où il bénéficie de l’aura des études francophones. Malela ne manque pas d’évoquer les réductions et instrumentalisations dont l’œuvre de Glissant a pu faire l’objet. Figure désormais incontournable de la scène culturelle internationale que renforcent notamment l’amitié avec Dany Laferrière, les échanges avec Gilles Deleuze, Félix Guattari, Jacques Derrida ou encore sa participation en 1993 à la création du Parlement international des écrivains, le prix Carbet fait de lui une « instance de légitimation de la littérature francophone des Caraïbes » (p. 276). Suit, dans les années 2000, ce que Malela analyse comme la « phase de routinisation » (p. 281) entre autres marquée, au-delà de l’écriture, par un intérêt croissant pour l’écologie et la réponse qu’il a apportée, en collaboration avec l’ami Patrick Chamoiseau, au débat sur l’identité nationale. Au poids symbolique de Glissant contribuent de même des projets potentiels, comme celui qui est exposé dans Mémoires des esclavages, mais aussi et surtout la création en 2006 de l’Institut du Tout-Monde. Les positionnements politique et philosophique de Glissant nourrissent les pages qui suivent de considérations comparatistes souvent inédites. En cela, Malela se garde bien de recourir au confort consistant à se focaliser sur quelques notions clefs sans les considérer à partir de leur dynamique interne. L’un des moments les plus intéressants en la matière a trait à la distinction qu’il opère entre pensées distale et proximale, à entendre comme les deux piliers où se joue, par le biais des métaphores, une logique d’interaction et d’opposition : « La connaissance du monde chez Glissant relève d’une pensée doublement articulée sur un versant proximal (perçu positivement) et un versant distal (perçu négativement). » (p. 364) Il différencie de même l’être et l’étant et revient aussi sur la notion de connaissance connivente à comprendre dans le cadre d’une philosophie de la relation liée à la sensation et à l’émotion. Ce qui lui permet d’enchaîner sur le concept de tremblement et d’insister sur le fait que ce dernier n’a pas davantage la primauté que des métaphores comme la trace, l’errance, la créolisation, la répétition, l’intuition, l’archipel ou la relation, comprises comme représentations conceptuelles du monde social : « Accorder plus d’importance à la “créolisation” ou à la “relation”, par exemple, résulterait d’un choix subjectif ou d’une adhésion implicite et rapide à la philosophie de Glissant ou, de façon plus regrettable, à l’interprétation de la pensée de Glissant selon les propres termes de ce dernier : on demeurerait dans un raisonnement circulaire et tautologique » (p. 305). L’étude de Malela s’en distingue notablement. On peut de même lui reconnaître le mérite de ne jamais tomber dans le pléonasme.
D’autres passages évoquent la « difficulté de s’éloigner de ce “travail occidental de généralisation” » (…) auquel renvoie la pensée de l’universel passée au crible de la pensée glissantienne, dont il avait été question en même temps que de la question hénologique, propre au contraire à la pensée distale et notamment à la rhétorique. Malela ne manque pas non plus d’aborder le “chaos-monde” qu’il situe par rapport au “chaos-cosmique” de Kenneth White et la “créolité” de Chamoiseau ainsi que la présence chez Deleuze et Guattari, Bourdieu, Nancy, Bauman et Derrida du rapport au monde et à la littérature qui s’affirme chez Glissant. Le troisième chapitre se conclut sur la transmutation qui s’opère entre le poète encore aux prises avec un positionnement dans l’univers intellectuel métropolitain et la volonté de s’en distinguer par l’affirmation de la conscience antillaise, et, dans une deuxième temporalité, le penseur d’un « monde élargi à la totalité du discours social » (p. 390) où l’écrivain-monde embrasse les problématiques globales liées entre autres à la mondialisation. Le quatrième chapitre se rapporte aux cinq romans et aux trois recueils de poésie publiés entre 1981 et 2003. Une lecture attentive relèvera ici la présence d’un « discours romanesque et poétique qui investit principalement le savoir-concept (mémoire et paysage) au détriment du percept, qui s’en trouve, lui, réduit à la portion congrue, même s’il n’est plus aussi important que le concept. » (p. 451) Elle sera suivie d’un cross reading du plus grand intérêt, partant d’un corpus qui réunit Morrison, Naipaul, Coetzee, Chamoiseau, Kenneth White, Soyinka et Le Clézio pour ce que leurs œuvres ont en commun avec celle de Glissant dans ladite temporalité de l’écrivain-monde. Le cinquième et dernier chapitre qui, selon le mode progressif donné à l’ensemble des deux parties, porte le chiffre VIII, concerne l’état du discours social après 1982 à partir d’un corpus réunissant Giddens, Fukuyama, Huntington, Bourdieu et Derrida, mais aussi Lipovetsky, Foucault et Bauman. On sort de la lecture de l’ouvrage de Malela avec le sentiment d’avoir multiplié les pistes de recherche sur l’œuvre de Glissant. Y contribuent l’originalité et la richesse d’une étude que Malela a voulue conforme à la fois aux règles académiques et aux débordements baroques de l’œuvre glissantienne.
[1] Buata B. Malela, Aimé Césaire et la relecture de la colonialité du pouvoir, préface de Jean Bessière, Paris, Anibwe, 2019.