Comment le zouk a révolutionné la chanson d’amour /

How zouk revolutionized Love song


Raphaël CONFIANT

Université des Antilles

Abstract 

For a long time, the Caribbean love song, sometimes called « romance » , was in the French language while all the others used the Creole language. This situation, born from the abolition of slavery, bears witness to two realities : first, it tells the difficulty of carrying romantic relationships between servile people, which has had consequences until today; second, the fact that Creole was for a long time considered to be a dialect or vulgar idiom in which great feelings could not be expressed. The advent of zouk and singers like Martiniquaise Jocelyne Beroard and Guadeloupean Patrick Saint-Éloi achieved a kind of mental revolution by breaking the ban. From now on, love could also be sung in Creole, something which, at the same time, allowed to widen the expressive capacities of this language, as we will endeavor to expose.

 

Il n’est pas facile, on le devine, de mettre côte à côte les termes « amour » et « langue créole ». D’abord, parce que cette dernière a été par quatre fois l’objet d’un désamour de la part de ses locuteurs. La Charte culturelle créole, publiée en 1982 par le GEREC (Groupe d’Études et de Recherches en Espace Créole), parle plutôt de reniement. En effet, à la fin du XVIIᵉ siècle, une fois enrichis grâce au sucre de canne, les Békés ont renié le créole et l’ont qualifié de « jargon des Nègres ». Au XVIIᵉ siècle, les hommes de couleur libres et autres Mulâtres lui ont tourné le dos à leur tour, la qualifiant de « bagay vié Neg ». Puis, au XIXͤ siècle, après l’abolition de 1848, les anciens esclaves noirs s’en sont eux aussi détournés au motif qu’il leur empêchait l’accession à la pleine et entière citoyenneté française dont la marque première est la maîtrise du français. Enfin, au XXͤ siècle, les derniers arrivés – Indiens, Chinois et Syro-libanais – qui avaient réussi à s’intégrer grâce au créole, ont fait exactement comme les trois autres groupes.

Dès lors, se pose une question brutale : comment parler d’amour dans une langue victime par quatre fois, au cours de son histoire, du désamour de ceux qui la parlent ? Chose qui n’a véritablement commencé à changer qu’à compter des années 1970-1980 du siècle dernier. Comment ensuite chanter l’amour en créole dans une société, esclavagiste et post-esclavagiste, marquée par la brutalité des rapports raciaux, la brutalité des rapports sociaux et la brutalité des rapports sexuels ? Telles sont donc les questions que je vais tenter d’explorer dans mon exposé en me référant à notre patrimoine musical dans toutes ses composantes à savoir bèlè, biguine, mazurka et zouk. Du moins celles que je connais un peu car, plus récents, le ragga, le dance-hall et le rap me sont étrangers. On aura compris que mon approche sera sociolinguistique et aucunement musicologique, ne maîtrisant pas, là encore, cette dernière. Je serai dans la droite ligne de ces propos tenus par l’écrivain Fernand Fortuné, dans le magazine Antilla à l’occasion d’un hommage au grand Fernand Donatien et à sa chanson « A supozé » :

Le texte lui-même est déjà toute une aventure de la langue créole. Il est tout simplement beau et sait utiliser notre langue créole jusqu’au délire émotionnel, toute la subtilité, la fraîcheur, la finesse, les clins d’œil que nous lui connaissons et lui inventons chaque jour…Donatien sait distinguer la langue populaire de la langue vulgaire[1]

L’amour au temps de l’esclavage

Il n’est pas possible de faire l’impasse sur la période de l’esclavage, quel que soit la facette de notre société que l’on examine. Je vais donc brièvement examiner ce que j’appelle l’amour au temps de l’esclavage en référence à ce beau roman de Gabriel Garcia Marquez, L’Amour au temps du choléra. Cela n’interdit pas de jeter un œil rapide à ce qui se passait avant D’Esnambuc, et là nous disposons du témoignage extraordinaire du capitaine Fleury retenu captif chez les Caraïbes entre 1618 et 1620. On peut y lire ceci (2016 : 202) à propos des relations homme/femme :

Toutefois, il faut que le garçon sache bien tirer à l’arc, bien pêcher, faire une maison…et s’il sait bien faire tout cela, on lui baille une fille à l’essai…Et si au bout de l’année que la femme est essayée, elle n’est grosse, elle s’en va à un autre qui l’essaye, de même que si elle ne devient pas grosse, il la congédie, et un autre la réessaye encore un an, jusqu’à plusieurs fois, et qu’elle soit jugée stérile, elle est bannie…

Venons-en aux colons français ! On sait qu’ils n’avaient de cesse d’adresser des lettres à Colbert, homme de sinistre mémoire, puis à Richelieu, les suppliant de leur envoyer des femmes sinon les « Isles françoises de l’Amérique » périraient. C’est qu’en effet, en ce XVIIᵉ siècle, aucune femme n’était assez folle pour s’embarquer pour un voyage d’un mois et demi à bord d’un navire dont la plupart des matelots étaient des brutes ou des repris de justice. L’administration royale fit donc rafler des péripatéticiennes sur les quais de Nantes, Bordeaux ou La Rochelle, pour les expédier à la Martinique, et quand cela ne suffisait pas, on kidnappait des adolescentes de quatorze ou quinze ans dans les orphelinats. Toutes ces femmes étaient joliment dénommées « Filles du Roy ».

Le sort des femmes noires esclaves fut-il meilleur que celles des Caraïbesses et des Françaises ? Il est permis d’en douter et cela pour une première raison, c’est que les colons avaient d’abord et avant tout besoin de bras pour couper la canne et donc d’hommes. À bord des bateaux négriers, la proportion de femmes par rapport aux hommes était de 1 à 20, voire davantage à certaines époques, ce qui fait que l’esclave homme vivait dans une grande misère sexuelle. Sur l’Habitation, il avait affaire à deux redoutables concurrents : d’abord, le maître béké qui trouvait là le moyen d’assouvir ses pulsions ; ensuite, ces fameux étalons, Nègres à la membrature impressionnante dont les maîtres étaient persuadés qu’ils faisaient de bons reproducteurs. L’espace qui était donc laissé à l’esclave ordinaire pour engager une relation amoureuse était donc extrêmement étroit, en plus de l’éreintant travail de coupe de la canne à sucre, et c’est pourquoi il devait se contenter de rapports sexuels à la fois rapides et furtifs. Toutes choses dont on retrouve les traces encore aujourd’hui dans le « chawa » et le « koké-jété ».

Pour finir ce bref tour d’horizon, est-ce que le sort des femmes indiennes, chinoises et syro-libanaises, arrivées après l’esclavage fut plus reluisant que celui des Caraïbesses, des Békettes et des Négresses ? On peut en douter car pour des raisons liées à la petitesse numérique de ces groupes et à l’ostracisme qu’ils subirent dans un premier temps de la part des Noirs, ils préférèrent vivre repliés sur eux-mêmes et arranger des mariages, quitte à importer des femmes de leurs pays d’origine. Et l’amour dans tout cela, se demandera-t-on ? Ne le trouverait-on pas dans le seul groupe dont je n’ai pas encore parlé, à savoir les hommes de couleurs libres et autres Mulâtres ? Gardons-nous d’oublier qu’environ 30% de ce groupe étaient des Noirs libres ! Ce groupe était partiellement composé de gens dont le travail n’était pas directement lié au monde de l’Habitation et qui exerçait des professions libérales, comme on dit aujourd’hui. Il était aussi celui qui était le plus proche, paradoxalement plus que le groupe béké, des valeurs culturelles françaises et surtout des idéaux républicains. Beaucoup de ses rejetons allèrent faire des études supérieures en France, alors que leurs alter ego békés n’en avaient pas forcément besoin, puisqu’ils héritaient des terres, des distilleries et des sucreries de leurs parents. Tout cela pour dire qu’en effet, le groupe des descendants des hommes de couleur libres était le plus à même de développer des pratiques amoureuses et donc des chansons et des poèmes, voire des romans, qui s’inscrivaient dans le droit fil de l’amour romantique à l’européenne. Il le fit bien évidemment en langue française. Sauf pour les chansons de carnaval dans lesquelles, il est vrai, la caricature et l’obscène régnaient et règnent encore en maîtres. Car le « Milat vakabon » existait aussi et profitait des moindres occasions pour s’encanailler. Donc quel que soit l’ethno-groupe considéré, on se rend compte que le sexuel l’a toujours emporté sur l’amoureux et je n’ai même pas parlé de ce roman d’un certain Effe Geache, sans doute un Béké, explicitement intitulé Nuits d’orgie à Saint-Pierre[2], paru en 1890, qui détaille en termes crus les parties fines, pour employer un euphémisme, d’une bande de jeunes Békés noceurs. Véritable best-seller qui a été réédité pas moins de cinq fois depuis sa parution et dont j’ai fait le malheur d’accepter de publier la préface de la dernière réédition. Le malheur parce que certains lecteurs et surtout lectrices, peu attentives, ont cru que c’était moi l’auteur et me lançaient ironiquement « Fout ou malélivé ! Ebé-Ebé ! ». Non, je ne suis pas Effe Géache !

La langue de l’amour aux Antilles

Longtemps, il y eut une bipartition, au niveau des chansons, entre chansons d’amour en français et chansons joyeuses ou guerrières en créole. Même chez les gens qui ne savaient pas parler français et cela jusque dans les années 1960, on connaissait ce que l’on appelait des « romances » que les femmes surtout se plaisaient à chanter. Cela m’a si fortement marqué que j’ai écrit un livre intitulé Le Cahier de romances[3] dans lequel je rends hommage à l’une des servantes de mes parents (à l’époque, les années 1950-1960, les fonctionnaires pouvaient avoir deux ou trois servantes payées au lance-pierres) qui tout au long de la journée chantait des romances, tout en balayant, repassant ou cuisinant, alors même qu’elle ne « savait pas coller deux mots de français » comme l’on disait. Le soir, dans ce centre-ville de Fort-de-France (nous habitions la rue Victor Hugo) qui n’était pas le désert de Gobi que l’on connaît de nos jours, après un étrange ballet de femmes charroyant sur leur tête, un pot de chambre qu’elles allaient jeter à l’embouchure du canal Levassor, elle se lavaient, s’attifaient et leurs patronnes les autorisaient à faire « des coulées » (fè an ti koulé en créole) c’est-à-dire à deviser, à marivauder, avec de jeunes hommes à la porte de la maison, pendant environ une heure. Enfant, j’ai souvent pu observer ces rituels et je peux témoigner qu’il se déroulait en français, certes dans un très mauvais français, mais en français tout de même.

Que faut-il en déduire ? Que la langue créole, née dans le précipité et la brutalité du système pré-plantationnaire et plantationnaire, née d’une urgence communicative entre groupes humains ne disposant pas d’une langue commune et sommés par l’histoire de se comprendre, que cette langue créole n’a pas eu le temps de développer un langage amoureux. En tout cas, pas au sens où on l’entend dans le monde occidental, c’est-à-dire la rencontre fulgurante entre deux êtres qui étaient destinés à se rencontrer et tutti quanti. Pendant l’esclavage, il n’y avait pas de couples noirs, comme chacun sait, et après l’abolition, les anciens esclaves ont imité le papillonnage de leurs anciens maîtres. Papillonnage étant l’expression créée par les anthropologues spécialisés dans l’étude de l’Amérique des plantations pour définir ce qui est, non pas de la polygamie, mais du vagabondage sexuel. L’homme qui papillonne n’assume aucune responsabilité, il vole de femme-fleur en femme-fleur, pour reprendre l’expression de l’écrivain haïtien René Depestre alors que le polygame est sommé de nourrir, vêtir, loger etc. ses femmes et les enfants qu’il a eus de celles-ci.

L’usage du français dans la cour, le flirt, était donc une manière de sortir de cette relation homme-femme marquée du sceau de l’esclavage, et là je fais référence à un article célèbre de Jean Bernabé publié dans le numéro 4 de la revue Espace créole[4], article dans lequel il analyse le jeu des langues dans l’approche amoureuse. Il y explique ceci : si vous êtes un garçon ou un homme et que vous êtes intéressée par une fille ou une femme et que cette dernière est en train de parler à un autre homme, il suffit de vous approcher d’eux et d’écouter dans quelle langue ils échangent. S’ils parlent en français, cela signifie que vous avez encore toutes vos chances, explique Bernabé. Par contre, s’ils utilisent le créole, passez votre chemin car les jeux sont faits. On est sur un campus et on imagine mal qu’un garçon puisse lancer à une fille : « Nou ka alé sinéma Madiana aprémidi-a? ». S’il le dit, en créole donc, c’est que c’est indubitablement sa petite amie. Autrement, il n’aurait pas pu se servir du créole pour quelqu’une qu’il serait en train de « zayé ». Sinon, l’homme qui courtise, ou la femme qui est courtisée ont intérêt à bien parler français, car ils courent le risque, si jamais ils lancent à leur future dulcinée ou futur Prince charmant « ma pied me fait mal » d’être tourné en dérision comme dans une chanson très connue du siècle dernier. Que déduire de cela ? Ceci : la diglossie interfère dans tous les rapports humains au sein de la société antillaise, y compris les plus intimes et qu’il n’est tout simplement pas, par exemple, possible d’aborder une femme en créole. Nous n’en sommes pas toujours forcément conscients mais il s’agit là d’une blessure, de ce que Pierre Davy appelait « le mal diglossique »[5].

Bref tour d’horizon de la chanson antillaise

Y a-t-il des chants d’amour dans le bèlè ou le bèlè-kalennda-danmié, si l’on préfère, qui est notre toute première musique, puis dans la biguine, la mazurka et la valse créole ne fleurirent que dans le Saint-Pierre de la fin du XIXᵉ siècle, ce Petit Paris des Antilles comme elle était surnommée ? N’étant pas musicologue, je me suis rapproché des personnes de l’AM4, cette association qui depuis plusieurs décennies, défend et promotionne ce type de musique. Une liste de chansons m’a été fournie, chansons que j’ai écoutées et qui m’ont laissé perplexe s’agissant de mon sujet d’étude. Je connaissais déjà l’une d’entre elles :

Marijàn, djaka, man ké lélé’y ba’w !

Une autre, dans un refrain, scande :

Oswè-a, man ké ba’w sa !

Chansons puissantes, entraînantes, censées exprimer l’intérêt que porte un homme à une femme ou inversement. Chanson d’amour donc. Dans les autres figurant dans ladite liste, je n’ai retrouvé ni « tjè-mwen » ni « nanm-mwen », mais toujours l’expression directe, soit du désir sexuel, soit de l’acte sexuel lui-même. Je n’ai pas besoin de vous expliquer, je suppose, ce que signifie « man ké lélé’y ba’w » ou « Oswè-a, man ké ba’w sa ». Disons, pour les non créolophones, que cela ne veut pas du tout dire « tu es mignonne comme une fleur »… Il ne faut, toutefois jamais oublier le rejet viscéral de cette musique jugée trop nègre, trop africaine, par la petite bourgeoisie et l’interdiction, ouverte ou dissimulée, de son instrument majeur, le tambour. Le bèlè, comme le gwoka en Guadeloupe, fut une musique de résistance, de combat, d’abord face à l’oppression des maîtres békés, puis l’ostracisation des bourgeois de couleur. Comme toute musique guerrière, au sens noble de ce dernier terme, elle engage surtout le groupe dans sa totalité, pas simplement deux individus comme c’est le cas dans une relation amoureuse.

Sinon, quand on quitte la chanson pour le parler quotidien et qu’on recense les expressions exprimant l’amour, on ne trouve que dérision, grotesque ou violence. Jean Bernabé, encore lui, a démontré que le noyau dur de la langue créole est constitué de termes liés à la sexualité, et à une sexualité brutale. Ainsi, « faire l’amour » se dit « koupé », « krazé », « dékatjé », « koké », « dépotjolé » etc. et le lexique sexuel investit même des domaines qui n’ont aucun rapport avec lui : « kal-zié » pour « paupière » ; « koukoun-lanmè » pour « anémone » ; « bonda-man-jak » pour piment rouge etc.

Pour en revenir au sujet de cette partie de mon exposé et pour clore sur le bèlè, loin de moi l’idée de jeter un œil réprobateur sur les « man ké lélé’y ba’w » ou les « Oswè-a, man ké ba’w sa ». Ils témoignent simplement d’une réalité socio-historique et comme disait Descartes, même Dieu ne peut pas changer le passé. Dans les contes créoles aussi règne un amoralisme qui peut choquer aujourd’hui : leur principal héros, Konpè Lapen passe le plus clair de son temps à couillonner tout le monde : Konpè Zanba, l’éléphant ; sa mère, sa marraine, le maître béké ; le diable et même le Bon Dieu, chose dont il eut, dans ce dernier cas, à se mordre les doigts. Cette idéologie de la débrouillardise, comme l’a souligné Ina Césaire, est à mettre en relation avec une société dans laquelle l’esclave n’imagine pas un seul instant qu’il pourrait être libre un jour. D’où le fameux « débouya pa péché ».

Venons-en maintenant à la chanson pierrotine ! Celle des biguines, mazurkas etc., postérieures au bèlè. Comme on peut le voir dans le beau film intitulé Biguine de Guy Deslauriers et Patrick Chamoiseau[6], cette musique est née du détournement subtil par les gens de couleur de la musique des Blancs créoles qu’ils mêlèrent aux rythmes d’origine africaine. Mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas cette musique en elle-même mais les textes des chansons qu’elle accompagne. J’irai directement à la chanson Maladie d’amour de la célébrissime chanteuse Léona Gabriel, reprise par son neveu le non moins célébrissime Henry Salvador. Elle date, cette chanson de 1931, mais faisait partie du répertoire d’avant l’éruption de 1902, semble-t-il, même si tante et neveu s’en sont disputés la paternité (ou la maternité s’agissant de Léona) devant la Société des auteurs, à Paris laquelle refusa de trancher leur différend. Le titre pourrait laisser à penser qu’elle évoque une peine ou un chagrin d’amour. Que non ! Elle tourne en dérision une certaine Chacha, femme d’âge mûr, amatrice de jeunes hommes. En voici le début :

        • Moin, ti Julie, man pa ni chance,
        • Tou sa mwen enmen ka kité mwen,
        • Béké, kouli, milat, chinois
        • Sé pou 8 jou yo tout lé mwen
        • Kan sé té tou ti Alexandre
        • Mwen té kouè sé pou lavi
        • Mé kan té ni 8 jou osi
        • Alexandre pati, i kité mwen 
        •  

Elle finit par se jeter à l’eau du quai de St-Pierre, puis revint à terre et la chanson dit :

        • Mwen sé cabresse
        • Mwen ké consolé mwen toubonnement
        •  

Dans une autre chanson, intitulée Asiparé, magnifiquement reprise d’ailleurs par Edith Lefel, Léona Gabriel dit :

        • Asiparé mwen pa bel ankò,
        • Asiparé ou lé kité mwen
        • Asiparé mwen fè’w kéchoy,
        • Dépi deux mois ou ka négligé mwen 
        •  

Et la chanson se termine par : « Bon fanm toujou mal rékonpansé[7] ». La langue créole n’était donc pas absente des chansons d’amour du XIXᵉ siècle et du début du XXᵉ, mais comment pouvait-il en être autrement puisque les sociétés martiniquaises et guadeloupéennes étaient massivement créolophones en ce temps-là ? D’ailleurs, on a tendance un peu à l’oublier, la première génération francophone ou plutôt chez qui le français est devenu langue première est celle qui est née dans les années 1950-1960 du siècle dernier, à savoir la mienne. Mes deux parents étaient enseignants, mais je ne les ai jamais entendus parler français entre eux. Leur langue était le créole mais à nous, leurs enfants, ils parlaient français. Le créole était donc incontournable jusqu’aux années 1950, moment où se mit justement en place un processus dit d’assimilation lié à la loi qui, en 1946, transforma les quatre « vieilles colonies » de Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion en départements d’Outremer.

La chanson pierrotine en créole évoque, presque toujours sur un mode ironique et « kannay », au sens créole de ce terme c’est-à-dire « égrillard », la femme trompée, délaissée, abandonnée par un compagnon volage. C’est une sorte d’hymne au ressentiment amoureux et à la quasi-impossibilité de la relation amoureuse. La femme y est présentée comme une sempiternelle victime qui, parfois, n’hésite pas à attenter à ses jours de désespoir. Biguine, mazurka et valse créoles connaîtront un succès flamboyant jusqu’aux années 1970-1980 avant de subir un sérieux recul dans la dernière partie du XXᵉ siècle, à cause du succès écrasant du compas, de la cadence-lypso et surtout du zouk, puis de reprendre du poil de la bête au tout début de ce siècle nouveau. Son répertoire est devenu en quelque sorte classique.

Les fameuses romances que j’ai déjà évoquées, ressassait à l’infini cette douleur féminine. Témoin celle-ci :

    • Tanpi pou sa ki pa ni doudou
    • Ki pa konnet lanmou, ki pa sa enmen
    • Tanpi pou sa ki pa ni nonm dou
    • Pou karésé yo, pou kajolé yo

On a l’impression que ça commence bien, que la femme file le parfait amour mais la chute n’en est que plus brutale :

    • Man té mayé, moun-la kité mwen
    • I pati Kolon, i abandoné mwen
        •  

On est alors envahi de tristesse pour l’épouse délaissée dont le conjoint est parti, comme 25 000 autres Martiniquais et autant de Guadeloupéens, construire le canal de Panama entre 1904 et 1914, lorsqu’en toute fin de chanson, on entend ceci :

    • Tjè-mwen senyen, zié-mwen bien pléré
    • Men Ti Jo vini, i konsolé mwen.
        •  

On comprend donc mieux le proverbe créole qui affirme que « fanm sé chatenn, nonm sé fouyapen » et pourquoi au terme de dix ans d’enquêtes en Martinique, le sociologue québécois Raymond Massé, dans son livre Détresse créole[8] nous apprend que le gwopwel ou chagrin d’amour touche cinq fois plus les hommes que les femmes et surtout pourquoi, si 90% des tentatives de suicide amoureux concernent les femmes, la quasi-totalité d’entre elles se ratent alors que les 10% d’hommes qui s’y livrent réussissent presque toujours leur coup.

Et Kassav vint !

Le zouk fut un séisme émotionnel au niveau de nos sociétés antillaises. Non seulement parce qu’il venait panser nos blessures, et panser ne veut pas dire guérir contrairement à ceux qui se moquent, pour des raisons idéologiques, du « sel médikaman nou ni », mais aussi parce qu’il a modifié durablement notre rapport à la langue créole, cette langue à laquelle nous n’avons fait que porter du désamour depuis trois siècles et demi. Oui, panser est déjà important, surtout s’il vient apaiser ce qu’on peut appeler notre « blesse » de la langue. Notre bobo créole ! Car ne serait-ce que parvenir à l’apaiser est déjà un énorme pas vers l’assomption de nous-mêmes. Mais le séisme KASSAV ne détruit pas tout sur son passage. Il se nourrit des héritages musicaux du passé et quel plus bel exemple y a-t-il que la chanson « A la Léona » de Jocelyne Béroard[9] qui rend hommage à Léona Gabriel dont nous avons déjà parlée et qui s’inscrit dans le sillage de cette dernière. Écoutons :

    • Jòdi ou pa la
    • Ou pétet an fon paradi
    • Mé sé pa pou sa
    • Nou pa ka tann ou chanté
    • Sé wou ki di nou lanmanniè fanm Sen-Piè té dou 
        •  

Mais si hommage est rendu aux précurseurs, la chanson de zouk ne chante plus la femme délaissée ou abandonnée, plus seulement en tout cas, mais aussi la femme-debout, la femme-djok et surtout celle qui n’hésite pas à afficher son désir ou sa passion. Une chanson comme « Mi tjè-mwen », sortie en 1986, de Jocelyne Béroard[10] en témoigne : « Man pa té ké séré lontan avan dé bra lanmou sézi mwen ». J’ai parlé plus haut de séisme émotionnel, j’aurais dû ajouter aussi révolution émotionnelle, car, dans cet album génial, il y a cette chanson qui dit : « Man lé an nonm dous kon siwo ». On est dans l’affirmation féminine, dans une sorte de renversement des rôles séculairement établis, cela sans kannayri aucune, sans vulgarité, chose que l’on retrouvait parfois dans certaines chansons d’amour pierrotine.

Plus tard, une autre chanteuse, Marijosé Alie n’hésitera pas à s’écrier : « Karésé mwen[11] ! »

Ce qui peut être interprété comme une supplique mais aussi comme un ordre. Peu d’analystes auront noté que l’explosion du zouk, dans les années 1980 du siècle passé, est concomitante du succès du mouvement littéraire de la Créolité et de celui du groupe « Fromager » qui réunissait des plasticiens de renom comme René Louise, Victor Anicet ou encore Ernest Breleur. En fait, le zouk est l’expression musicale de la Créolité. Jacob Desvarieux, Pierre-Édouard Décimus, Joslin Beroard, Patrick Saint-Éloi, Jean-Philippe Marthély et tous les autres, grâce à leur génie ― n’ayons pas peur du mot !― ont magnifié cette nouvelle vision de nous mêmes, héritière de la Négritude d’Aimé Césaire et de l’Antillanité d’Édouard Glissant. Une chanson comme « Mi tjè-mwen » de Jocelyne Béroard est le pendant musical du roman « Chronique des sept misères » de Patrick Chamoiseau sorti exactement la même année c’est-à-dire en 1986[12]. On ne s’en est pas encore rendu compte parce que les artistes du silence, que sont écrivains et artistes, vivent un peu à l’écart de ces artistes du son, que représentent chanteurs et musiciens. Mais cette absence de rapport direct est fort intéressante : elle montre qu’au-delà du génie individuel, celui de Béroard ou de Chamoiseau, il y avait, dans ce milieu des années 1980, une demande sociale. Une commande sociale même ! Du tréfonds de nos sociétés guadeloupéenne et martiniquaise a jailli le besoin d’exprimer, avant qu’il ne soit trop tard, une identité créole menacée par le processus d’assimilation. À l’époque de Léona Gabriel, l’assimilation n’existait pas : très peu d’enfants allaient à l’école, il n’y avait ni radio ni télévision ni Internet. Mais en cette fin du XXᵉ siècle, notre identité, notre culture, nées dans l’effroi de l’esclavage, cette formidable résilience puisque le mot « créole » vient du latin « creare » qui signifie « créer », avaient besoin de s’exprimer au grand jour. Avaient besoin d’être magnifiées. Et cela Kassav, le Mouvement de la Créolité et le groupe « Fromager » s’en sont chargés de belle manière. Mais aussi toutes celles et tous ceux qui comme l’AM4 se sont investis dans la sauvegarde du bèlè ou encore la défense et illustration du conte créole avec l’association Kontè Sanblé de feu mon ami Marcel Lebielle, pour lequel j’ai une pensée émue aujourd’hui. Evidemment, la musique et la chanson disposant d’une force de frappe considérablement supérieure auprès du grand public que la littérature, les arts plastiques ou le conte, on n’avait pas vu, sur le moment, que tout cela relevait d’un seul et même mouvement de commande sociale.

Enfin, les détracteurs du zouk pointeront du doigt le fameux « zouk-love », toutes ces petites chanteuses et chanteurs non pas de la croix de bois mais de la langue de bois, qui à la toute fin du XXᵉ siècle et au tournant du XXIᵉ, se sont mis à plagier et à caricaturer le zouk authentique dans lequel il y a un vrai zouk-love, celui du magnifique Patrick St-Eloi, par exemple. En fait, tout mouvement social, culturel, politique ou religieux finit, à un moment ou un autre, par être investi par des épigones autrement dit des gens moyennement talentueux qui vont se brancher sur les œuvres des grands artistes et vont tenter de les imiter. Pour le zouk-love, il s’agit, hélas, d’une imitation ad nauseam, avec tous ces « Tjè an mwen ka fè mwen mal » et autre « man ni an lanmou fosforésan ba’w », en créole approximatif, voire bancal parfois. Le noirisme de François Duvalier avait bien dévoyé la Négritude d’Aimé Césaire, tout comme le Créolitarisme de l’association « Tous Créoles » le fait depuis quelques années avec le Mouvement de la Créolité de Bernabé, Chamoiseau et Confiant. On ne peut rien ni contre les épigones ni contre les dévoyeurs. Ou plutôt si ! Il suffit que les concepteurs de l’idée originale continuent à travailler dans le sens qu’ils avaient défini au départ et c’est ce qu’a continué à faire KASSAV, en fêtant son 40ᵉ anniversaire avec éclat récemment. C’est ce que font aussi les auteurs de la Créolité, en continuant à publier des livres. Le zouk-love et le zouk-béton, devaient d’ailleurs délaisser assez vite le créole pour utiliser le français dans l’espoir mal-papay de conquérir le public de l’Hexagone. On a même vu certaines chanteuses ou certains chanteurs changer de nom pour attirer l’attention de Drucker ou de Hanouna. Hélas, pour ces épigones, le succès hexagonal espéré n’a pas été au rendez-vous. À l’inverse, Kassav et tous les autres, qui ont persévéré dans la même voie, n’ont cessé de connaître le succès et cela partout à travers le monde tout en chantant pourtant en créole. Ils ont ainsi donné une audience internationale au créole, chose que n’auraient jamais pu faire les écrivains, intellectuels et autres universitaires. De l’Europe au Japon, de l’Afrique noire à l’Amérique du nord, le zouk a rayonné et continue de rayonner, en se métamorphosant quelque peu, ce qui est parfaitement normal. Gérald Désert, dans son livre, Le Zouk. Genèse et représentation sociales d’une musique populaire, paru en 2018[13], qui est à ma connaissance la première réflexion approfondie sur le phénomène zouk, nous apprend que des stars mondiales comme Michael Jackson ou Justin Bieber s’en sont parfois inspirés sans l’avouer. En 2001, je participais à un colloque à Séoul, en Corée du Sud, dans une université au nom difficilement prononçable, Sungkyunkwan, me semble-t-il, la quatrième des dix universités les plus prestigieuses de ce pays, lorsqu’à la fin de mon intervention, des étudiants sont venus me voir pour me dire, tout le bien qu’ils pensaient des Damnés de la terre de Frantz Fanon et, tenez-vous bien, de Kassav. Ils étaient loin d’imaginer qu’une vingtaine d’années plus tard la pop-music coréenne envahirait à son tour la planète avec le fameux gangnam style. Et en coréen, s’il vous plaît, tout comme Kassav l’avait fait avec notre créole.

Nou poko djéri, mé nou za ni yonndé médikaman. Zouk-la sé yonn, La-Kréyolité sé an lot. Mé bèlè-a tou sé an médikaman !

Gardons-nous de jamais l’oublier car comme l’écrit Edmond Mondésir, l’un de ses maîtres actuels :

On est passé d’une pratique localisée à une pratique généralisée. Il ne s’agit pas simplement d’un ensemble de chants et danses mis en chorégraphie et en costumes, dans le cadre d’un spectacle à l’intention des touristes. Nous avons affaire à une activité culturelle, avec ses codes, ses règles et ses références, dédiée au plaisir esthétique et au plaisir de la rencontre[14].

Le zouk ne doit pas être opposé au bèlè dans je ne sais quel concours d’authenticité forcément mortifère. Nou bizwen lé dé a !  

Bibliographie

Bernabé Jean, « La langue de séduction aux Antilles », Revue Espace Créole, n° 10, Ibis Rouge, 2000, 268 p.

Chamoiseau Patrick, Chronique des sept misères, Paris, Collection Blanche, Gallimard, 1986, 228 p.

Confiant Raphael, Le Cahier de romances, Gallimard, 2000, 247 p.

Davy Pierre, « Le Mal Diglossique », Le C.A.R.E. (Centre Antillais de Recherche et d’Etude), n°2, Pointe-à-Pitre, 1975, p. 101-113

Désert Gérald, Le Zouk. Genèse et représentations sociales d’une musique populaire, Anibwe éditions, coll. « Liziba », 2018, 174 p.

Fortuné Félix-Hilaire, « Hommage à Fernand Donatien », Magazine Antilla, n° 2043, 2004.

Géache F., Une nuit d’orgie à Saint-Pierre, Caraibéditions, rééd. 2016, 140 p.

GEREC, Charte Culturelle Créole, Université des Antilles et de la Guyane, 1982.

Massé Raymond, Détresse créole. Ethnoépidémiologie de la détresse psychique à la Martinique, Presses de l’Université de Laval, 2008, 278 p.

Mondésir Edmond, Le bèlè, fondement d’identité et d’unité culturelle (inédit), 2010.

Moreau Jean-Pierre, Un flibustier français dans la mer des Antilles, Petite Biblio Payot, 2016, 350 p.

Discographie et filmographie

Ali Marijosé, « Karésé mwen » (version solo) single, Label Barclay, 1987.

Béroard Jocelyne, « Siwo », CD Siwo, Label GD Production, 1986 (disque d’or).

Béroard Jocelyne, « A la Leona », Empreinte, Hommage à Fernand Donatien, Label Teka Productions, CD Vol. 1, 1996.

Deslauriers Guy et Chamoiseau Patrick, Biguine, Kréol Productions, 2004.

Lefel Edith, « Asiparé », CD #4, Edith Lefel, Rendez-vous, Label Rubicolor, 1996.

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[1] Félix-Hilaire Fortuné, « Hommage à Fernand Donatien », Magazine Antilla n° 2043, 2004.

[2] F. Géache, Une nuit d’orgie à Saint-Pierre, Caraibéditions, rééd. 2016.

[3] Raphaël Confiant, Le Cahier de romances, Gallimard, 2000.

[4] Jean Bernabé, « La langue de séduction aux Antilles », Revue Espace Créole, n° 10, Ibis Rouge, 2000.

[5] Pierre Davy, « Le Mal Diglossique », Le C.A.R.E. (Centre Antillais de Recherche et d’Etude) n° 2, Pointe-à-Pitre, 1975.

[6] Guy Deslauriers et Patrick Chamoiseau, Biguine, Kréol Productions, DVD 2004.

[7] Edith Lefel, « Asiparé », CD, #4, Edith Lefel, Rendez-vous, Label Rubicolor, 1996.

[8] Raymond Massé, Détresse créole. Ethnoépidémiologie de la détresse psychique à la Martinique, Presses de l’Université Laval, 2008.

[9] Jocelyne Béroard, « A la léona », CD, Empreinte, Hommage à Fernand Donatien, Label Teka Productions, Vol. 1, 1996.

[10] Jocelyne Béroard, « Siwo », CD Siwo, Label GD Production, 1986 (disque d’or).

[11] Marijosé Ali, « Karésé mwen » (version solo) single, Label Barclay, 1987.

[12] Patrick Chamoiseau, Chronique des sept misères, Paris, Collection Blanche, Gallimard, 1986.

[13] Gérald Désert, Le Zouk. Genèse et représentations sociales d’une musique populaire, Anibwe éditions, coll. « Liziba », 2018.

[14] Edmond Mondésir, Le bèlè, fondement d’identité d’unité culturelle, (Court essai inédit), 2010.